Grisélidis Réal

Grisélidis Réal au Cimetière des Rois. Bref
retour sur une petite polémique, par Francesco Biamonte

Les honneurs posthumes rendus le 9 mars à Grisélidis Réal, écrivain et prostituée militante, ont fait couler de l'encre. Trois ans après sa disparition, le Conseil d'Etat de Genève choisissait en effet d'accéder à son désir et à celui de sa famille de l'inhumer sous les arbres splendides du prestigieux Cimetière des Rois. C'est là que reposent, on l'a dit et redit, Piaget, Borgès, François Simon, et surtout Jean Calvi n. Le rapprochement de ce dernier avec la « reine des Pâquis » a évidemment donné lieu à mainte plaisanterie. Il a le vrai mérite d'accoster de façon subversive des symboles paradoxaux de la vertu et du vice (Calvin, entaché par la condamnation à mort de Michel Servet, et Grisélidis Réal décrivant la prostitution comme « un acte révolutionnaire », « un Art, un Humanisme et une Science »). Genève a ainsi donné à travers son choix politique une image intéressante et sans doute juste d'elle-même : une république libre, protéiforme et paradoxale ; une cité où la catin devient symbole de dignité, où le réfugié se fait théocrate ; une ville de financiers et d'avocats, « mentons rasés, ventres ronds » comme disait Brassens, et en même temps la ville de Rousseau – la bourgeoisie fut progressiste avant d'être conservatrice.

Il serait trop long de détailler la discussion, somme toute riche et intéressante, soulevée par cet événement – dans la seule presse Suisse, plus de 70 articles ont évoqué cet événement de près ou de loin, repris aussi par la presse internationale. Mais il vaut la peine d'en relever quelques traits saillants.

Le premier, c'est que la « polémique » a été montée sur peu de choses. Peter Rothenbühler, directeur du quotidien Le Matin , le relevait dans le magazine alémanique Weltwoche : plus que la contestation, c'est l'assentiment général, explicite ou silencieux, qui est frappant. Dans le flot d'articles et de lettres de lecteurs, les voix résolument opposées à cette décision se comptent sur les doigts d'une seule main. Il a suffi de deux lettres de lectrices pour que l'on se mette à parler de « polémique », voire de « rififi » : celle de l'avocate Odile Roulet, et celle de la socialiste au long cours Amelia Christinat.
Mais le débat a certainement joué en faveur de la diffusion du message de Grisélidis Réal. Il a aussi eu el mérite de faire ressortir ponctuellement quelques thèmes importants, notamment la place des femmes dans l'espace public : l'insuffisante reconnaissance donnée à d'autres Genevoises illustres a au moins autant gêné que la reconnaissance donnée à Grisélidis Réal. La contestation émanait d'ailleurs justement d'un certain féminisme, qui voit dans la prostitution l'aboutissement de la chosification de la femme. Un seul article est entré en profondeur dans ce nœud du problème : Marie-Claude Martin, dans Le Matin , a ainsi informé sur l'évolution récente des législations européennes en matière de prostitution ; elle a en outre recontextualisé ces choix politiques, en les mettant en relation avec différents courants féministes, portant des regards distincts sur le commerce du sexe.

Dans le même sens, l'opposition la plus remarquable est paradoxalement venue du milieu même de la prostitution. Des travailleuses du sexe, contactées par la presse, se sont exprimées défavorablement sur ce transfert. « Elle ne le mérite pas », ont dit des prostituées dans la presse. Il faut ici citer la phrase la plus frappante de toute cette polémique. Elle est prononcée par Marie-France dans les colonnes du Matin , à qui je tire décidément mon chapeau. Marie-France, tout en rendant hommage à ce que la défunte a fait pour sa profession, rappelle que la publication du Carnet noir de Grisélidis avait permis de reconnaître plusieurs de ses clients. Elle commente : « Or une prostituée doit faire preuve de discrétion. Un peu comme un médecin avec ses patients. Il existe une sorte de secret de fonctions. Grisélidis l'a violé […]. »

Phrases remarquables et extraordinaires. Au-delà du fait que toute révolution fait des victimes, Marie-France ne semble pas s'apercevoir que c'est grâce à Grisélidis, une fois de plus, et quatre ans après sa mort (!), que les prostituées se sont vu donner la parole dans la presse. Mais ce qui me semble plus remarquable encore, émouvant, drôle, et même grand à mes yeux, c'est que Marie-France ait comparé le métier de prostituée à celui de médecin. Le plus stigmatisé des métiers à rejoint dans sa phrase le plus prestigieux. On pourrait filer encore la métaphore de la pute comme médecin – Grisélidis Réal ne l'aurait pas récusée. On peut même légitimement penser que sans Grisélidis, une telle phrase ne serait simplement jamais sortie de la bouche d'une péripatéticienne des Pâquis.

La dernière remarque que je souhaite faire ici concerne, enfin, les livres de Grisélidis, son écriture, son œuvre d'écrivain. On lui a donné son poids lors de la cérémonie de transfert des cendres. Mais elle a été très peu évoquée dans le débat, à l'exception d'un bref entretien de la Tribune de Genève avec Daniel Maggetti, directeur du Centr de recherche sur les lettres romandes de l'Université de Lausanne. Chantal Savioz a quant à elle lâché dans un article peu fouillé du Matin Dimanche  : « si c'est en tant qu'écrivaine (qu'on veut l'ensevelir aux Rois), il y a sans doute de meilleures plumes ». Le « sans doute » est un aveu : Mme Savioz n'a manifestement pas une connaissance particulièrement approfondie des livres de Grisélidis Réal. Mais objectivement : combien d'auteurs genevois ou romands ont-ils bénéficié, à l'instar de Grisélidis Réal, d'une réédition complète de leurs œuvres dans une maison littéraire parisienne sérieuse, et de deux volumes posthumes dans les trois ans ayant suivi leur mort ? Et subjectivement : les plus belles lettres de Grisélidis, les plus belles pages de son unique roman, m'ont très profondément marqué. Quant à Suis-je encore vivante ? , son journal de prison, paru à la fin de l'année dernière, et présent dans notre sélection des « livres du mois » de mars 2009 : c'est un texte d'une richesse et d'une humanité qu'il faut découvrir, car elle dépasse de beaucoup la superficialité inhérente à toute polémique, pour passionnante qu'elle soit.

Francesco Biamonte