Autour de Jacques Chessex (1934-2009)
Entretien avec Daniel Maggetti

Jacques Chessex n'est plus. La presse a très abondamment relayé et commenté cette disparition. Le parcours littéraire considérable de l'écrivain a été en particulier retracé par Jean-Louis Kuffer dans un hommage paru sur son blog – notamment dans l'article "Jacques Chessex foudroyé". Notre revue Viceversa Littérature consacrera au printemps prochain un dossier critique plus étendu à Jacques Chessex.
Il n'en reste pas moins que sa disparition, quelques mois après le décès de Maurice Chappaz, laisse le sentiment de la fin d'une époque. Peut-on déjà dire quelle place l'écrivain de Ropraz a occupé dans l'histoire de la littérature ? Daniel Maggetti, directeur du Centre de Recherche sur les Lettres Romandes de l'Université de Lausanne, a répondu a nos questions.

 

Entretien avec Daniel Maggetti, par Francesco Biamonte

Culturactif.ch : Daniel Maggetti, quelle place Chessex prend-il dans le paysage littéraire romand de son temps, dans sa génération, aux côtés de Chappaz, de Jaccottet, de Haldas ?

Daniel Maggetti : Voilà passé cinquante-cinq ans que Chessex est présent sur la scène littéraire, et la constance de cette présence est impressionnante. Il a fait preuve d'une implication, d'un investissement qui n'a jamais cessé, et pris des formes très diverses. C'est là une spécificité de son parcours. Ainsi a-t-il participé à de nombreuses entreprises collectives jusqu'à la fin des années soixante : il à collaboré à des revues comme Pays du lac , Domaine suisse , Ecriture  ; il a également beaucoup écrit dans la presse, jusqu'à l'époque du Nouveau Quotidien , où il tenait une chronique régulière. Certains de ses livres – comme Les Saintes Ecritures ou encore Feux d'orée – sont constitués de textes parus pour l'essentiel dans des revues et dans la presse. Il a en outre travaillé avec presque tous les éditeurs romands de son temps, jusqu'à aujourd'hui. Et pour plusieurs jeunes auteurs, il a été un relais : il suivait leur travail, lisait des manuscrits, en promouvait un certain nombre : Jacques-Etienne Bovard, Pascale Kramer me semble-t-il, Patrice Duret, Gilbert Salem — dont plusieurs avaient été ses élèves au Gymnase de la Cité à Lausanne. Même si ces relations ne sont pas toutes restées au beau fixe. Cette implication constante, ininterrompue, ponctuée par des interventions parfois tonitruantes et agressives, c'est quelque chose qui lui donnait une connaissance profonde du milieu littéraire, et voilà qui le distingue d'autres auteurs de sa génération. C'était donc aussi un homme de réseau, à sa manière.

Mais on l'a surnommé « l'Ermite de Ropraz »…

On a vu des ermites plus radicaux… Chessex, tout en vivant à la campagne, n'a jamais eu une attitude de retrait comme celle de Jaccottet ou de Chappaz. Il était extrêmement présent, mobile, et on le croisait souvent.

Cette image d'ermite, n'est-ce pas une manière d'associer Jacques Chessex à la figure tutélaire de Gustave Roud ?

En s'installant à Ropraz, Chessex s'est effectivement fixé dans une région marquée par l'imaginaire roudien. Et il se réclamait de cette tradition littéraire. Il avait une conscience forte de la continuité de l'histoire littéraire et de ce qu'il pensait être son rôle, ou espérait être sa place dans cette histoire. Il s'y inscrivait de manière très consciente et très volontaire ; ce regard sur sa propre œuvre, cette façon de l'orienter en l'ancrant en amont le distingue nettement d'autres écrivains de Suisse romande. Roud, mais aussi Cingria et Ramuz, notamment, ont été pour lui des repères dont il a constamment souligné le sens et l'importance.

Dans les articles de presse parus ces jours, on a du reste souvent rapproché Jacques Chessex de Ramuz…

Il se situait effectivement beaucoup par rapport à Ramuz, moins pour le style et le caractère de l'œuvre que pour sa position, ou sa posture d'auteur : il a fait le pari d'obtenir une reconnaissance en France tout en ne quittant pas la Suisse, tentant ainsi de s'exporter sans renier sa propre tradition. En cela, il a suivi le modèle de Ramuz. En 2005, au moment où la Bibliothèque de la Pléiade a publié les romans de Ramuz, il a du reste réuni des Ecrits sur Ramuz qui ont paru dans « L'Aire Bleue » : rappel d'un lien et d'une admiration, mais aussi manière de signaler que Ramuz avait un héritier…

Peut-on dire que c'est la France, avec le Goncourt décerné à L'Ogre en 1973, qui a consacré Chessex ?

En Suisse, il était déjà tout à fait reconnu en 1973. Après vingt ans de carrière, sa renommée était acquise. Mais la légitimité que lui a apportée la réception française de son œuvre a effectivement eu un effet très fort. C'est surtout Bertil Galland qui a promu Chessex à cette époque, et il a été le bon vecteur pour faire passer de l'autre côté du Jura, dans les meilleures conditions, une œuvre déjà reconnue ici. Mais Jacques Chessex lui-même a toujours fait preuve d'un flair et d'une habileté éditoriale extraordinaires. En termes de réseau, il connaissait tout le monde et choisissait tel éditeur, telle collection, tel tirage de luxe en connaissance de cause, sachant très bien ce qui était le mieux pour lui. Il a très bien géré la diversification éditoriale et la visibilité et de son œuvre.

Jerôme Garcin a dit, à son sujet : « il a une mauvaise image chez vous, de petits tirages chez nous ». Que penser de ce constat ?

« Mauvaise image » ? Garcin en est resté à l'époque où Chessex faisait scandale, époque révolue. Cela fait au moins vingt ans que la popularité de Chessex, en Suisse, n'a cessé d'augmenter. C'est un des rares auteurs à être devenu un « people », interviewé dans tous les journaux à propos de tout et n'importe quoi, sur la mort du pape par exemple. Dès les années 1980, on a pu lire des articles sur lui en tant que père de famille, ou sur sa décision d'arrêter de consommer de l'alcool. On n'a jamais connu ça pour d'autres auteurs, en Suisse romande. Donc, il ne dérangeait plus qu'une frange bien-pensante (et encore) de plus en plus réduite, sinon, récemment, les Payernois ! Il ne faut pas oublier non plus que, comme il a très longtemps enseigné au Gymnase, il avait dans le canton de Vaud d'innombrables connaissances et relais, dans les écoles et dans la presse, qui ont contribué à cultiver son image et sa légende. On peut aussi rappeler que les marques de reconnaissance n'ont pas manqué dans le canton de Vaud : Grand Prix de la fondation vaudoise pour la création artistique en 1992, grande exposition monographique à la Bibliothèque cantonale en 1994, pour ses soixante ans…
Pour ce qui est des « petits tirages » en France, il est vrai que peu de livres de Chessex ont été des best-sellers, et qu'il avait, sur le marché français et francophone, une stature tout au plus moyenne, en termes de popularité et de diffusion. Mais en Suisse, ce phénomène n'a jamais été perçu comme tel : ce sont surtout la légitimité symbolique et l'autorité de l'écrivain publié à Paris, et lauréat de plusieurs prix importants, que l'opinion publique a retenues.

Avec Chessex, on pouvait avoir le sentiment d'être obligatoirement pour ou contre. L'image et la posture ont-elles fini par camoufler l'œuvre ?

L'œuvre n'a peut-être pas été camouflée, mais certainement reléguée au second plan par la présence médiatique de l'auteur. Il faudra maintenant retourner aux écrits.

Dans les articles parus ces jours, la presse alémanique a salué en lui l'auteur le plus célèbre et le plus éminent (« überragend ») de Romandie. Mais la Basler Zeitung souligne que deux ouvrages seulement sont actuellement disponibles en allemand (il nous semble que le vrai chiffre est de trois ; il y a bien eu plus d'ouvrages traduits, mais ils sont épuisés pour la plupart). En italien, deux livres seulement sont disponibles.

Cette réception est précisément liée à l'image plus qu'à l'œuvre. Mais on a constaté la même chose lors du décès d'Hugo Loetscher cet été : en Suisse romande, on a écrit que le grand Loetscher était mort ; mais presque personne ne connaissait ses livres, même dans le milieu littéraire. C'est aussi là un effet de la médiatisation, de la « pipolisation ». On a l'impression qu'on connaît ces auteurs parce qu'il sont dans les médias. Mais leurs œuvres ?

Peut-on aller jusqu'à dire qu'il orientait son œuvre pour faire scandale ?

Il avait certainement une conscience et même une maîtrise des effets qu'il allait produire. Je n'y verrais pas pour autant de sa part une stratégie portée au paroxysme ; c'était simplement un facteur dont il tenait compte, et il avait la capacité de tirer profit de cette habileté. Sa force première reste tout de même celle de son style, d'une efficacité remarquable, redoutable au besoin, en particulier dans les textes satiriques ou dans les pamphlets.
Il y avait chez lui une foi extraordinaire dans la littérature. Il n'en a jamais démordu. Il a pensé dès les années cinquante que la chose la plus importante qu'il avait à faire, c'était de devenir écrivain, de s'exprimer avant tout sur le plan littéraire, dans et par la littérature. Il a pu en découler des attitudes ou des gestes désagréables pour autrui, mais il y a toujours cru. Un autre aspect dérive de cette conviction, à savoir ce qu'on lui reproche en termes d'excès ou de prises de position choquantes. Car Chessex était persuadé – et il vivait cela à la première personne – que l'artiste devait jouir de plein droit d'un statut à part dans la société, qu'il avait droit à une liberté, voire à une impunité, qui lui était due en raison de ses dons et de ses œuvres. Il a encore affirmé cela juste avant de mourir, sa défense de Polanski reposant en fin de compte sur ces critères-là. Le génie créateur rachetait selon lui la conduite quotidienne ; et il vivait en vue de cette qualité artistique. Une position que l'on peut qualifier de flaubertienne, jusque dans le regard qu'il portait volontiers sur les universitaires en voyant en eux des cuistres, par défaut de talent et de puissance de création.

Avec la disparition de Chappaz et de Chessex, on a le sentiment qu'une époque s'achève… Celle de Flaubert et de Ramuz, si volontiers cités en référence à Chessex ?

Il y a objectivement un pan d'histoire qui se ferme, avec de tels témoins qui disparaissent. Un écrivain comme Chessex incarnait un fonctionnement, une forme, une manière d'être inséré dans le monde littéraire romand selon des modalités et des présupposés qui n'existent plus. Des acteurs de la « renaissance » des lettres romandes des années soixante, qui reste-t-il ? Velan, qui n'écrit plus depuis longtemps, ou peut-être Anne Cuneo, qui appartient encore un peu à ce monde, mais qui s'y est insérée tout autrement. Les auteurs romands contemporains suivent des trajectoires très différentes ; la posture romantique ou post-romantique, pour eux, n'est plus de mise.
Chappaz et Chessex conduisaient dans leur œuvre une méditation sur la transcendance au sens large, tout en se situant face à une tradition, une culture, un pays. Et ils avaient dans leur œuvre le souci d'une continuité. On retrouve encore ces aspects chez quelques poètes, mais la plupart des écrivains contemporains ont sinon une approche plus individualiste, plus subjective, plus réactive par rapport au monde actuel, avec des interrogations qui ne sont plus prioritairement de nature identitaire. Prenons par exemple Daniel de Roulet, qui n'a qu'une dizaine d'années de moins que Chessex, mais qui a commencé à écrire plus tard. Il traite pourtant de la Suisse, mais d'une façon très différente. Il n'y a pas chez lui de transcendance, de métaphysique ; sa volonté est de s'inscrire dans la réalité sociale de maintenant, celle-là même qu'il discute – tandis que Chessex se servait de cette réalité pour construire des paraboles dépassant le contexte socio-historique. Le contraste est encore plus frappant avec des auteurs comme Corinne Desarzens, Catherine Safonoff, Pascale Kramer, Michel Layaz et bien d'autres. Donc, oui, une époque, à bien des égards, s'achève.

Propos recueillis par Francesco Biamonte