Le numérique conquiert l'université
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Le colloque « Des manuscrits antiques à l'ère digitale. Lectures et littératies », qui s'est déroulé du 23 au 25 août à l'Université de Lausanne, abordait l'épineuse question de l'avènement du numérique. Cette révolution technologique est, selon les chercheurs, comparable au passage du rouleau au codex et à l'invention de l'imprimerie. Non seulement elle modifie nos pratiques de lectures, nos capacités cognitives et les formes de création littéraire, mais elle bouleverse nos cadres de références et la stabilité de l'écrit. Les conséquences psychologiques et existentielles de l'hypercommunicabilité suscitent également des interrogations. Pour Fabien Nobilio, chargé de recherches en philosophie à l'Université libre de Bruxelles, la « conscience de soi » court ainsi le risque de se muer uniquement en « conscience vers les autres » qui abandonnerait tout rapport au privé et à l'intériorité.
Claire Clivaz de la Faculté de Théologie de l'Université de Lausanne n'hésite pas, avec d'autres spécialistes, à parler de notre entrée depuis 2001 dans une nouvelle ère, digitale, qui succéderait à l'ère chrétienne. Cette nouvelle société serait marquée par la digital culture et les membres de la génération née avec le numérique appartiendraient à une espèce particulière, celle des born digital [www.borndigitalbook.com], d'après le titre d'un livre de John Palfrey et Urs Gasser. Signe manifeste de l'entrée dans une nouvelle ère, des départements de digital humanities apparaissent peu à peu dans les universités. Ils ont pour dessein de comprendre les enjeux des mutations sociales et culturelles introduites par le numérique, tout en appliquant à la recherche universitaire les nouveaux outils digitaux.
Christian Vandendorpe, sémioticien de l'Université d'Ottawa spécialisé dans les théories de la lecture, constate des changements notoires dans nos façons de lire. De la lecture immersive, dont le paradigme est la relation au roman du XIXe siècle, le numérique nous mène vers une lecture participative et fragmentaire. Mais ces évolutions ne sont pas obligatoirement synonymes de perte des acquis. Ceux qui les déplorent demeurent tributaires d'une conception de la lecture datant de la période romantique. Dans ce modèle, le lecteur jouit d'une production automatique du sens. Il n'a pas à reconstituer la continuité, car elle s'offre directement à lui. Or ce mode de lecture serait contraire à l'esprit critique, tant il suppose une longue suspension du jugement. La lecture participative, quant à elle, transforme le lecteur en chasseur-cueilleur de l'information. Elle serait plus exigeante sur le plan cognitif, car elle mobilise des capacités d'actions parallèles, d'interactivité et de multisensorialité. Christian Vandendorpe souligne d'ailleurs que la lecture fragmentée n'a pas toujours été considérée comme inférieure et cite comme exemple paradigmatique Les Essais de Montaigne.
En matière de création littéraire, le nouveau support constitue un moyen d'expérimentation certain et les œuvres littéraires ont tendance à embrasser plusieurs médias. Il semblerait que nous allons vers une création augmentée où l'artiste orchestre l'harmonie entre les instruments plus qu'il ne maîtrise chacun d'entre eux. Sur le plan littéraire, certains auteurs tentent d'explorer la discontinuité (Mark Z. Danielewski, par exemple). On assiste par ailleurs à l'émergence de nouveaux genres littéraires comme, au Japon, les feuilletons écrits et lus sur téléphone portable (keitai shosetsu).
Loin d'en rester à l'analyse universitaire, la soirée du 25 août clôturant le colloque donnait, entre autres, à voir et à écouter de la littérature. On retiendra parmi les performances celles de Céline Cerny et de Pierre Thoma. La première présentait une création publiée dans un numéro entièrement sonore de la revue numérique coaltar [www.coaltar.net]. Céline Cerny a élaboré un texte à partir de « Quelque part sous les étoiles », un morceau de Kiko C. Esseiva, compositeur de musique concrète. L'auditeur a pu prêter l'oreille aux deux œuvres successivement, l'une musicale, l'autre verbale. Des résonances se forment alors, donnant un accès plus sensoriel au texte lui-même. Le procédé rend en outre partiellement visible la genèse du texte.
Pierre Thoma [www.pierrethoma.ch], musicien et programmateur informatique, a quant à lui offert au public une performance étonnante : en toile de fond, des voix synthétiques scandent le code binaire informatique – « one, zero, zero, one » – sur un rythme joué par les cœurs de tragédies grecques. En surimpression, Pierre Thoma lit les phrases produites par un logiciel qu'il a créé, capable de reformer des propositions syntaxiquement correctes à partir du vocabulaire d'un texte quelconque. Le sens ainsi généré possède l'absurdité du hasard, tour à tour drôle ou poétique. Avec dérision, le texte remanié ici parlait de digital humanities, donnant à écouter le champ lexical futuriste du domaine.
L'avènement du numérique pose bien évidemment la question de l'avenir du livre. Il ne s'agit pas seulement de discuter du passage du support papier au support digital, mais également de comprendre les enjeux de la persistance ou de l'éclatement de l'unité du livre en tant que mise en forme de la pensée et de la littérature. À ce titre, Pierre-Yves Buard, éditeur aux Presses universitaires de Caen, signale que le monde académique est tributaire, notamment de par son système de citation, de l'unité et de la stabilité de la page. Le passage au numérique ne signifie donc pas – pour l'instant du moins – l'abandon de la structure propre au livre papier.
Les professionnels du livre rappellent de plus que les ouvrages papiers se portent bien. Pascal Vandenberghe, directeur des librairies Payot, considère le livre numérique comme un format parmi d'autres, au même titre que le livre de poche, par exemple. Chaque support possède des qualités intrinsèques qui lui sont propres, souligne Pierre-Yves Buard. Le livre papier a le mérite d'être complètement autonome une fois produit. Jeannette Frey, directrice de la BCU, et David Aymonin, directeur de la bibliothèque de l'EPFL, notent que le problème du numérique est loin d'être résolu pour les bibliothèques, car sa conservation pérenne coûte aujourd'hui plus chère que celle du papier et les sécurités apposées sur les livres numériques sont si rigides qu'il est difficile de prêter ces ouvrages.
À l'annonce de la mort du livre, nombreux sont également les chercheurs à tempérer. Ils rappellent que cette disparition a été annoncée à de nombreuses occasions, des débuts de la presse écrite à ceux du cinéma, en passant par l'invention du phonographe. Ils insistent en outre sur la différence entre la survie du livre et celle de l'écrit qui ne risque pas de disparaître avec lui. Internet permettrait même une meilleure diffusion du savoir et de la littérature, notamment dans les pays qui ne possèdent pas de bibliothèques fournies. Reste à participer activement à ces évolutions pour que l'espace virtuel ne devienne pas purement mercantile.
Marion Rosselet
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