La presse a donné un écho
assez large à ce qu'il est convenu d'appeler "
l'affaire Freysinger ". En bref : Oskar Freysinger,
essentiellement connu comme politicien UDC provocateur,
après avoir publié un livre de fiction, a
adressé à l'associon des Autrices et Auteurs
de Suisse (AdS) une demande d'adhésion. Considérant
que l'intéressé, par des déclaration
publiques, avait montré ne pas adhérer à
l'état d'esprit de l'association, et après
quelques péripéties - au cours desquelles
Oskar Freysinger a notamment effectivement refusé
de signer une déclaration d'adhésion aux statuts
de l'AdS - , l'association l'a refusé. Très
violemment critiquée par certains médias,
et perçue comme abusive également par plusieurs
membres de l'association, cette exclusion survient en outre
après deux épisodes déjà passablement
envenimés de ces derniers mois : l'affaire Hirschhorn,
et les déclarations de Pascal Couchepin sur le financement
du cinéma suisse, ayant tous deux des conséquences
concrètes. Après être intervenu sur
ces dossiers, le Culturactif a suivi également l'affaire
Freysinger. Nous avons donc posé des questions approfondies
et parfois ouvertement critiques à Silvia Ricci Lempen,
vice-présidente de l'AdS.
Le Culturactif : La décision
de l'AdS de ne pas admettre Oskar Freysinger parmi ses membres
a globalement été très mal perçue
par les médias et le public, du moins en Suisse Romande.
La fusion de la Société Suisse des Ecrivaines
et Ecrivains (SSE) et du Groupe d'Olten avait en effet donné
à penser que l'ADS, qui résultait de ladite
fusion, ne serait plus du tout profilée politiquement.
Mais si nous prenons le temps de lire les statuts de l'AdS,
nous nous apercevons qu'il n'en est rien :
" Art. 2 : L'AdS poursuit
des objectifs culturels, syndicaux et politiques.
Elle favorise la diffusion de la littérature, ainsi
que les échanges littéraires entre auteurs/trices,
entre les régions linguistiques et entre les pays.
L'AdS s'engage en faveur de la diversité culturelle,
contre l'instrumentalisation de la culture et elle encourage
la création littéraire. Elle
défend la liberté d'opinion et le respect
des droits de la personne au niveau international. Elle
soutient les efforts destinés à faire progresser
les libertés culturelles, politiques et juridiques
des habitant(e)s de notre pays. Elle s'engage à contribuer
à l'établissement d'une société
solidaire. " Art. 4 : Peuvent
devenir membres de l'AdS les autrices et auteurs qui adhèrent
aux principes de l'association. "
Il y aurait donc eu un gros malentendu et une communication
très défectueuse lors de la naissance de l'AdS,
perçue même dans le milieu (ou du moins par
le comité du Culturactif) comme apolitique dans sa
vocation-même ?
Silvia
Ricci Lempen : Tout d'abord j'aimerais nuancer votre
affirmation selon laquelle la décision de non admission
de Monsieur Freysinger a été globalement très
mal perçue en Suisse romande. Côté presse,
"Le Temps", par exemple, a publié plusieurs
articles visant à informer le plus objectivement
possible ses lectrices et lecteurs sur le débat en
cours, mais n'a pas pris position pour ou contre la décision
dans un commentaire ou dans un éditorial. Il est
très difficile de se faire une idée de ce
que Monsieur et Madame Tout-le-Monde pensent de cette affaire.
Quant à nos membres romands, plusieurs d'entre eux,
et parmi les plus connus, nous ont accordé publiquement
leur soutien dans les colonnes du "Matin-dimanche"
(30.01.05).
Sur le fond, maintenant. Le groupe d'Olten revendiquait
dans ses statuts une position clairement PARTISANE, dans
la mesure où il y était question de "socialisme".
La SSEE, de son côté, se présentait
comme une association APOLITIQUE. Ce que les membres réunis
lors de l'adoption des statuts de l'AdS ont voulu faire,
me semble-t-il, c'est montrer qu'une association d'écrivains
peut poursuivre certains objectifs POLITIQUES sans pour
autant adopter une position PARTISANE. Si malentendu il
y a eu, c'est autour de la notion DU POLITIQUE, que d'aucuns
confondent avec LA POLITIQUE (partisane). LE POLITIQUE désigne
une forme d'engagement dans la cité qui peut souvent
être partagée par des personnes de différentes
appartenances PARTISANES. Peut-être y a-t-il eu défaut
de communication sur cette distinction, mais il faut savoir
que l'intérêt suscité dans la presse
et dans l'opinion publique par la création de l'AdS
n'a pas été suffisamment intense pour que
l'occasion de mieux communiquer sur ce point nous soit offerte.
Cette orientation politique vague
mais statutairement qualifiée a-t-elle lieu d'exister
? L'AdS ne devrait-elle pas laisser à la loi, notamment
à la loi contre le racisme, la tâche de juger
des déclarations outrancières d'un Freysinger
?
L'orientation politique à
laquelle renvoient nos statuts n'est pas "vague"
(c'est-à-dire indéfinissable), mais bien "large",
c'est-à-dire parfaitement définissable, en
des termes qui permettent d'y inclure l'immense majorité
des écrivains et écrivaines de ce pays, mais
qui permettent également d'en exclure une petite
minorité d'extrémistes (de droite ou de gauche).
Elle est "large", mais néanmoins un petit
peu plus étroite que les limites définies
par la loi. La loi définit des limites négatives
en termes de droits fondamentaux de la personne humaine;
elle est garante de la liberté de s'exprimer, de
publier, de voir ses uvres diffusées, une liberté
qui ne peut être limitée qu'en cas de délit
(et c'est alors la tâche de la justice, non d'une
association). Nos statuts définissent des limites
positives en termes d'engagement par rapport à certains
idéaux, auxquels il est possible de ne pas adhérer
sans pour autant commettre un délit. Le champ d'application
de la loi et de nos statuts est complètement différent.
D'un côté, il s'agit des libertés fondamentales
des citoyens, de l'autre côté il s'agit des
conditions d'adhésion à un groupement qui
a ses propres règles.
Maintenant, est-il souhaitable (ou
même simplement admissible) qu'une association d'écrivains
exige un peu plus de ses membres que de ne pas contrevenir
à l'état de droit? La question mérite
effectivement d'être débattue. Tout d'abord,
j'aimerais observer que l'exigence d'un minimum d'engagement
est inhérente à la nature de toute association
(d'écrivains, de paysans, de sportifs, etc.) vouée
à la défense des intérêts d'une
catégorie déterminée de la population.
Une association de ce type, même quand elle se limite
à des objectifs purement syndicaux, entre dès
lors par la force des choses dans le domaine DU POLITIQUE,
puisqu'elle défend une cause, celle de la reconnaissance
de l'importance sociale de la littérature (de l'agriculture,
du sport...), que d'honnêtes citoyens peuvent refuser
de soutenir ou même combattre sans commettre un délit.
Le vrai problème est de savoir si défendre
la cause de la littérature implique nécessairement
de se référer à un certain nombre de
valeurs, et si oui, lesquelles.
Pour la grande majorité des
écrivains, qu'il soient de gauche, de droite ou du
centre, il existe un lien entre les valeurs sociopolitiques
humanistes mentionnées dans les statuts de l'AdS
et la défense de la littérature, qui s'attache
à faire apparaître sur le mode esthétique
la pleine humanité de l'humain. C'est pour et par
ceux-là que les statuts de l'AdS ont été
élaborés. Etait-ce une erreur que d'exclure
de l'association, de ce fait, d'autres écrivains
qui n'établissent pas un tel lien? Ceux-là
s'attachent-ils eux aussi à défendre la littérature,
et si oui, à partir de quelles références
éthiques? Le débat est ouvert.
L'Art. 2 permet, du moins formellement,
de justifier l'exclusion d'Oskar Freysinger. Mais il aurait
aussi bien pujustifier son acceptation au nom de la "
liberté d'opinion ". Est-il de bonne foi de
fonder une décision de ce type sur une formule aussi
vague - le critique littéraire Jean-Louis Kuffer
a parlé de " langue de bois [rappelant] tristement
les procès d'écrivains à l'époque
de Soljenitsyne " ?
La liberté d'opinion est un
concept qui relève des droits fondamentaux de la
personne humaine, qui dans le cas de Monsieur Freysinger
ne sont nullement menacés. La liberté d'opinion
que nos statuts veulent défendre, c'est la liberté
pour chacune et chacun de penser ce qu'il ou elle veut et
de le dire publiquement, aussi ai-je eu moi-même l'occasion
de dire à Monsieur Freysinger que si le pouvoir politique
voulait l'empêcher d'écrire et de publier ce
qu'il pense je serais la première à protester.
Les comparaisons avec les procès d'écrivains
en régime totalitaire sont donc totalement hors de
propos, et je me demande avec une douloureuse perplexité
ce qu'en penseraient celles et ceux qui ont été
et qui sont encore, de par le monde, victimes du totalitarisme
(en tant que fille d'un résistant italien au fascisme,
j'en sais quelque chose). Des mots et des expressions tels
que "censure" ou "mise à l'index"
ne devraient pas être utilisés sans discernement,
aux seules fins d'un effet de style journalistique
Après avoir reçu
la demande d'adhésion d'Oskar Freysinger, l'AdS lui
a écrit une lettre d'où le scandale est parti
: plutôt que de citer les statuts - ce qui à
mon sens eût été légitime -,
cette lettre évoquait expressément l'orientation
de gauche de la majorité des membres de l'association.
Une telle maladresse semble tout de même révéler
un état de fait paradoxal : la culture suisse, à
l'heure où l'on déclare sa dépolitisation,
n'est-elle pas en train, précisément, de se
repolitiser, et de (re)composer des bastions?
La mention de la composition "plutôt
de gauche" de l'AdS a été une erreur
que nous avons publiquement regrettée. L'auteur de
la lettre ne voulait pas dire que l'AdS était une
association de gauche, il voulait attirer l'attention du
candidat sur une réalité sociologique. Mais
même ainsi, cette phrase était de trop, et
pour ma part j'accepte volontiers le reproche de naïveté.
Nous n'avons pas vu clairement le piège qui nous
était tendu, et nous y sommes tombés. Mais
je précise que cette remarque s'applique au mode
de communication que nous avons adopté, et non à
la décision que nous avons prise, dont nous ne remettons
pas en cause le bien-fondé. Nous avons longuement
examiné le probème avant de prendre une décision,
et nous sommes arrivés à la conclusion qu'il
tenait de l'injonction paradoxale (quoi que nous fassions,
cela aurait été faux). Si nous avions accepté
monsieur Freysinger, non seulement cela aurait déclenché
la colère de beaucoup de nos membres, mais monsieur
Freysinger se serait senti autorisé à faire
état de sa qualité de membre de l'AdS dans
son activité politique, ce qui aurait créé
des problèmes sans fin.
La question plus générale
de savoir si, en Suisse, la culture contemporaine est de
gauche me paraît peu pertinente, dans la mesure où
je ne sais pas ce qu'est, ou ce que serait, une culture
de gauche dans le contexte contemporain. Il me paraît
évident que pour les jeunes créateurs d'aujourd'hui
la pensée de gauche au sens du groupe d'Olten fait
figure de vieille lune. Le seul front que je vois, c'est
celui entre "les anciens et les modernes", or
il ne recoupe absolument pas un hypothétique front
"droite-gauche". Pour prendre un exemple dans
les arts plastiques, Monsieur Pierre Keller, directeur de
l'Ecole d'art de Lausanne, se situe résolument du
côté des "modernes", et pourtant
il se proclame sympathisant du parti radical. En fait, je
crois que la figure traditionnelle de l'artiste ou de l'intellectuel
engagé (parfois à droite, plus souvent à
gauche), a presque totalement disparu, et que nous sommes
en face d'une nouvelle donne qu'il faudrait examiner de
plus près au lieu de continuer à tenter de
décoder la réalité avec des instruments
d'il y a 30 ou 40 ans. Aujourd'hui, les créateurs
qui s'engagent le font essentiellement à travers
leurs uvres, et la vraie question est celle de l'efficacité
esthétique de leur engagement. Pour cette même
raison, je ne crois pas beaucoup à la possibilité
d'une nouvelle scission, qui serait cette fois le fait de
nos membres de droite. Je pense que la plupart de ces derniers
ne sympathisent pas du tout avec les idées extrémistes
de Monsieur Freysinger.
Oskar Freysinger boit aujourd'hui
du petit lait, et avec lui tous ceux qui cherchent l'occasion
de réduire les financements de la culture. Après
les déclarations de Pascal Couchepin sur le cinéma
à l'automne 2004 et l'affaire Hirschhorn cet hiver,
l'attitude de l'AdS dans cette affaire paraît incroyablement
naïve et contreproductive, d'un point de vue politique.
Ces exemples de polarisation politique de l'action culturelle
sont-ils des signes parmi d'autres du déclin de l'exception
suisse, et plus précisément ici de la culture
du dialogue et du consensus, cédant le pas au simple
rapport de force?
Je ne pense pas que l'attitude de
l'AdS dans cette affaire relève de la polarisation
politique au sens où vous semblez l'entendre, dans
la mesure où les valeurs dont l'association s'est
réclamée pour refuser la candidature de M.
Freysinger ne sont pas des valeurs de gauche, mais des valeurs
génériquement démocratiques et humanistes.
En matière culturelle, la situation était
bien plus polarisée à l'époque de la
création du Groupe d'Olten, qui se réclamait
d'une identité de gauche forte pour se démarquer
de la Société Suisse des Ecrivains. La fusion
récente de ces deux associations dans l'AdS reflète
le déclin actuel des idéologies au sein de
la communauté des écrivains. M. Freysinger
n'est pas "un homme de droite", comme on s'est
plu à le dire; il se situe dans une zone politique
qui se met d'elle-même en marge du consensus non idéologique
actuel.
Une polarisation politique des
gens et des institutions de la culture, et un nouvel interventionnisme
des politiciens dans le subventionnement de la culture sont-ils
nécessairement regrettables, ou peut-on y voir le
signe d'une vitalité retrouvée de la culture,
assumant un rôle civique oublié depuis quelques
années - avec les polémiques que cela comporte?
Mon point de vue - qui n'engage que
moi - est le suivant. L'intervention du politique dans la
culture est toujours condamnable lorsqu'elle vise à
établir une culture d'Etat, c'est-à-dire lorsqu'elle
se mêle de juger ou, pire, d'influencer les contenus
de la culture. En revanche , nous souffrons manifestement
en Suisse d'un déficit d'engagement culturel des
politiciens, dont ce devrait être la tâche d'expliquer
aux citoyennes et citoyens pourquoi le soutien à
la culture est une tâche vitale de l'Etat. Trop souvent,
en Suisse, le financement de la culture semble être
considéré comme un mal nécessaire;
il conviendrait de payer (c'est-à-dire d'utiliser
l'argent des contribuables) et de laisser faire, comme si
la culture était un monde à part, sans réel
lien avec la société. J'estime quant à
moi que l'autorité politique devrait mouiller sa
chemise pour montrer que la culture, dans sa diversité
et y compris dans ses errances et ses ratages, est l'oxygène
de la société.
L'OFC a évoqué clairement
la possibilité de diminuer la subvention de l'AdS.
Mais l'Office n'est-il pas co-responsable, ayant accepté
de financer l'AdS en dépit de statuts qu'il n'assume
plus aujourd'hui ? Demander une révision des statuts
comme condition de la poursuite du financement ne serait-il
pas plus conséquent à tous points de vue que
de couper les fonds à l'AdS ?
Au moment où je réponds
à votre question ( le 6 février), je n'ai
pas d'éléments pour croire que la Confédération
a l'intention de couper nos subventions ( je ne parle évidemment
pas de la diminution de ces subventions pour causes budgétaires,
commune à toutes les organisations culturelles, qui
nous a été annoncée il y de nombreux
mois pour 2006). La Confédération subventionne
de nombreux organismes qui exigent de leurs membres l'adhésion
à certains principes politiques et religieux, et
l'OFC, comme vous le soulignez, était à connaissance
de nos statuts, de sorte que, en l'état actuel des
choses, j'ignore sur quelle argumentation pourrait se baser
une éventuelle sanction. Je ne peux donc pas répondre
à la question de savoir si demander une révision
de nos statuts ne serait pas une meilleure solution que
cette coupe hypothétique. Je peux vous dire toutefois
que la question d'une éventuelle révision
des statuts sera très certainement discutée
à notre prochaine Assemblée générale.
Propos recueillis par Francesco Biamonte
Page créée le 11.02.05
Dernière mise à jour le 11.02.05
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