A l'occasion de la naissance de l'EAT-CH, nous avons adressé trois questions à l'historien de théâtre Joël Aguet, directeur de la rédaction francophone du Dictionnaire du Théâtre en Suisse (à l'Université de Berne) et Dramaturge au théâtre de Carouge.

Y-a-t-il une tradition continue de l’écriture dramatique en Suisse Romande? Ou plutôt une alternance de moments fastes et moins fastes?

Des auteurs de pièces de théâtre qui publient leurs écrits, il y en a depuis le milieu du XVIIIe siècle au moins dans cette région qui ne se considérait pas encore comme la Suisse romande. Il me semble possible de chiffrer grossièrement le nombre des auteurs dont les textes dramatiques ont été édités : une cinquantaine d’écrivains au XVIIIe, cent cinquante au XIXe, trois à quatre cents jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et au moins le double ensuite. Parmi toutes ces oeuvres individuelles il en est plusieurs de grand intérêt et je ne puis que vous inciter à jeter un coup d’oeil à l’Histoire de la Littérature en Suisse romande, réalisée sous la direction du professeur Roger Francillon pour en avoir quelque idée.

En revanche, il n’y a pas là de tradition ni de continuité, simplement des trajectoires individuelles d’auteurs. Il n’y a pas eu “d’écoles” ni de mouvements esthétiques, point de conscience de l’existence de prédécesseurs mais peut -être parfois quelques liens d’amitié entre auteurs de même génération. On peut noter parfois quelque rencontre heureuse d’un auteur et d’un metteur en scène, comme Michel Viala et François Rochaix dans les années 70, Yves Laplace et Hervé Loichemol ensuite, ou plus brièvement à la fin des années 90 la collaboration d’Olivier Chiacchiari avec Claude Stratz.

Historiquement, on peut relever un précédent à cette actuelle union d’auteurs romands. A la fin des années 30 et au début des années 40 en effet, un groupe d’auteurs dramatiques issus de toute la Suisse romande réagissait contre le mépris pour leur travail que manifestait les principales scènes publiques romande, et celle de Lausanne en particulier, ceci alors même que plusieurs pièces de ces auteurs avaient fait carrière à travers le monde (dont 6e Etage d’Alfred Gehri) ou, comme les pièces de Penay et Gerval, reçu un accueil phénoménal en Suisse (équivalent à ceux d’Adieu Berthe dans les années 60, ou de Bergamote aujourd’hui). Ces auteurs se sont donc réunis et ont manifesté leur désir d’être entendus, lus, joués. Il ne s’agissait pas alors d’auteurs d’avant-garde. Ils s’en tenaient au genre que demandait alors l’essentiel du public : un répertoire de pièces de boulevard, mais tant que leurs pièces n’avaient pas la caution d’un succès parisien, elles n’intéressaient pas. Le résultat de leurs efforts a sans doute permis une meilleure attention portée à leurs écrits et davantage de création.


Quelles sont les particularités du contexte théâtral romand et en quoi ont-elles influencé l’écriture de textes pour la scène?

Cette Province n’en est pas une, comme l’a rappelé C. F. Ramuz, mais elle feint souvent de l’ignorer. La quasi absence d’instances de valorisation contraint les auteurs à suivre les modes et les courants dominants. Ainsi, on peut reconnaître la validité de ce qu’ils font, avec évidemment un temps de retard, ce qui les réduit donc à n’être que de seconds couteaux. Un autre choix est de partir et d’aller faire oeuvre ailleurs en oubliant ce coin de terre. La troisième solution, celle de chercher à développer ici son expression propre, mène quasi inévitablement à crever ignoré avec une petite chance de reconnaissance posthume : «il était en avance sur son temps».


La création d’une association pour les écrivains de théâtre en Suisse met en valeur leur présence en grand nombre. De votre point de vue d’historien, nous trouvons-nous dans une période particulièrement propice - ou au contraire préjudiciable - à l’essor de nouveaux talents?

Il est néanmoins toujours temps de prendre son destin en main. On peut se rappeler avec le valet Matti de Bertolt Brecht : «A quoi sert de pleurer sous prétexte que l’huile
Jamais ne réussit à se mêler à l’eau ?
Un bon maître, ils en auront un
Dès que chacun sera le sien.»