Cinq questions critiques

La fondation des EAT a été très chaleureusement saluée par la presse, pour des raisons justes et évidentes. Il nous a toutefois semblé intéressant de poser quelques questions critiques à Sylviane Dupuis (membre fondatrice), que nous remercions pour ses excellentes réponses.

1. Quel pouvoir réel peut avoir une association telle que les EAT?
S'agit-il prioritairement d'un travail de conscientisation général, touchant les professionnels, les médias et le public, ou d'un travail de lobbying destiné à nourrir davantage le subventionnement des écritures théâtrales contemporaines?

Parler de pouvoir est un bien grand mot… Il s'agirait plutôt de développer et de faire converger, en Suisse romande, les efforts déjà déployés depuis quelques années par la SSA, certains théâtres (le Poche-Genève, la Comédie, les Osses à Fribourg), Maisons Mainou, etc., et de les étendre à des échanges avec le reste de la Suisse, tout en s'intégrant peu à peu, parallèlement, au vaste mouvement d'auteurs dramatiques francophones auquel aspirent les EAT(Ecrivains associés du théâtre)-France. Ceux-ci sont nés du constat, il y a trois ans, que seuls… 8% d'auteurs vivants étaient montés en France, contre 35 % en Allemagne (nous en sommes à 12 % en Suisse romande, ce qui est déjà mieux !), et qu'il n'y avait donc plus guère que des morts qui parlaient aux vivants… Or pour parler de la réalité contemporaine du monde, inventer une parole et des formes d'aujourd'hui, on a besoin des vivants !

Mais avant toute chose, je voudrais rappeler que les EAT-Suisse viennent seulement de se créer, le 17 janvier dernier, et que tout reste à faire, à définir entre nous, sans ligne officielle dure mais à partir des discussions que nous aurons entre auteurs, voire de nos divergences d'intentions ou de points de vue !

Le but principal des EAT-Suisse est selon les statuts d'" affirmer la présence et la place de l'auteur vivant, et plus particulièrement des auteurs francophones écrivant en Suisse, dans les institutions et la vie théâtrale ". Ses intentions affichées sont 1. de fédérer les auteurs de théâtre vivants et actifs de Suisse romande, et de la Suisse tout entière à terme, en liaison avec les EAT-France, afin de se rencontrer, de partager nos expériences, de sortir de la solitude et de l'isolement et de favoriser les échanges entre nous et avec l'étranger ainsi que la diffusion des textes. 2. De revendiquer à nouveau pour les auteurs un statut à part entière dans le théâtre (dominé on le sait depuis quelques décennies par les metteurs en scène, qui trop souvent ne lisent pas les auteurs vivants ou se servent de leurs textes ou de bribes de leurs textes pour réaliser leurs propres projets, au détriment, sauf exceptions notables, d'une vraie confiance faite aux oeuvres), en commençant par gagner en visibilité (ce qui est déjà le modeste effet de la journée du 17 janvier : 60 auteurs d'ici - tous ne feront pas partie des EAT ! - lus par 70 comédiens parmi les meilleurs de Suisse romande, qui ont offert bénévolement leur journée ; 200 spectateurs dont des directeurs de théâtre ; des articles dans toute la presse, des interviews à la radio et à la télévision… et donc un commencement de débat). 3. L'idéal serait bien sûr, à terme, de pouvoir s'associer à un théâtre (comme l'ont fait les EAT-France, qui disposent désormais du théâtre du Rond-Point à Paris) constituant le centre névralgique des EAT, avec bibliothèque-librairie, petit bureau, et manifestations (lectures - y compris de traductions, mises en scène, rencontres et débats artistiques) entièrement consacrées aux auteurs vivants. 4) Le lien avec les EAT-France (qui à terme devraient s'élargir aux EAT de Belgique et aux EAT du Canada - en projets -) devrait permettre de développer la circulation des textes et la confrontation des écritures et de créer des relais susceptibles d'élargir l'audience des auteurs suisses francophones, confinés ici dans un périmètre réduit, plus favorable qu'ailleurs, notons-le (cf. l'engagement d'un Philippe Morand - puis de Françoise Courvoisier - au Poche-Genève, de Gisèle Sallin à Givisiez-Fribourg, d'Anne Bisang à la Comédie de Genève, de Philippe Macasdar accueillant Marielle Pinsard à St-Gervais, etc.), mais presque toujours sans confrontation réelle avec l'extérieur, les spectacles ne tournant pas, ou très peu, y compris en Suisse même !


2. Quelles mesures concrètes souhaiteriez-vous, personnellement, voir défendre à court terme?

1. Que les théâtres de l'institution (re)créent de véritables comités de lecture (avec retour aux auteurs) compris dans leur budget et qui seraient inscrits à leur cahier des charges, et s'engagent envers certains textes d'auteurs suisses qu'ils choisiraient - donnant vraiment leur chance, par la qualité de l'équipe de création (metteur en scène, comédiens, scénographe, etc.) et les moyens financiers dégagés, aux pièces qu'ils retiendraient et dont ils assureraient la création et si possible la tournée (au lieu de se contenter, comme souvent, de mises en lecture); que des partenariats metteur en scène-auteur, ou théâtre-auteur, voire école de théâtre-auteur, se développent, afin qu'être dramaturge puisse, au moins partiellement, et même si l'on n'en vit pas, représenter un métier reconnu, et retrouver une vraie place dans la chaîne de la création théâtrale.
2. Que la circulation des textes se développe, prioritairement, avec la France (et au-delà, la Belgique) et la Suisse alémanique (par le biais de traductions réciproques).
3. Que des catalogues d'oeuvres raisonnés (avec résumé de la pièce, nombre de personnages, présentation de l'auteur, renvoi aux éditeurs le cas échéant, ou aux associations d'auteurs, etc.) soient consultables sur Internet, et qu'on donne les moyens aux auteurs de constituer une banque de données efficace dans ce domaine.


3. Dans beaucoup d'articles et de comptes rendus sur la constitution des EAT, on mentionne le fait que l'association ne souhaite pas de débat esthétique ou critique en son sein. Ne pensez-vous pas qu'un tel débat, au-delà du bénéfice intellectuel et artistique que pourraient en tirer les auteurs dramatiques (et, partant, le public), serait précisément nécessaire pour convaincre les directeurs de théâtre, les instances subventionnantes et surtout le public que certaines pièces d'aujourd'hui (et justement pas toutes) méritent d'être produites sur scène? Et débattues tant que possible - et ce à plus forte raison face à la précarité de la critique dans la presse?

Nous ne refusons pas du tout les débats esthétiques en notre sein (et personnellement j'y serais plus que favorable, trouvant que c'est précisément ce qui manque le plus en Suisse romande, par rapport à la littérature en général !), mais seulement d'en faire un critère d'entrée dans les EAT : car ce n'est pas à nous, les auteurs, de décider ce qui vaut plus ou moins, c'est aux critiques, aux éditeurs, aux directeurs de théâtre et aux subventionneurs de le faire et de l'assumer, en choisissant parmi les écritures celles qui les intéressent, et, encore une fois, en leur donnant vraiment leur chance, sur le long terme (c'est par exemple ce qu'a fait Hervé Loichemol avec Yves Laplace, pendant des années, l'accompagnant fidèlement dans son écriture et son chemin théâtral). L'absence de critère d'admission autre que deux pièces jouées ou publiées permet en outre d'éviter l'effet de " chapelle " ou le terrorisme esthétique ! Et au niveau associatif, nous n'avons pas à défendre qu'un seul genre de théâtre, mais à le défendre sous sa forme la plus expérimentale aussi bien que sous sa forme la plus divertissante - pourvu qu'il y ait un texte qui tienne !

Il est absolument clair que ce ne sont pas les EAT qui apprendront aux auteurs à écrire, et que seules les œuvres de qualité auront en définitive des chances de faire leur chemin, tant auprès des éditeurs (qui s'engagent de moins en moins pour le théâtre parce qu'il ne leur rapporte presque rien, sauf exceptions) qu'auprès des directeurs de théâtre et des metteurs en scène. Mais justement : pour apprendre son métier il faut être joué, être lu par des comédiens et des professionnels du théâtre ayant de l'expérience, et si possible être joué plusieurs fois - comme c'est le cas en Allemagne - et pas seulement comme ici (dans le meilleur des cas !) une fois tous les cinq ans, en un seul lieu, pendant trois semaines… Après quoi, succès ou pas (et il y a eu de beaux succès pour certains auteurs d'ici), l'indifférence retombe… et l'on continue à dire et à faire croire qu' " il n'y a pas d'auteurs " ! Ce qui manque beaucoup est la continuité du soutien et de l'encouragement.

D'autre part, on a besoin d'une vraie exigence de qualité chez les éditeurs de théâtre, ce qui malheureusement n'est pas le cas de la collection Théâtre Suisse publiée à l'Age d'Homme, la seule à avoir été jusqu'ici subventionnée par la SSA, mais où le seul critère pour publier est que la pièce ait été montée une fois, y compris si c'est une adaptation, et y compris si quelqu'un monte sa propre pièce… - collection qui en outre n'est pas du tout diffusée à l'étranger.


4. L'EAT Suisse, calquée sur le modèle français, ne pouvait en reprendre les critères d'admission des auteurs (au moins 3 pièces montées dans un contexte professionnel, dont une au moins éditée à compte d'éditeur): à cette aune, la Suisse romande n'aurait guère pu aligner qu'une petite poignée d'auteurs. Il a donc été décidé d'ouvrir l'association à quiconque ait deux pièces jouées à son actif, ou deux pièces publiées, ou encore une pièce publiée et une éditée. Compte tenu du fait que la collection Théâtre suisse de la Société Suisse des Auteurs permet aux écrivains de publier leurs pièces assez facilement, il devient plutôt aisé de s'aligner dans l'EAT-Suisse; à quoi s'ajoute la possibilité pour les directeurs de théâtre de programmer leurs propres textes, devenant du coup susceptibles de rejoindre l'EAT. Au-delà de la force du nombre, n'y a-t-il pas là quelques risques? Ne risque-t-on pas de présenter comme auteurs dramatiques à défendre de nombreux auteurs ou gens de théâtre dont l'oeuvre théâtrale est de fait secondaire? Pour le dire en des termes différents: la Suisse est-elle assez grande pour syndiquer de
manière pertinente ses auteurs dramatiques?

Il faut rappeler tout d'abord que pour les EAT, une adaptation ne saurait passer pour un " texte original d'auteur vivant " - ce qui était le cas pour la collection Théâtre suisse, qu'il faut absolument remettre en question.
Par ailleurs, Philippe Morand, comédien, metteur en scène, mais aussi auteur de théâtre, a été durant sept ans directeur d'un théâtre sans monter une seule de ses pièces, ce qui est exemplaire. Tous n'ont pas une vision aussi rigoureuse de la déontologie - même si elle paraît s'imposer. Mais qu'on se rassure : il n'est guère envisageable que les EAT prennent d'assaut les directions de théâtres !
Quant à savoir si " la Suisse est assez grande pour syndiquer de manière pertinente ses auteurs dramatiques ", c'est précisément les EAT qui vont permettre d'y répondre. Mais ici, on aurait un peu trop tendance à tout critiquer à l'avance, avant même d'avoir essayé, de peur d'échouer… Si Philippe Morand avait écouté les critiques en commençant l'aventure du Poche qui s'est achevée sur un triomphe, il n'aurait rien fait, et nous n'en serions pas là !

5. Née d'une initiative essentiellement genevoise, l'EAT-Suisse rassemble pour le moment des auteurs presque tous romands, mais affiche clairement un projet national. La différence linguistique et les spécificités des pratiques théâtrales dans les régions du pays présenteront-elles des obstacles à un travail efficace de l'EAT à l'échelle nationale? Croyez-vous au contraire qu'il soit possible de construire grâce à l'EAT des ponts enrichissants? La spécificité linguistique suisse conduira-t-elle l'EAT à prendre position également sur le terrain de la traduction?

Remarquons d'abord que l'initiative des EAT n'est pas " genevoise " : c'est Michel Beretti, membre des EAT-France depuis leur création, qui a suggéré à quelques personnes, dont Gérald Chevrolet et moi-même, de se rallier (en adhérant individuellement) aux EAT-France, ou de créer une " antenne " suisse des EAT ; après quelques réunions et discussions avec d'autres auteurs, c'est la seconde solution qui l'a emporté - la création d'une association indépendante paraissant vouée à l'échec, car de trop peu de poids - et de membres potentiels ! Et nous nous sommes lancés à trois, avec la collaboration de Cecilia Hamel, une jeune auteure, pour les relations-presse, dans l'aventure des lectures du 17 janvier - organisées entièrement bénévolement.

De romands qu'ils se voulaient au départ, les EAT-Suisse affichent en effet un projet, non pas national, mais translinguistique autant que transfrontalier : la présence à Neuchâtel, lors de la création des EAT-Suisse, de Michel Azama, Louise Doutreligne et Jean-Paul Alègre en témoigne ; et le comité se rendra bientôt à Paris pour la réunion mensuelle des EAT-France. L'ambition de " construire des ponts " avec la Suisse germanophone et italophone est aussi fondamentale, et le travail de traduction, la recherche de bons traducteurs de théâtre (ce qui est loin d'être évident !) et les échanges de textes entre régions linguistiques sont pour nous une priorité, qui s'inscrit d'ailleurs dans le prolongement des actions déjà initiées depuis quelques années par la SSA.