Éditions Zoé, collection "Les Classiques du monde"
Rencontre avec Marlyse Pietri, par Mathilde Vischer
Une nouvelle collection de traductions inédites d'uvres classiques du patrimoine, " Les classiques du monde ", a vu le jour cet automne aux éditions Zoé. La Grèce est le pays d'accueil des deux premiers titres, Autour de la lagune, des nouvelles d'Alexandre Papadiamantis (XIXème siècle) choisies et traduites par René Bouchet, et Karaghiozis et le château des fantômes (XIX-XXème siècle), des farces du théâtre d'ombres chinoises traduites et adaptées par Marie Gaulis.
Comment cette collection est-elle née ?
Le projet est né d'une association à but non lucratif, " Les classiques du Monde ", créée à Paris il y a deux ans et demi par Laure Pécher, ancienne éditrice au Serpent à plume. Cette association a pour but de mettre en valeur des uvres classiques issues du patrimoine littéraire international, traduites pour la première fois en langue française. L'association effectue un travail de recherche de textes classiques importants non traduits par pays et par langue. Cette association est née du constat que la France était un pays trop fermé aux littératures étrangères ; si de gros efforts ont été faits dans le domaine de la littérature contemporaine, les classiques ne sont quant à eux pas assez traduits. Par ailleurs, les lecteurs étrangers connaissent mieux le patrimoine littéraire français que les lecteurs français ne connaissent les patrimoines littéraires étrangers quels qu'ils soient. Il y a donc un manque éditorial réel concernant ces uvres fondatrices, dû en partie au fait qu'il est plus difficile pour les éditeurs de trouver un lectorat pour ce type de texte. Les éditeurs n'ont pour l'instant pas osé se lancer dans ce type de projet. Pourtant, ces uvres essentielles ont formé des générations de lecteurs et d'écrivains, elles ont également eu un rôle important sur l'évolution de la langue. Le but de l'association et de la collection que nous publions est donc de rendre accessibles ces uvres fondatrices.
Comment choisissez-vous les "grands textes fondateurs" qui entreront dans la collection ? Vos choix se font-ils par exemple en fonction de la langue et du pays d'origine ?
Oui, le choix des textes se fait par pays, le premier pays étant la Grèce. C'est l'association qui effectue le travail de recherche des textes et des traducteurs, qui retravaille éventuellement les traductions, cherche des spécialistes préparant les dossiers sur les uvres. L'association m'a demandé de collaborer en assumant le travail d'édition des textes. La recherche des fonds se fait en commun. Je suis ravie de cette nouvelle collaboration entre la France et la Suisse, qui consolide les liens que j'établis avec la France depuis plusieurs années. Nous avons fait le lancement des deux premiers livres conjointement à Genève et Paris, ce qui permet de créer des contacts essentiels à la promotion de la collection. En effet, ces livres nécessitent d'importants efforts de lancement, il est nécessaire de créer des réseaux de relais, dans les universités, les écoles, les bibliothèques. L'association établit des fiches sur chaque livre, expliquant l'importance du texte en question. Il est nécessaire de rechercher des relais également dans la presse, en vue de faire reconnaître l'importance de ce patrimoine ; on oublie trop souvent de mettre les uvres contemporaines en rapport avec les uvres du patrimoine classique mondial.
Deux livres ont déjà été traduits du grec, quels seront les prochains livres à paraître, et combien de titres par année pensez-vous publier dans cette collection ?
En principe, quatre titres par année et par langue devraient voir le jour, mais cela pourra dépendre également du manque dans la littérature concernée. Un troisième livre traduit du grec sortira en mars 2006, il s'agit d'un roman de chevalerie crétois, Érotrocritos, de Vitzendzos Carnaros (XVIIème siècle), traduit pas Denis Kohler. En automne paraîtra un livre traduit d'un auteur pragois né en 1810, Karel Hynek Mácha. Pour l'instant, nous restons centrés sur l'Europe, puis nous ouvrirons peut-être la collection à d'autres pays et d'autres langues.
Pensez-vous qu'il y ait un public pour ce type de texte aujourd'hui ?
Il existe, mais il faut le réveiller, faire les démarches nécessaires pour le convaincre que ces livres doivent exister, qu'ils soient lus et comparés à notre littérature. La communauté grecque a réservé un excellent accueil aux deux ouvrages parus, mais il faut faire découvrir la force de ces textes au grand public. Mise à part la communauté linguistique concernée, seuls les lecteurs qui ont un intérêt pour la littérature dépassant celui du divertissement, et ceux qui s'intéressent à la littérature mondiale, peuvent se sentir concernés au premier abord. C'est pourquoi on doit susciter l'intérêt pour les grands textes du passés auprès d'un nouveau public. Par exemple, Papadiamantis est un grand prosateur (1851-1911) dont Kundera dit qu'il est "l'ambassadeur du roman au pays de Byzance". Pourquoi ne pas le comparer à Maupassant, et plus près de nous à Ramuz qui n'a qu'une génération de moins et qui a donc commencé son uvre à l'époque où Papadiamantis écrivait ? Il faut aussi travailler en étroite collaboration avec les ministères de la culture, les fondations, les universités et les bibliothèques.
Propos recueillis par Mathilde Vischer
Parfums d'ouzo et de mer
Les Editions Zoé inaugurent une nouvelle collection, Classiques du monde, par deux ouvrages traduits du grec moderne: le théâtre de Karaghiozis et des nouvelles.
Une nouvelle collection vient de naître aux éditions Zoé, Les Classiques du monde, qui accueillera quelques grandes uvres étrangères peu connues des lecteurs francophones, pour la première fois traduites dans notre langue. On commence par une petite merveille parfumée à l'ouzo, Farces et facéties de Karaghiozis, trois pièces anonymes qui appartiennent à un genre aussi spécial que populaire: ce théâtre d'ombres sur lequel, depuis un siècle, les Grecs projettent leurs rêves et leurs tourments, en les passant au crible du burlesque le plus pétillant, façon commedia dell'arte. Il suffit pour cela d'une scène improvisée au coin d'un troquet, d'un ou deux tambourins, d'un rideau transparent, d'une lanterne, et de quelques figurines en carton qu'un marionnettiste agite à l'aide de bâtonnets...
C'est en Turquie, il y a près d'un millénaire, qu'est né cet étrange théâtre dont le héros se nommait Karagöz. En Grèce, il s'est réincarné en Karaghiozis, sorte de Guignol roublard, frondeur, particulièrement habile à duper les puissants et à ébranler les lourdes murailles de l'ordre établi. Aussi bossu que Polichinelle, malingre, chauve comme un uf, menteur et fanfaron, flanqué d'un nez crochu et d'un long bras phallique, Karaghiozis incarne l'homme du peuple qui, face au pouvoir, ne peut que ricaner sous cape. Il ne s'en prive donc jamais, quitte à appeler à la rescousse son vieux complice Hadziavatis, autre pitre éternellement affamé dont la culotte bouffante sert d'étendard aux miséreux - comme lui, ils ont le ventre vide, et rien d'autre à se mettre sous la dent que ses ineffables calembours.
Le tandem Karaghiozis-Hadziavatis, le voici ressuscité, pour le meilleur et pour le rire, dans trois pièces truculentes: "Le Mariage de Barba Yorgos", "Le Château des fantômes" et "Les Sept Dragons", où l'on se glisse incognito dans les palais des vizirs pour secourir de belles princesses, et les empêcher d'épouser les prétendants ridicules qui se pressent sous leurs fenêtres - si le scénario ne change pas d'une pièce à l'autre, on peut compter sur nos deux lascars pour renouveler leur arsenal de clowneries empruntées à mille ans d'insolence populaire. Tout cela, évidemment, ne relève pas seulement du divertissement, et Marie Gaulis a raison de rappeler dans sa postface que le karaghiozis ne se limite pas à la comédie, si bouffonne soit-elle: il a longtemps servi de "soupape sociale et politique, voire sexuelle", explique-t-elle. Et d'ajouter: "Avec ses excès et ses pirouettes, le théâtre d'ombres grec a beaucoup à nous dire, à une époque de méfiance et de peur réciproques, sur les relations entre l'Orient et l'Occident. A leur manière légère, ces pièces nous parlent d'une Europe agrandie à ses confins méditerranéens et orientaux, où la tradition populaire peut encore faire entendre sa voix."
On reste en Grèce mais on change totalement de registre avec le second volume de la collection Classiques du monde: quinze nouvelles superbes, réunies dans Autour de la lagune. Leur auteur, Alexandre Papadiamantis, est né en 1851 à Skiathos, une île des Sporades du Nord. Fils de pope, il a eu une vie marginale, parfois monacale, et il a signé quelques romans historiques avant de ciseler près de deux cents nouvelles entre 1887 et 1911, l'année de sa mort: la plupart se situent sur son île natale, avec des personnages qui, disait-il, sont "des éclopés de la vie" et qui pourraient sortir des livres de Dostoïevski - dont il fut le traducteur. Dans ses récits, le surnaturel côtoie le réalisme le plus cru, et la tragédie s'orchestre dans des décors idylliques. Il y a les superstitions, le mauvais sort, les enfants qui meurent, le diable qui rôde, le fléau de la misère qui s'abat sur les villages, les hommes qui s'exilent en Amérique, les moulins qui geignent sous les vents brûlants, et les flots noirs qui engloutissent les matelots - "chaque année, la mer nous réclame sa victime", écrit Papadiamantis, dont l'écriture a la pureté d'une icône. On pense à Giono, à Maupassant ou à Garcia Marquez en lisant ses nouvelles: ce petit recueil est une belle occasion de redécouvrir "l'ambassadeur du roman au pays de Byzance", comme l'a dit Kundera.
André Clavel, Samedi 5 novembre 2005
Farces et facéties de Karaghiozis, cinq questions à la traductrice, Marie Gaulis, par Mathilde Vischer
Traduit du grec et adapté par Marie Gaulis
Editions Zoé, collection des Classiques du monde, 2005.
Pouvez-vous retracer brièvement la tradition, à la fois littéraire et populaire, des farces de Karaghiozis?
Le théâtre d'ombres grec auquel le personnage principal Karaghiozis a donné son nom est l'héritier du théâtre d'ombres turc apparu dans la Turquie ottomane vers le XVIe siecle, et répandu dans tout l'empire ottoman, du Maghreb aux Balkans. C'est une forme de théâtre populaire, c'est-à-dire orale et anonyme, dont la représentation, avec un unique montreur manipulant toutes les figures, est un spectacle vivant et total (où la musique et les chansons jouent un rôle primordial). Faisant partie de la tradition populaire grecque depuis en tout cas le début du XIXe siècle, le karaghiozis présente un riche répertoire de pièces comiques, héroiques, tragi-comiques qui a durablement marqué la culture grecque moderne. Avant tout théâtre du langage, le karaghiozis a été reconnu par le poète Séféris et par d'autres écrivains et intellectuels grecs et étrangers (Jacques Lacarrière a écrit un très joli chapitre sur le karaghiozis dans l'Eté grec) comme une expression majeure de la langue grecque dans toute sa richesse (dialectes, accents, influences italiennes ou turques, niveaux de langue).
Comment avez-vous établi le choix des textes publiés dans ce volume ?
A travers le choix des trois pièces présentées dans ce volume, choix personnel et subjectif, j'ai voulu donner au lecteur francophone une idée du répertoire comique, à mon sens celui où la verve du karaghiozis s'exprime le mieux et où l'on retrouve des thèmes universels, comme celui du "mauvais mariage" et des prétendants ridicules, par exemple.
A partir de quel document avez-vous travaillé à la traduction ?
J'ai travaillé à partir de l'édition grecque de Yiorgos Ioannou, en trois volumes, avec introduction, lexique et glossaire; les pièces elles-mêmes ont été transcrites par des montreurs dans les années 1920-30.
Dans quelle mesure avez-vous dû adapter le texte ? Sur quels plans plus précisément ont porté ces adaptations ? Les trois pièces ont-elles présenté des difficultés très différentes ?
Comme le texte est essentiellement constitué de jeux de mots et calembours, gallicismes et italianismes approximatifs, déformations et autres pirouettes verbales, il m'a fallu beaucoup travailler le lexique, transposer, réinventer, en un mot, adapter les effets comiques au français d'aujourd'hui. Ce que je n'ai pas modifié, c'est la dramaturgie, qui peut d'ailleurs parfois nous apparaître un peu faible - puisque justement, cette forme de théâtre n'est pas tant basée sur l'action que sur la subversion du langage, plus forte et plus subtile qu'il n'y parait (et c'était sans doute cela, l'enjeu et le défi principal : conserver quelque chose de ce renversement langagier et de cette richesse linguistique, de cette "polyphonie" qui résonne dans le karaghiozis).
Les trois pièces ont présenté sensiblement le même type de problèmes, avec quelquefois des expressions récurrentes, mais dans un contexte différent.
Pensez-vous que ces farces peuvent encore toucher des lecteurs du XXIème siècle ?
C'est par le comique, le burlesque, la "sublime idiotie" de Karaghiozis qui l'apparente à cet autre farceur qu'est Nasr eddin Hodja (et par là, à toute une tradition orientale qui a des liens avec le soufisme et la poésie d'Omar Khayyam) que ces pièces peuvent parler au lecteur d'aujourd'hui, dans ce que le comique a d'universel et de libérateur. Mais sans oublier, bien sûr, que le théâtre d'ombres est avant tout un spectacle vivant, et que ces pièces, rendues pour la première fois dans une traduction française, devraient pouvoir servir de base, de point de départ pour une interprétation dont elles sont, en réalité, le canevas et la matière première: c'est après tout la vocation du théâtre que de s'incarner dans des voix.
Propos recueillis par Mathilde Vischer
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