Maurice Chappaz
Maurice Chappaz, embarquement pour le paradis
L'écrivain suisse Maurice Chappaz, né en 1916, est décédé le 15 janvier 2009 à l'âge de 92 ans. Poète avant tout, il fut l'une des figures parmi les plus imposantes de l'histoire littéraire de la Suisse romande de la seconde moitié de ce siècle. Contre un père, vécu comme "loup" ou "ogre" et considéré comme un cauchemar sur le plan intime, Maurice Chappaz s'est toujours rattaché par le fil d'encre au "ventre de sa mère". Son écriture poétique, tantôt baroque, tantôt dépouillée comme un haïku japonais, cherche à à redire un paradis perdu, à "garder du primitif en circulation libre", afin d'exister dans une nature chargée de sacré, mais menacée par le progrès.
Aîné de dix enfants, fils d'avocat de Martigny, Achille Chappaz, nommé ensuite Maurice par son oncle, naît le 21 décembre 1916. Il passe son enfance entre Martigny et l'abbaye du Châble, demeure de sa famille maternelle, fait ses études au Collège de l'Abbaye de Saint-Maurice (automne 1928-juin 1937). Il s'inscrit d'octobre 1937 à mai 1940 à la Faculté de droit de Lausanne qu'il quitte pour suivre des cours à la Faculté des lettres de Genève, ceux notamment du critique Marcel Raymond. Son premier texte, "Un homme qui vivait couché sur un banc", paraît en janvier 1940 dans la revue Suisse romande. A cette occasion, Chappaz se lie avec Gustave Roud ; l'attention de Ramuz, qui a lu ses poèmes dès juillet 1939, l'encourage également à persévérer. Le lieutenant Chappaz est aux frontières durant tout le conflit. Il prépare alors Les Grandes Journées de printemps (1944), puis, chez Mermod, Verdures de la nuit (1945). En 1947, il épouse S. Corinna Bille, fille du peintre-verrier et écrivain Edmond Bille. Chappaz donne alors des correspondances occasionnelles dans la presse valaisanne. Sa mère meurt en 1952. L'année suivante, le Testament du Haut-Rhône obtient le prix Rambert. Chappaz s'engage comme aide-géomètre au barrage de la Grande Dixence (1955-1957) où il découvre Pavese qu'il projette de traduire. Il publie alors de nombreux recueils: Le Valais au gosier de grive (1960), le Chant de la Grande Dixence (1965), le Portrait des Valaisans (1965), Office des morts (écrit en 1963, publié en 1966), Tendres campagnes (écrit en 1962, publié en 1966) et un "fabliau": Le Match Valais-Judée (1968). Traducteur, avec Eric Genevay, de Théocrite (1951) et de Virgile (1954), il collabore à Treize Etoiles (1959-1971) et à la Gazette de Lausanne . Défenseur du patrimoine naturel, il publie Les Maquereaux des cimes blanches (1976), suivi de La Haine du passé (1984).
Chappaz a également accompli de nombreux voyages : en Laponie en 1969, au Tibet en 1970 d'où il ramène une correspondance avec Jean-Marc Lovay, La Tentation de l'Orient (1970), au Mont-Athos en 1972 avec le groupe Gurjieff, en Russie en 1974 et 1979, en Chine en 1981, au Liban, au Québec et à New York en 1990. Après la mort de son épouse en 1979, Chappaz commence un Journal, rédige des livres de deuil ( Octobre 79, Le Livre de C., 1986). En 1985, le prix de l'Etat du Valais couronne l'ensemble de son œuvre. Celle-ci se fait très autobiographique : outre L'Apprentissage , (1977) et Le Garçon qui croyait au paradis (1989), Chappaz publie des extraits de journal et des correspondances (avec le poète Gustave Roud, Correspondance 1939-1976, 1993, avec Marcel Raymond, L'Œil d'ombre , 1997). Le récit de voyage au Québec, L'Océan (1993), et les scènes de veille au chevet des proches mourants ( La Veillée des Vikings, 1990, La Mort s'est posée comme un oiseau, 1993) tirent leur origine de notes intimes retravaillées. Préoccupé de publier à tout prix les inédits laissés par Corinna Bille, reprenant la traduction des Géorgiques de Virgile (1987) et Toute l'Idylle de Théocrite (1992), il ébauche cependant, dès 1991, de nouveaux manuscrits comme la Chronique des chrétiens perdus et L'Evangile selon Judas .
En octobre 1997, Chappaz obtient une double consécration : le Grand Prix Schiller, la plus haute distinction helvétique, et la Bourse Goncourt de la poésie, prestigieux prix français accordé auparavant à Guillevic ou Yves Bonnefoy.
Après la parution chez Gallimard du roman L'Evangile selon Judas (2001), Chappaz obtient une tardive mais décisive reconnaissance française. Ses poèmes reparaissent chez Fata Morgana, et Seghers lui consacre une anthologie dans la collection «Poètes d'aujourd'hui» (2005). L'écrivain a consacré les dernières années de sa vie à la réédition de ses œuvres et à celles, encore inédites, de Corinna Bille. Un livre-testament paru en 2001, A Dieu vat ! (Monographic), dresse le bilan de son parcours poétique.
Jérôme Meizoz
Chappaz l'éperdu Dans son autobiographie, L'Apprentissage , Chappaz note, à propos de la reconnaissance littéraire:
«Eluard né et demeuré en Suisse n'aurait jamais été connu en France.»
Identification ou judicieuse description sociologique? Pour notre homme, la barrière n'est pas sans incitations. Il ajoute alors:
«Il faut un ici avec son ambiguïté qui nous pince. Suisse romande: un ciel et une geôle».
La province, ce devrait toujours être l'autre. Cioran, ce champion du désespoir de soi, brûlait de ce désir: «L'orgueil d'un homme né dans une petite culture est toujours blessé». Douleurs du «besoin de grandeur»?
J'admire Chappaz pour cette lutte épique avec les origines: dans les Verdures de la nuit , Testament du Haut-Rhône , Office des morts , ou Les Maquereaux des cimes blanches , pour ne citer que quelques textes poétiques, nul doute qu'il parle d'égal à égal avec ceux que nulle étroite appartenance n'encombre: Walser, Whitman, Roud, Trakl, Pavese, Bashô, parmi d'autres, sans oublier le Pasolini des idylles frioulanes qui tournent court.
Le nom de Chappaz peine pourtant à passer les frontières. Il a assumé le risque d'un lieu. Ce parti-pris a ouvert la voie à une renommée ambiguë d'auteur rustique: on n'imagine plus Chappaz sans tout l'attirail valaisan. Ce qui est absurde. Pour le juger en poète, qu'on cesse une fois pour toutes de voir en lui un Virgile ficelé à son piquet ! Chappaz est avant tout l'homme des livres (sans être un homme de cabinet), celui du commerce incessant et vital avec les volumes, des revues, des journaux. De l'histoire à l'ethnologie, de la sèche Dogmatique de Barth à Marcel Griaule, du Livre des Morts tibétain à un précaire poète d'aujourd'hui logé rue du Pot-de-Fer.
Pour travailler sur la table ronde de Chappaz, dans la vaste maison où me menaçaient plusieurs trophées de chasse, j'ai dû repousser des monceaux d'ouvrages pour lesquels il a souvent le mot juste, et la ruse discrète. Ses livres renvoient d'abord à d'autres livres, ils reconfigurent sans cesse les multiples contrées de la littérature, romande ou pas. Que de clins d'œil discrets, d'hommages, de renversements de textes du monde entier, dans cette œuvre!
Vertigineuse vitalité de Chappaz: l'éperdu recherche les sensations des ciels suspendus, des glaces bleutées, de la Laponie à l'Atlantique. Si les saules noirs, en hiver, ne le laissent pas en paix dans leur déliquescence de feuilles, c'est que ce monde doit être dit, sans quoi il manque à l'existence. En lui l'origine demeure nouée et la force de ses livres puise à une source amère:
«J'aurais voulu être un paysan plutôt qu'un lettré. Hélas l'immense rêverie qui a bercé les géants rustiques n'a développé en moi que le souci.» ( Le Garçon qui croyait au paradis ).
On peut, je crois, lire Chappaz avec et contre lui, car il ne dédaigne pas les paradoxes: se réjouir de cette langue profuse et animale, être bouleversé par la force désespérée des lettres à Gustave Roud, s'indigner de son admiration pour la «doctrine de Jean-Paul II», réciter pour soi un poème-carte-postale jeté à la gueule d'un promoteur, se lasser de certaines pages où l'intimité déborde.
Toujours je m'incline cependant devant celui qui désire renouer en lui avec toutes les dimensions de l'animal-humain:
«Je déteste les anges et je les étudie. J'observe les bêtes et je les comprends. Car trois choses sont bonnes pendant la nuit: forniquer, regarder la lune ou prier.» ( Tendres Campagnes ).
Pour toute une génération dont le Valais fut le premier horizon — d'Alain Bagnoud à Adrien Pasquali — Chappaz est là, non comme l'illusion paralysante d'un maître, mais telle une preuve, chair et os. Témoignant que le commerce du sens, le pouvoir de réfection des mots, est en route ici et maintenant, dans ce pays comme ailleurs.
Dix-sept ans: j'étais vêtu de livres d'école et de grands noms, tous bien sûr fort trépassés et tenus à bourgeoise distance de nos plumiers. Corneille tendait à Claudel une main morte. Au sommet des roches lavées, derrière l'Abbaye, on pouvait lire en lettres-graffiti: «Vive Chappaz!».
A deux pas de mon village d'ombre, les choses avaient donc lieu.
Jérôme Meizoz
Journal de Genève
9 novembre 1996
|