Stefan Zweifel
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L'os consonantique de la mort : Sade

Viceversa Littérature 4/2010, à paraître en avril prochain, comporte un dossier étendu sur Jacques Chessex. On trouvera parmi les contributions à ce dossier ce texte de Stefan Zweifel – dans une version légèrement plus brève. Nous le donnons ici en version intégrale, et en dialogue avec la critique nuancée (ou sévère ?) de Pierre Lepori, à lire sur nos pages en rubrique Livres du mois.

 

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L'os consonantique de la mort : Sade (par Stefan Zweifel)

Planait-il de joie, ou bien plutôt trépignait-il de joie ? Quelques heures avant le vernissage de l'exposition Giacometti — Balthus — Skira et les années Labyrinthe (1944-1946), Jacques Chessex a surgi comme un boulet de canon des étages inférieurs du Musée Rath et s'est carrément mis à danser. Comme Rumpelstilzchen1. Qu'est-ce qui avait bien pu déchaîner pareille extase ? Probablement pas le fait que ses Minotaures étaient suspendus dans la même pièce que les visions du labyrinthe dues à Dürrenmatt et Masson, ni que son Kafka et son Nietzsche s'ébrouaient à côté d'une vitrine contenant la correspondance de Georges Bataille, entre des phallus dressés et des vulves béantes. Non, il n'était pas sorti de ses gonds dans l'étage supérieur du musée, là où son ego d'artiste aurait pu éjacubiler dans cet espace aux miroirs narcissiques, mais en bas, dans les caves du musée, où il avait découvert son propre crâne : reflété dans le moulage de celui du marquis de Sade. C'était le 9 avril 2009.


Dans la cave des consonnes

Jamais peut-être le langage des consonnes, l'os de la langue, n'avait occupé auparavant un espace cérébral aussi tonitruant que dans le dernier roman de Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade . Peu d'assonances de voyelles flottent comme la diabolique et impalpable aura de Sade autour de cet os crânien que Chessex reproduit à coups de CC et de GG, depuis le «gosier»2, du «gouffre» duquel retentissent les blasphèmes de Sade, jusqu'à la phrase leitmotiv : «Il court, il court, le dernier crâne de Sade.» Comme si Chessex voulait ossifier la langue, la pétrifier pour qu'elle ne fasse plus qu'un avec la mâchoire broyante du marquis, dont le maxillaire inférieur s'est perdu après une errance délirante à travers les siècles, que Chessex reconstitue dans son dernier livre.

— et voilà que les dents supérieures de Sade se fracassaient sans protection sur le fond d'une vitrine au musée Rath. Le crâne de Sade riait de guingois, rageur, et en face de lui on voyait le trou creusé dans le masque mortuaire de Rousseau, le vide de la bonté dans lequel Sade a élaboré son œuvre. Le crâne et le masque mortuaire de Sade et de Rousseau, ils dansaient tranquillement leur ronde du bien et du mal dans le musée, et voilà que Jacques Chessex aussi s'est mis à danser en remontant.

Il avait disparu pendant des heures — et là il surgissait des souterrains du musée, là où Rousseau avait déposé ses notes pour les Rêveries , prises sur des cartes à jouer , à côté de son masque mortuaire. Et au-dessus des petites cartes pendaient, grandes et lourdes, les cartes du Jeu de Marseille avec Sade et Freud comme icônes du surréalisme. Chessex dansait de joie, il nous a presque sauté au cou.

Et ne dansaient-elles pas aussi — les Quatre figurines sur socle d'Alberto Giacometti, les quatre prostituées du bordel parisien «Sphinx» qui, au grand effroi des gardiens suisses du tombeau de Giacometti et des fossoyeurs de l'art, étaient exposées devant le rouleau manuscrit des 120 journées de Sodome de Sade, la bouche des prostituées mâchurées de rouge, dans un ricanement de la mort et du massacre érotique.

Dans son manuscrit sur sa fréquentation du bordel «Sphinx», Giacometti esquisse le portrait de Georges Bataille, avec lequel il illustre son «histoire de rats». En même temps il fait aussi le portrait de Marie-Laure de Noailles, qui possède le rouleau manuscrit des 120 journées de Sodome , où quatre prostituées racontent 600 perversions et où les quatre libertins assassinent mutuellement leurs quatre filles pour le plaisir — Giacometti a vu ce manuscrit chez Noailles et l'a incorporé à son art : au point que les corps entiers des quatre femmes de Giacometti sont semés de marques de blessures. Une véritable orgie de viols, comme en racontent les quatre «historiennes» de Sade.

Une bouffe anthropophagique de femmes, comme l'a décrite Giacometti en 1944/5 dans son journal intime genevois : le «meurtre» comme «but du plaisir», avant qu'il ne mène au «meurtre anthropophagique». Giacometti en déduit pour l'artiste un étrange programme hebdomadaire :

«I. Meurtre samedi dimanche
II. Scatophagie lundi matin
III. Sandwich soir
IIII. Clausewitz, Sade lundi soir
V. Synthèse mardi.»


La synthèse scripturale

Ce Sade-là, Chessex se l'est incorporé à son tour, a livré avec son livre la synthèse excrémentielle et, dans une phrase subordonnée, renvoie à l'exposition où je l'ai rencontré à l'époque : «Un certain M. Alberto Giacometti qui aurait emprunté l'objet vers 1945 pour sa pure beauté sculpturale». Ou : scripturale.

Car cet artiste était déjà devenu pour Chessex une statue scripturale dans son livre Les Têtes : au cours d'interminables combats, Giacometti y fouille et y fourrage la singularité de chaque être humain. Jean Genet a décrit ces séances de pose, où Giacometti ne se contentait pas de retrousser son intérieur vers l'extérieur, mais où il plongeait son extérieur jusqu'à la moelle interne, griffait la toile de son crâne — «l'esprit est un os».

C'est ce qu'a dit une fois ironiquement Hegel, lequel emploie un dixième de la «Phénoménologie de l'esprit» à fustiger le préjugé physiognomique et phrénologique comme pseudo-science. A qui localise l'esprit d'un être humain dans ses protubérances et autres tubérosités, on devrait enfoncer le crâne sans remords, afin de lui changer les idées. Le royaume de l'esprit absolu n'est pas de ce monde. Pensait Hegel. Alors Georges Bataille a mis Hegel sens dessus dessous, a philosophé sur le gros orteil et, justement, sur le «crâne» que l'homme cherche à fuir toute sa vie, «comme un prisonnier son cachot».

Chessex est aussi sorti de ses gonds le lendemain du vernissage, lors de son exposé où il évoque le temps de Skira, les verres à dents pleins de whisky, son mentor Jacques Mercanton à Lausanne, les apparitions de Bataille dans une Genève supportable pendant peu de temps et non pur vide de l'esprit comme aujourd'hui. Et à nouveau, comme Bataille, Chessex a mâché et broyé devant nous avec sa mandibule.

Chessex a décrit la façon dont Bataille ronge l'os de l'esprit comme un chien, comment Bataille dévore une entrecôte au bistrot, l'ingurgite. L'athéologien Bataille démontre ici ce que signifie : manger Jésus. Jésus non en tant qu'hostie consacrée, mais comme chair de notre chair. Une cérémonie solitaire et parfaitement cruelle : Bataille en surplis gris sacerdotal, avec ses mains d'équarisseur, se jette sur l'entrecôte. Le front immobile, les os de la mâchoire mâchant lourdement et avec fracas. S'illustre ici sa théorie anti-hégélienne du «Bas matérialisme» : qu'il s'agisse de ravissement sacré ou d'orgie bestiale, l'homme n'est en lui que quand il est hors de lui, dans l'extase d'une fuite hors de son crâne.

Hors de lui, Chessex a aussi paru l'être quand il a parlé du crâne de Sade lors de l'exposition — il sautait sans cesse de sa chaise, se ruait sur les gens, les attirait dans la sphère de ses fantasmes et analysait les abîmes de l'exposition comme s'il s'agissait de ses propres abîmes. Visage rougi, yeux flamboyants, Chessex lui-même avait l'air d'être enflammé par ce soufre que Sade avait localisé dans les grottes autour du Vésuve au cours de son Voyage en Italie , un minéral qui — comme il est dit dans le leitmotiv du roman — consume tout ce avec quoi il entre en contact, même le papier dans lequel on l'enveloppe. Et Chessex n'était-il pas aussi un autophage se consumant lui-même ? Une torche qui s'aventure même dans le néant, les ténèbres de la nuit, devant le vide de la nature qui nous effraie depuis Descartes ?

André Breton a dédié des poèmes aux chaînes «volcaniques» de l'imagination sadienne, Sade hante les univers picturaux de Masson à Balthus, et Sade/surréel est même devenu un véritable symbole de la modernité, des milliers de références font le joint entre Sade, les surréalistes et Bataille en passant par les décadents, un Bataille qui de son côté a enflammé son imagination à la vulve volcanique de Simone, elle qui, dans Histoire de l'œil , désigne toujours son «con» par «cul» et par là reprend la fascination bisexuelle de Sade pour le vulvanus. La transgression du sexuel par le souveraine sainteté de l'anal absolu.


L'ABC en tant qu'abjection anale

Le flux vocalique de la lave que jadis Almani, héros de Sade, a exploré sur l'Etna, se fige dans l'éboulis qui monte de l'abîme du volcan, comme ces «glaires et caillots» qui atterissent depuis le gosier de Sade dans son «crachoir» : «de petits cris de chiot, des couinements, un incessant gargouillis de gorge qui répond au gargouillement rectal».

Les préfixes «con-» et «cul-» parsèment l'œuvre de Sade. Il peut les employer dix-sept fois en dix lignes pour accentuer le côté sexuel de cette syllabe accouplante, ou afin de con...gra...tuler une femme aimée pour son anniversaire, de sorte qu'en l'écrivant de cette façon, il lui flatte aussi le vagin. Et dans Justine il fait se terminer la scène de con-fession par la flagellation du sexe.

Ce CR CR GR GR RG RG est l'éboulis consonantique qui surgit du gosier de Sade : un cri unique contre Dieu. Une sorte de colonne excrémentielle anale sur le Dieu «foutu» et «conchié» que Sade a mis au jour, comme les minuscules colonnes d'excréments qui ont rendu Giacometti célèbre. Chessex s'est grandement amusé de cette nouvelle vision de l'œuvre de Giacometti, et le jour du vernissage, il y a longuement réfléchi, a lu le catalogue jusqu'à quatre heures du matin et ensuite, il a discuté avec nous de l'abject : l'œuvre de Sade est devenue une abjection anale, ce détritus dégoûtant que, jusqu'en 1929, nous avons toujours refoulé et rejeté de notre culture, jusqu'à ce qu'il refasse surface aux côtés de Georges Bataille dans sa revue Documents ; Sade avait enroulé le rouleau de douze mètres dans des godemichés qui, lors de son automasturbation, sont sortis de son derrière à la Bastille sous «des cris hauts et clairs» en tant qu'«anuscrits» — et qui maintenant étaient suspendus à Genève derrière les quatre prostituées de Giacometti.

Et dans son dernier livre, Chessex se laisse contaminer par cette autopénétration : il décrit la scène qui s'est déroulée la dernière année à l'asile d'aliénés de Charenton, quand Sade a reçu la visite de la petite Madeleine Leclerc et a formé une «chambre», comme il le dit de façon chiffrée dans son journal intime. Cet étiolement de l'orgie anale avec de gigantesques godes que la petite lui enfile dans le derrière se rabougrit dans le journal de Sade sous forme d'un petit «o» barré — ce cercle du silence et du vide, cette tentative de renouer avec l'orgie peu avant la mort pour combattre le vide, c'est cela que décrit Chessex dans son livre. Et il se laisse contaminer par les allitérations de Sade.

Ainsi donc, le crâne de Sade rayonne hors d'une «cage de luminosité» dans la chambre de résonance de Chessex, formée par l'auteur avec ses CCCC, anti-pape hurleur qui se tord comme sur une toile de Francis Bacon. Ainsi donc, jadis, se sont rencontrés à Genève : Sade, Giacometti, Bacon et Chessex... Et c'est ainsi que je l'ai rencontré le 9 avril 2009. Le jour avant que, lors de sa conférence, il ne danse à travers l'exposition, dans la chambre de résonance d'un ABC refoulé. L'abbé C anal de Bataille et de Sade.

Stefan Zweifel
Traduction François Conod

1 Personnage des Contes de Grimm qui sautille de joie sur une jambe à l'idée que personne ne connaît son nom imprononçable («Ach wie gut ist, dass niemand weiss, dass ich Rumpelstilzchen heiss») (N.d.T.)

2 Les expressions à la fois en italiques et entre guillemets sont en français dans le texte (N.d.T.)