Nouvelles écritures dramatiques de Suisse romande (1)

En complément des articles que nous avions consacré à l'écriture dramatique en Suisse romande dans la revue "cousine" du culturactif, Feuxcroisés (n. 7, 2005, avec des entretiens d'Antoine Jaccoud, de René Zahnd, de Marielle Pinsard et de Dominique Ziegler), nous donnons la parole à des figures émergeantes de la nouvelle dramaturgie de la romandie. Plusieurs d'entre ces auteurs ont eu la chance de voir leurs textes créés à la scène cette saison. Ils livrent dans ces entretiens le cheminement vers le théâtre, leurs espoirs et parfois leurs déceptions. Dans ce premier volet Bastien Fournier et Sandra Korol prennent la parole: le premier vient d'éditer ses textes aux éditions faim de siècle, la deuxième a publié une pièce dans chacun des deux volumes jusqu'à présent édités par Bernard Campiche, dans la collection "Théâtre en Campoche - Enjeux".

 

Bastien Fournier (par François Marin)

Bastien Fournier (1981) Auteur de romans (La Terre crie vers ceux qui l'habitent, 2004; Salope de pluie, 2006) et de Genèse4 créée au Petithéâtre de Sion (mars 2006) et publiée aux éditions faim de siècle.

Quel a été votre cheminement vers l'écriture dramatique? Est-ce une suite de hasards heureux, un choix délibéré ou l'aboutissement d'un travail en relation avec la scène comme comédien, dramaturge, metteur en scène, etc.?

Je suis arrivé au théâtre par l'écriture. A dix-sept ans, j'ai commencé à rédiger une pièce sur Guillaume Tell pour des amis qui souhaitaient monter une compagnie théâtrale, ce qu'ils n'ont jamais fait. Restait la pièce. Je me suis, à ce moment, aperçu qu'il y avait un intérêt pour les textes de théâtre contemporains. Alors j'ai continué, parce que je me sentais encouragé par les personnes, d'abord rares, puis un peu plus nombreuses, qui témoignaient de l'intérêt pour mon travail. Par après, j'ai pris quelques cours de théâtre, j'ai recherché la compagnie de metteurs en scène ou d'acteurs. Je voulais me confronter à la scène pour développer mon écriture en fonction de ses besoins. Aujourd'hui, grâce entre autres à des lectures et des réflexions théoriques, je pense au contraire que l'auteur ne doit pas trop se préoccuper de la scène. Plus le texte est impossible à monter, plus on aura un acte théâtral, dans sa profération, dans sa mise en scène, dans son éclairage, etc. S'il ne propose pas de résistance à la scène, le texte perd de son âpreté artistique. On me dit parfois que certains textes contemporains ne sont pas scéniques. A quoi on peut répondre que ceux de Sophocle, de Racine, ne le sont pas davantage. Un metteur en scène me demandait : " Où se déroule ta pièce ? Dans quel espace ? " Quand je lui disais que c'était son problème, et non le mien, je me demandais pourquoi le fait que Racine place ses actions dans le bête vestibule d'un palais ne semblait pas le gêner le moins du monde. Aujourd'hui, je crois que l'expérience de la scène et celle de l'écriture sont très différentes, et que leur collusion prive le spectacle de la tension, pourtant inhérente au théâtre contemporain, entre un texte et sa mise en scène. Sans quoi pourquoi s'échinerait-on à monter Lorenzaccio, qui n'a jamais été écrit pour la scène ? C'est à mon avis parce qu'on est conscient qu'un texte réfractaire à la scène offre davantage de prise à la mise en scène qu'un dialogue taillé sur mesure.

Dans cette discipline artistique, le relais par ses pairs (conseils, encouragement, etc.) semble important. Quel a été pour vous la rencontre avec vos pairs ? Ces relations sont-elles fortes, enrichissantes, ou lointaines, voire inexistantes ? Comment appréhendez-vous le paradoxe apparent entre le geste solitaire de l'écriture et la dimension collective propre au théâtre ? Quels sont vos liens avec les praticiens de la scène, comédien, metteurs en scène, et directeurs de salle?

Comme pour n'importe quel travail, la reconnaissance est à mes yeux essentielle. Sans des gestes d'encouragement réguliers, mises en lecture, prix littéraires, puis création, publication, mon travail d'écriture aurait été beaucoup plus difficile. Cependant, si l'impulsion première n'était pas au plus profond de moi-même, je ne prendrais pas la peine d'écrire des textes et, pour acquérir de la reconnaissance, j'aurais poursuivi une carrière universitaire ou je serais entré dans l'enseignement. Quoi qu'il en soit, quand je sens qu'un metteur en scène ou un acteur s'intéresse à mon travail au point d'y consacrer de son temps, je suis très ému. Je ne fréquente pas régulièrement, du moins pas aussi souvent qu'il y a quelque temps, des gens de théâtre. Quand cela m'arrive, ils m'apprennent énormément, mais tendent parfois à considérer l'auteur comme capable d'écrire, selon les circonstances, une pièce pour enfant, une comédie, un monologue, etc. Je précise que si je ne m'inscris pas dans cette approche c'est parce qu'à chaque fois elle me ramène à mon incapacité à satisfaire ces désirs. Si je ne ressens pas d'urgence d'écrire, je n'écris pas, et si je ne considère pas qu'il y ait urgence à écrire comme ceci, ou comme cela, plutôt que d'écrire différemment, je n'écris pas. Cette liberté, je la goûte pleinement, aussi, quand je travaille à mes romans, seul, sans rien demander à personne. Quant au paradoxe que vous évoquez, il n'est, à mes yeux, pas valide. Le texte est, je pense, une œuvre autonome. Le spectacle en est un autre. Le geste de l'écriture est donc effectivement solitaire, et la création implique une collaboration constante. Mais d'une œuvre poétique, le metteur en scène crée une autre œuvre. Ainsi, le metteur en scène et l'auteur ne collaborent pas vraiment, puisque l'auteur crée une œuvre différente de celle des artistes de la scène.

Vous avez connu ces derniers temps une réalisation scénique comment s'est déroulé cette rencontre? Y-a-t-il eu osmose ou est-ce toujours un arrachement, un ex-propriation par la mise en scène et les comédiens? Avez-vous découvert des facettes nouvelles de votre écriture, voire de votre psyché?

Dès la première répétition, je me suis aperçu que l'œuvre qu'allaient mettre en place les acteurs, le metteur en scène et les techniciens ne serait pas la mienne. J'ai aimé leur travail, j'en ai été profondément ému, et je leur adresse ma très profonde reconnaissance. Je n'en ai pas souffert. Au contraire. Ils m'ont appris énormément sur mon écriture en me permettant de voir ces phrases comme celles de quelqu'un d'autre. Je pouvais me dire : " Tiens, cet adjectif, ici, c'est étrange, qu'est-ce que signifie ce rythme, cette assonance, cette longue réplique alternée avec un passage en stichomythie ? " Quand les acteurs me le demandaient, j'étais bien emprunté pour leur répondre, et je leur disais ce que j'aurais dit d'un texte qu'un autre auteur aurait écrit comme cela. La mise en scène a mis en lumière des aspects, des annonces, des motifs récurrents que j'ignorais et qui devaient, quelque part, se trouver dans le texte ou entre les répliques. Parfois j'ai eu peur, quand les acteurs, Geneviève Guhl par exemple, portaient les mots que j'avais écrits jusqu'à leur pleine signification, et je me disais : " Comment ai-je pu oser écrire cela ? " Sans elle, je n'aurais pas pris conscience que j'étais descendu aussi profondément en moi-même, et que, de là, je pouvais partager une émotion avec des artistes et un public. J'ai envie de citer un autre exemple : un acteur a posé une lentille sur un seul de ses yeux. Je ne comprenais pas pourquoi jusqu'à ce que j'aie saisi que cet œil était celui de sa conscience, l'œil de Caïn du poème de Victor Hugo. Alors j'ai commencé à voir l'univers du metteur en scène, je me suis rendu compte qu'il était très différent du mien. Depuis, je sais que ce metteur en scène est génial. Il s'appelle Stéphane Mercoyrol.

Vous écrivez et résidez en Suisse romande, y-a-t-il pour vous une singularité d'une écriture en Suisse romande, un état d'esprit particulier? Pourriez-vous de fait vous retrouver dans les derniers mots de Raison d'être de Ramuz qui se fixe pour objectifs de pouvoir écrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays?

Quel pays? La Suisse romande? La Suisse romande n'est pas un pays. La Suisse en est un, au sens d'Etat, et les cantons en sont aussi. Je me sens souvent très mal à l'aise avec le concept de Suisse romande. Ramuz est à mon sens un des écrivains fondateurs de la Suisse francophone, parce qu'il a dit, je modifie ses mots : " Je suis d'ici, je peux écrire ici, et je parle de mon monde, c'est ainsi que j'atteindrai l'universalité à laquelle j'aspire. " En cela, c'est en quelque sorte le père fondateur de l'écriture francophone en Suisse, même s'il y a eu des écrivains avant lui. Mais Ramuz intitule un de ses livres Paris, notes d'un Vaudois, et non Paris, notes d'un Suisse romand. Je ne vois pas dans Ramuz d'affirmation de la Suisse romande comme un pays (notez que je n'ai pas tout lu). Aujourd'hui, il est représentatif de la minorité francophone de la Suisse, mais c'est davantage parce qu'il figure sur les billets de deux cents francs, qu'un train porte son nom et que la Confédération a pour partie financé l'édition de son œuvre dans la collection de la Pléiade. Il n'y a pas d'unité romande comme il y a une solidarité francophone en Belgique, par exemple. Je pense que la littérature pratiquée en Suisse romande n'est pas une littérature nationale : Gilles est vaudois, dans sa vie comme dans son oeuvre, Chappaz valaisan, Voisard jurassien, Pasquali éternel immigré. Comment voulez-vous que nous soyons romands ? Le théâtre est impuissant à résoudre les rivalités cantonales : la tentative de la Haute Ecole de Théâtre de Suisse Romande, et la pluie de critiques dont elle fait l'objet, montre la difficulté à penser la Suisse romande comme un espace culturel unifié. Les élèves comédiens doivent-ils être romands ou Neuchâtelois ? C'est pourtant comme cela qu'on pose le problème : " Il n'y a pas d'élève Neuchâtelois ", assène-t-on. Cette école n'apparaît donc pas comme une école de Suisse romande, mais comme celle des cantons romands. Je n'aborde pas ici les attaques ignobles qu'on porte aux élèves étrangers qui se sont déracinés pour y étudier, et qui nous amènent des visions d'ailleurs, jugées superflues par certains. C'est penser bien à l'étroit dans un " pays " dont on oublie la petite taille et la pauvre histoire culturelle (je parle en comparaison avec la France ou la Suisse alémanique). Je ne dis rien de la politique culturelle. Il y aurait sans doute des réflexions à mener à ce sujet, et la littérature, y compris la littérature théâtrale, est un lieu adéquat pour ces réflexions. La littérature dite romande, d'ailleurs, apparaît souvent comme identitaire : Suisses romands, nous avons du mal à nous reconnaître dans une entité qui ne s'impose à nos esprits ni politiquement, ni culturellement.

En 2003 l'antenne suisse des Ecrivains et Auteurs de Théâtre a été fondée à Neuchâtel. Depuis quelques années d'autre part, la SSA multiplie les innovations pour promouvoir l'écriture en Suisse romande. Comment percevez-vous ce mouvement ? Quelles sont les perspectives que vous voyez pour l'écriture en Suisse romande?

Vous oubliez de citer l'ouverture d'une école d'écriture littéraire, donc aussi dramatique, à Bienne. Ces initiatives montrent qu'il existe un réel mouvement de promotion de l'écriture dramatique. Cependant, comme auteur excentré du pôle lémanique, je dois dire que ces initiatives n'arrivent jusqu'à moi que par mouvements tectoniques. On oublie peut-être un peu facilement que les pièces sont écrites pour être jouées dans les théâtres. La promotion est une chose, mais tant que les théâtres ne prendront pas davantage de risques avec les auteurs contemporains, ces efforts resteront insuffisants. Molière était un auteur contemporain au XVIIème siècle, et Sophocle au Vème. Certains théâtres sont très efficaces pour la réelle existence de textes contemporains, comme certains éditeurs, mais de nombreuses institutions y restent sourdes. Quoi qu'il en soit, il me semble que, davantage qu'en France, des auteurs vivants parviennent en Suisse romande à faire exister leurs textes sur des scènes. C'est un bon signe, c'est à continuer. Les perspectives pour l'écriture, en Suisse romande, dépendront au final de l'énergie des auteurs à créer. Mais allez dire à un auteur de travailler d'arrache-pied sur un texte pour une lecture publique qui lui sera payée quelques dizaines de francs, ou, le plus souvent, pas du tout. Il faut rester sérieux. Peut-être la manie des lectures publiques est-elle la plus profonde plaie de l'écriture contemporaine, en ceci qu'elle apaise la conscience des théâtres, qui refusent les textes qu'ils invitent en lecture, en création. Kalisky, l'auteur belge, a fini par décliner les offres de lectures publiques parce que, ce sont ses mots, il refusait d'être mis plus longtemps à l'essai.

Propos recueillis par François Marin

 

Sandra Korol (par François Marin)

Sandra Korol (1975) Auteur de Kilombo, créée au Théâtre de Vidy-Lausanne (2006) et de Salida, créée au Poche-Genève (2006), deux pièces éditées dans la collection Enjeux chez Bernard Campiche éditeur.

Quel a été votre cheminement vers l'écriture dramatique ? Est-ce une suite de hasards heureux, un choix délibéré ou l'aboutissement d'un travail en relation avec la scène comme comédien, dramaturge, metteur en scène, etc.?

Ça n'est pas la première fois que l'on me pose cette question et j'y ai toujours répondu de la façon suivante : c'est l'écriture qui est venue à moi et non pas le contraire. Mais puis-je honnêtement continuer à le faire sachant pertinemment que ce que nous nous plaisons romantiquement à appeler destin est, en fait, l'expression extérieure de notre moi le plus profond ? Peut-on réellement affirmer tout ébaubi " qu'on ne s'y attendait pas, mais alors pas du tout !" N'est-il point souhaitable d'admettre que la graine a effectivement été semée? D'un geste tendre ou rageur, peu importe, on a bien creusé un trou, déposé une semence et tapoté la tourbe pour que ça prenne. Quand, où, pourquoi et comment cela s'est passé sont peut-être les seules données qui tiennent du mystère ? Mais du hasard, certainement pas. En revanche, et à décharge peut-être de l'ébaubie en question, les circonvolutions de la vie soulèvent tant de rotations, de renversements, de sauts en avant et de retours en arrière, de doutes et de flous qu'il est inévitable de s'y emberlificoter les pensées. L'oubli permet alors parfois de s'en sortir, croit-on, plus habilement. J'ai sans doute semé en moi, il y a très longtemps, le désir d'écrire. Puis je l'ai oublié. Par peur, peut-être. Peur du dénudement. Qui sait… J'ai oublié le désir d'écrire. Sincèrement oublié. Pendant vingt-six ans. Et puis quelque chose a déclenché l'apparition, que dis-je, le réveil de l'écriture. Un écrivain m'a dit un jour que cet acte d'écrire est presque toujours une réaction à la prise de pouvoir, entendez : l'écriture comme manifestation de l'insubordination au pouvoir. C'est peut-être le cas pour moi. En 1999, alors que je suivais depuis trois ans une formation de comédienne au conservatoire de Lausanne, je fus renvoyée de l'établissement sans avertissement. L'explication fut des plus laconiques : " Après mûre réflexion, tu n'as rien à faire dans le monde du théâtre. " Je quittai le navire sans esclandre. Quelques mois plus tard, un ami m'informa d'un concours proposé par la Société Suisse des Auteurs et la Radio Suisse Romande en vue de développer l'écriture d'une pièce de théâtre radiophonique. Je déclinai l'offre en hoquetant de guingois, rappelant doucement à mon interlocuteur que " je n'ai rien à faire dans le monde du théâtre. " Alors, presque immédiatement, quelque chose explosa en moi. L'éclatement de la terre par une jeune pousse. Un acte d'une subversion étourdissante. Une reconnexion. Le souvenir du désir. Quelques mois plus tard, je vivais ma première expérience de résidence d'écriture dramatique - dans la totalité de l'aura lexicale du terme puisque j'avais alors un mois pour analyser, ingérer, digérer, comprendre et communiquer ce qu'est le concept " pièce de théâtre " et en écrire une ! Ma pièce Soledad est le fruit de cette explosion du souvenir. De cette insubordination redirigée. Et redirigée de façon lumineuse. Car, comme l'a très justement écrit Shakespeare : " On peut faire beaucoup avec la haine. On peut faire beaucoup plus avec l'amour. " Simplement avoir l'audace de déplacer le point de vue habituel et offrir une nouvelle perspective avec foi. Sachant que cette perspective-ci n'est, à son tour, rien d'autre qu'une hypothèse. La suite ressemble certainement à bon nombre de parcours : un premier texte entendu, un deuxième texte commandé, deux trois concours aux résultats heureux et, surtout, une vraie rencontre avec le public qui demeure seul juge véritable, tel que l'est la Nature pour les sciences exactes. Au final, des actes d'insubordinations de plus en plus sereins, mais nécessaires, qui me proposent de continuer l'invention d'hypothèses sous forme de textes à trou. Un tonneau des Danaïdes que l'on pousse sur le flanc des montagnes. Et, oui, un supplice heureux !

Dans cette discipline artistique, le relais par ses pairs (conseils, encouragement, etc.) semble important. Quel a été pour vous la rencontre avec vos pairs ? Ces relations sont-elles fortes, enrichissantes, ou lointaines, voire inexistantes ? Comment appréhendez-vous le paradoxe apparent entre le geste solitaire de l'écriture et la dimension collective propre au théâtre ? Quels sont vos liens avec les praticiens de la scène, comédien, metteurs en scène, et directeurs de salle?

Le relais par ses pairs est indispensable. Il est, à mon sens, illusoire, immensément orgueilleux et profondément absurde de se couper des compagnons de route. Qu'ils soient admirés ou pas du reste. J'ai, pour ma part, souvent appris tout autant, sinon plus, des gens dont les avis en la matière résidaient aux antipodes des miens. Bien entendu, l'exercice d'écoute active et respectueuse est rendu plus difficile lorsqu'il est effectué sur un collègue dont on n'approuve pas la manière de faire, mais il vaut la peine ! Cela peut donner lieu à des discussions formidablement riches. Regardez Matisse et Picasso qui, tantôts amis, tantôt rivaux, n'ont eu de cesse de dialoguer l'un avec l'autre par toiles interposées ! Je ne crois pas à la rivalité. Je crois à l'admiration mal vécue. Mes admirations me remplissent de joie et de courage. Et de motivation ! Et non pas de craintes. En cela, je recherche le dialogue avec mes pairs. Et je les écoute attentivement. Peu importe la nationalité de l'autre. Trouver le " ppmc ", le plus petit multiple commun, ce qui se rapproche le plus du bulbe initial. Voilà la possibilité offerte par la rencontre. Concrètement, les rencontres ont lieu avec facilité la plupart du temps. Mais elles se révèlent certainement plus généreuses avec les vieux loups qu'avec les jeunes... Ce qui est fort dommage tant je trouve les textes de mes " contemporains " d'une richesse formidable et qu'il me plairait de partager les expériences et les impressions. Mais j'ai parfois la sensation que le dialogue est retenu, comme s'il y avait des secrets à protéger. Des recettes à ne pas laisser s'échapper. Je ne suis pas une toque aux doigts de fée, mais ce que je tiens pour certain est que la recette ne vaut pas grand chose. Pour peu que les humeurs internes n'y tiennent pas, ce sablé aux pommes ne donnera rien. Et pourtant, la recette ! Le secret conduit irrémédiablement à la tombe. Si on ne vous poignarde pas pour vous l'extorquer alors c'est le stress de le voir s'envoler par mégarde qui vous arrête le cœur. Les vieux loups l'ont compris et distillent les conseils avec légèreté. Ils savent que les conseils en soi ne valent pas grand chose. Que seule vaut la rencontre. La rencontre est toujours une collision. Littéralement, un échange d'énergie. Plus la période d'écriture solitaire est longue, plus la collision avec les acteurs du monde scénique est puissante et, souvent, vertigineuse. Car c'est bien votre intimité, jusqu'ici subvocalisée par vous uniquement, qui est soudainement mâchée intelligiblement ! Cela dit, la stupeur passée, cette collision est essentielle et est à rechercher le plus possible, quitte à exposer à d'autres nos errances, nos doutes… et nos pataquès aussi, peu importe ! S'exercer à l'humour sur soi-même. Tâcher de ne pas couper le fil de la vie, en somme. Mon métier de comédienne m'offre la possibilité d'entrer aisément en contact avec les praticiens de la scène et c'est une grande chance. Car chacun soulèvera des problématiques qui lui sont propres ce qui pousse à envisager l'écriture dramatique dans sa globalité. A l'enrichir de plusieurs couches. Que chacun y trouve de quoi se nourrir. De cette façon seulement, me semble-t-il, le texte arrivera au terme de son voyage, à son destinataire ultime : le public.

Vous avez connu ces derniers temps une réalisation scénique comment s'est déroulé cette rencontre? Y-a-t-il eu osmose ou est-ce toujours un arrachement, un ex-propriation par la mise en scène et les comédiens? Avez-vous découvert des facettes nouvelles de votre écriture, voire de votre psyché?

La réalisation scénique est véritablement une rencontre, plus qu'une construction. A ce titre, tantôt il me semble qu'au cours de cette rencontre l'autre me voit telle que je suis et tantôt pas du tout ! En cela, tantôt il m'est fidèle et tantôt pas. Mais, en toute connaissance de cause, puis-je affirmer: " je suis comme ça ! " sans l'ombre d'un doute ? Honnêtement, non. Alors comment attendre de l'autre qu'il me soit fidèle? Et fidèle en quoi d'abord ? A mes yeux, la rencontre se passe bien lorsque les acteurs scéniques prennent en chargent le remplissage des trous laissés dans le texte de théâtre d'une façon si astucieuse qu'ils en dilatent la pièce elle-même et en augmentent son impact. Autrement dit, qu'ils ajoutent un niveau de vibration, qu'en respectant les données de base, ils trouvent le moyen de pousser l'allégorie plus loin. Qu'ils soient plus malins que moi, en somme. Une rencontre qui se passe mal implique, surtout pour un auteur, une lecture sélective de la pièce impliquant l'écartèlement voire la déchirure des trous via des tailles abruptes dans le texte, tailles dont on pense qu'elles nous donneront l'espace nécessaire pour exister. Je crois que c'est une erreur. Couper pour alléger, oui. Car tout attentif qu'il soit, l'auteur donne parfois à dire ce qui pourrait être donné à voir grâce au jeu des acteurs et à l'habileté du metteur en scène. Et puis, on le sait, les auteurs sont parfois si contents de leurs jolies phrases qu'ils les laissent, bien que pertinemment conscients de leur inutilité. En revanche, couper pour prendre le pouvoir, non. Couper pour tordre le texte de sorte à lui faire dire autre chose, non. La pire des rencontres scéniques ? Là encore comme dans la vie : lorsqu'il n'y pas de dialogue possible. Dans les deux cas, en revanche, découvrir son texte sur scène met en exergue une musique jusqu'alors monophonique. Le texte que l'on se marmonnait à soi-même dans la cuisine devient chant polyphonique, multidimensionnel et vivant dans un lieu adéquat au rituel. Le travail que j'effectue à ce moment-là est simplement d'être présente, si possible, à toutes les représentations. Pour entendre ce chant. Surtout, déceler jusqu'où il porte, ce qui lui est donné de traverser, ce qui le renvoie sans appel, là où il devient disphonique et là où il y a larsen. L'analyse du voyage de cette musique m'enrichit d'une foule d'informations, sur moi plus que sur mon écriture. En général, je sais où flanche le texte. Par péché d'orgueil, je ne coupe pas toujours ces bouts-là, en espérant que personne ne le remarquera et qu'ils passeront quand même. Mais ils ne passent pas, car à vouloir trop dire on ne dit plus rien… Ce sont mes moments larsen. C'est cela que je découvre lors des mises en scène de mes pièces : mes moments larsen. Et, bien entendu, je ne les dois qu'à moi.

Vous écrivez et résidez en Suisse romande, y-a-t-il pour vous une singularité d'une écriture en Suisse romande, un état d'esprit particulier? Pourriez-vous de fait vous retrouver dans les derniers mots de Raison d'être de Ramuz qui se fixe pour objectifs de pouvoir écrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays?

Je suis tout à fait incapable de vous dire si l'écriture en Suisse Romande présente une singularité. Cela étant, je la trouve particulièrement imaginative et allégorique, ce qui a le don d'étonner ceux qui s'en était forgé une image préalable (plate, ennuyeuse, triste et interminable, entre autres…). Au-delà de ça, j'y trouve souvent une dénonciation effective de la violence, de la folie tyrannique (interne ou externe) et une récurrence de la thématique de guerre ; l'ensemble a de quoi surprendre puisque ce petit pays neutre est considéré par le reste du monde comme un espèce d'Eden hors temps et non affecté par les affaires des Grands Etats. Il est pourtant évident que la Suisse est un pays violent et qu'il s'y livre des guerres quotidiennes. Elles sont sans doute plus intestines qu'ailleurs, mais elles nous affectent tout autant. La promiscuité, la tradition, la religion, la vénération de l'ordre établi, la défense des privilèges, le qu'en dira-t-on, l'encerclement par les cirques montagneux qui ne laissent passer que des sons étranges lâchés par les autres, là-bas, au-delà … tout cela implique l'élaboration d'une panoplie de gestes dont la caractéristique principale est la méfiance. Et la méfiance induit la violence. Ecrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays ? Sans doute. Je crois pourtant que l'heure n'est plus à la contemplation émue de cette si belle terre mais, peut-être, au décryptage éveillé des craquelures qui apparaissent à sa surface et de ce qu'elles racontent de l'état de nos jardins internes. Des jardins qui, avant d'être suisses romands, appartiennent au peuple humain. Et, mondialisation oblige, nous n'échappons visiblement pas aux préoccupations générales de ce peuple humain.
PS: je me permets de rajouter à la question, singularité de l'écriture romande: la métaphore agricole! Quoi que…

En 2003 l'antenne suisse des Ecrivains et Auteurs de Théâtre a été fondée à Neuchâtel. Depuis quelques années d'autre part, la SSA multiplie les innovations pour promouvoir l'écriture en Suisse romande. Comment percevez-vous ce mouvement ? Quelles sont les perspectives que vous voyez pour l'écriture en Suisse romande?

Je serais bien malhonnête d'affirmer que cela n'est pas positif puisque j'ai personnellement bénéficié à plusieurs reprises de ces promotions à l'écriture. Et, à chaque fois, cela m'a permis d'écrire une pièce et d'en voir, quelques temps plus tard, la réalisation scénique. Multiplier les innovations pour promouvoir l'écriture c'est aussi mettre sur pied une architecture financière qui permettra l'élaboration d'un projet. Et bien que nous soyons tous terriblement pudiques à ce sujet, il est important de le mettre en lumière, car il existe une équation étrange entre le financement d'une œuvre et sa crédibilité. Comme si ce qui s'élabore sans argent valait moins que ce qui s'élabore avec de l'argent. Bien que le texte demeure la pierre angulaire du théâtre, son élaboration est souvent considérée comme un acte mystérieux, voir mineur ou, carrément, inexistant. En cela, incalculable et, donc, impossible à estimer… Mettre sur pied des structures qui s'inscrivent dans une réalité temporelle, spatiale et économique c'est offrir à l'acte d'écriture une existence temporelle, spatiale et économique : une reconnaissance. Et c'est essentiel. Soutenir c'est permettre l'implantation. Une implantation reconnue comme primordiale en tant que facette indispensable d'une identité nationale. La culture est une facette indispensable d'une identité nationale. L'écriture théâtrale romande est le fruit d'une matière première que la Suisse possède en abondance mais dont elle n'a pas forcément conscience : ses citoyens, plus particulièrement : leur imaginaire et leur intelligence qui, confrontés à la dure loi de l'étroitesse, n'en sont devenus que plus performants apparemment. L'imaginaire est une matière première renouvelable, facile d'entretien et aisément exportable. Peut-on rêver mieux ? Aménager le territoire en vue de favoriser la croissance de cette matière première m'apparaît être un acte politique crucial. L'écho qu'engendre régulièrement l'écriture théâtrale suisse romande dans la presse me laisse à penser que son implantation est imminente et que cela engendrera de nombreuses nouvelles pousses, ce qui est tout à fait souhaitable!

Propos recueillis par François Marin