Anne Pitteloud : Après avoir travaillé pour les éditions protestantes Labor et Fides, vous vous engagez dans une maison très littéraire. Changement de cap ?
Caroline Coutau : Non, j'ai étudié la littérature française à l'Université de Genève et je me sens complètement à la maison chez Zoé. Chez Labor et Fides, j'ai appris le métier ; j'ai également travaillé aux Editions Noir sur Blanc.
A ses débuts, Zoé se définissait comme une maison engagée, qui voulait changer le monde…
Zoé ne publiait à l'origine presque pas de littérature, mais essentiellement des récits de vie et des essais. L'engagement a changé de forme, nous ne pouvons plus parler de littérature engagée aujourd'hui ; en revanche, la littérature est engagée car elle porte un regard nuancé sur le monde, montre ses contradictions et l'opacité des choses, l'ambivalence des êtres. Je ne crois pas qu'on puisse changer le monde, mais être plus sensible et moins simpliste que le discours ambiant, oui. La littérature est une richesse de la pensée et du regard.
Allez-vous continuer à développer la ligne éditoriale très littéraire de Zoé ?
Tout à fait, avec d'une part cette attention portée aux auteurs romands – toujours ce rêve de l'éditeur de découvrir des voix originales ! –, et d'autre part les traductions d'écrivains alémaniques et du Commonwealth dans notre collection « Ecrits d'ailleurs ». Je trouve tout à fait passionnant le frottement de la langue et de l'imaginaire des pays émergents à la littérature occidentale.
Plus souple et plus ouvert que le français, l'anglais accueille plus facilement de nouvelles manières de dire. Nous venons par exemple de publier une traduction de Harare Nord , premier roman du Zimbabwéen Brian Chikwava, qui teinte son anglais de créole et de jazz tout en restant narratif. Le traduire en français est un exercice difficile qui renouvelle la richesse de la langue.
Et quel regard portez-vous sur la littérature romande ?
Elle était peu étudiée à l'Université de Genève quand j'y étais et je l'ai découverte après un grand détour par d'autres littératures – du Proche-orient, anglo-saxonne et hispanique (elle a vécu à Jérusalem, New York et Madrid, ndlr). C'est pour moi une littérature exceptionnelle. Les auteurs romands ont davantage l'espace de trouver leur propre voix et sont souvent moins dans le mimétisme qu'en France – où il y a bien sûr des auteurs intéressants, mais également une masse qui suit les modes et remplit les tables des librairies. Alors que chaque auteur ici possède sa singularité et une audace qui est la sienne. Les fausses notes, ces accents inauthentiques, sont rares. Il y a une vraie profondeur de travail.
Une uniformisation de l'écriture liée au système éditorial ?
Oui, les grands groupes d'édition sont davantage soumis aux dictats du marché, à l'obligation de vendre, donc aux attentes supposées des lecteurs… Chez Zoé, nous essayons de nous affranchir de cette course. Il s'agit de trouver un équilibre entre les livres auxquels on croit, au ton très particulier et qui ne se vendent pas forcément bien, et ce qui doit se vendre plus largement. Par rapport aux grands groupes, nous avons des contacts exceptionnels avec les auteurs. Brian Chikwava, publié à Londres chez Jonathan Cape, me disait à quel point les relations avec un grand éditeur sont anonymes.
Zoé est l'une des maisons littéraires romandes les mieux diffusées en France, notamment grâce au travail en amont effectué par votre diffuseur Harmonia Mundi pour la promotion et la commercialisation des livres. L'ouverture sur la France est-elle une condition essentielle pour survivre aujourd'hui ?
Harmonia Mundi a commencé à diffuser Zoé en 1992. Cela fait une énorme différence : le bassin lémanique compte 1,5 million de personnes, donc de lecteurs potentiels, contre 70 millions en France. Cela représente une ouverture nécessaire pour nos ventes, mais pas seulement : cela insuffle une énergie, des idées, des envies, une respiration aux livres et aux auteurs. C'est une richesse incroyable de liens et de rencontres.
La presse française s'intéresse-t-elle à vos livres ?
Oui, la France s'ouvre un peu – le fait que Matthias Zschokke ait reçu le Femina Etranger pour Maurice à la poule en témoigne. Zoé n'y est pas considérée comme suisse, mais comme littéraire. Il faut relever qu'on ne défend pas un terroir, simplement une littérature de qualité.
Que pensez-vous de la situation de l'édition en Suisse romande, et notamment de ces petites maisons qui ont vu le jour ces dernières années ?
Cette relève est réjouissante et le grand nombre de maisons d'édition sur le territoire romand est un bon signe, même si ces petites structures publient peu – encore que quatre à cinq parutions annuelles, ce n'est pas rien dans ce territoire exigu. Zoé a peu de contacts directs avec elles, mais en diffuse plusieurs (comme MetisPresses, d'autre part ou Paulette, ndlr). Nous redirigeons parfois vers elles certains manuscrits que nous hésitons à publier et verrions mieux dans leur catalogue – et vice versa, ces échanges vont dans les deux sens.
L'un des grands chantiers qui vous attend est celui du numérique. La Suisse romande semble passablement en retard sur la France, elle-même en retard sur les Etats-Unis…
Les Etats-Unis sont en effet en avance du point de vue de la numérisation des livres et de leur commercialisation, mais aussi en ce qui concerne la fermeture des librairies ! Il s'agit bien sûr de se préparer à l'arrivée du numérique, mais sans se précipiter. Les problèmes de droits sont loin d'être résolus et les accords qui lient telle tablette numérique à tel fournisseur de contenus sont problématiques.
La culture européenne est différente, l'arrivée du numérique sera peut-être moins massive et il n'a d'ailleurs jamais été question d'abandonner la version papier. Il existe également différents modes de lecture : la raison d'être sur tablette numérique des livres pratiques et de sciences humaines me semble plus évidente que pour la poésie et la littérature, par exemple. Enfin, les habitudes de lecture évoluent : nos enfants zappent et se concentrent moins longtemps, mais lisent tout de même et sont très au courant de l'actualité, surtout via internet. Ces nouveaux usages influenceront-ils les formes littéraires, vers une écriture plus fragmentaire ?
Où en êtes-vous concrètement quant à la numérisation de votre fonds ?
Nous essayons de ne pas nous précipiter sur des solutions clé en main et d'être respectueuses de la chaîne du livre, tout particulièrement des libraires, relais indispensable pour une maison comme Zoé qui n'est pas dans une logique de best-seller. L'OLF (Office du livre, à Fribourg, le plus grand distributeur suisse, ndlr) planche sur une plate-forme numérique qui préserve le libraire, mais son lancement a pris du retard. Par ailleurs, la numérisation des livres coûte cher et il existe peu d'aides en Suisse – en France, le Centre national du livre soutient activement les éditeurs qui convertissent leurs fichiers.
Zoé a mandaté une structure en France pour numériser 150 de ses titres ; nous avons préparé un avenant au contrat de nos auteurs qui définit la nouvelle donne ; de l'autre côté, nous étudions un nouveau contrat avec notre diffuseur Harmonia Mundi. C'est complexe, car il n'y a pas encore de pratique dans le domaine. Nous constatons pour l'instant que certains auteurs nous font confiance, et que d'autres perçoivent notre rôle comme celui d'un simple imprimeur. Face à la dématérialisation du livre, ceux-ci se disent qu'ils pourraient tout aussi bien s'autoéditer. Il est possible que beaucoup de textes se retrouvent soudain publiés en autoédition sur internet aux côtés de livres mis en ligne par les éditeurs.
Le monde politique devrait-il davantage soutenir le livre ?
On espère une loi sur le prix réglementé du livre depuis plus de vingt ans ! La situation se durcit. Zoé maintient son chiffre d'affaires grâce à l'immense effort fourni sur la France, car les ventes stagnent en Suisse romande. Il est vrai que nous existons aussi grâce aux subventions. Mais les sommes investies restent minimes si on les compare aux soutiens à d'autres domaines artistiques, ceci malgré le fait que la Ville de Genève ait augmenté ses subventions à l'édition de manière remarquable, notamment via un contrat sous forme de convention. Ce qui nous évite de passer notre temps à remplir des formulaires à coup de 4000 francs, travail épuisant, décourageant, peu inspirant.
Vos parutions de ce début d'année affichent une nouvelle maquette de couverture, signe visible du passage de témoin à la tête de Zoé. Quelques mots sur ces titres en guise de conclusion ?
Nous avons donc publié Harare Nord , de Brian Chikwava. C'est l'histoire d'un migrant qui arrive à Londres – où réside l'auteur –, un homme original, incorrect et réaliste ; c'est aussi l'aventure d'une écriture qui montre une inventivité stupéfiante au niveau des images et demande de se glisser dans sa musique et son agrammaticalité. Un univers enthousiasmant.
En février sortira Circulations , le nouveau Matthias Zschokke : un objet non identifiable, sorte de faux guide touristique qui part de Berlin pour parcourir Amman en Jordanie, New York, Genève (envers laquelle il est très dur, et c'est hilarant !) et Neuchâtel… pour revenir à Berlin. On suit ce personnage extraordinaire qui se promène avec une conscience très fine, un bon vivant qui se moque de lui-même et se montre humble et discret, drôle et pénétrant, inattendu… Enfin, en février toujours, nous publions Deux Sœurs de Michel Layaz , un roman sur l'adolescence – son énergie immense, sa manière d'être encore hors du moule et de se situer face au monde –, incarnée ici par deux sœurs qui vivent seules dans leur maison. On y retrouve la veine joyeuse de Layaz, traversée d'accents plus graves.
Propos recueillis par Anne Pitteloud Page créée le 11.02.11
Dernière mise à jour le 11.02.11
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