J'ai posé
ma tête entre mes bras repliés sur la table. Les
mots se cachent. C'est un jeu, ils se cachent et je les cherche.
Un jour ils se lasseront et moi aussi. Je le crains, parfois
je l'espère. Mais il est encore trop tôt. Je les
cherche et je les attends. Un mot, un seul quelquefois et d'autres
le rejoignent. J'attends qu'ils m'emportent, me déposent
sur le visage, les lèvres d'inconnus qui meurent si je
ne les rejoins pas ou qui me suivent et me poursuivent, ne s'en
vont pas avant que je n'aie dit et compris ce qu'ils avaient
à me dire.
Rien n'a changé. Si pourtant
: la montagne, son corps de baleine échoué devant
moi a le dos blanc. C'est tôt pour la première
neige.
Ils me font signe, je m'approche, au
dernier moment ils se dérobent. Ils veulent m'entraîner
quelque part, mais je résiste, je ne veux pas de n'importe
quelle route, j'ai le droit de choisir, de refuser celles
qui sont trop dangereuses, qui sont au-dessus de mes forces.
Alors il me tournent le dos avec un haussement d'épaules.
C'est un jeu difficile, un peu cruel. Je sais qu'ils reviendront.
Ils reviennent toujours. Ils savent que je ne peux pas me
passer d'eux, que je finirai par les suivre. Ils sont patients.
J'entends leurs froissements d'ailes, leurs rires qui ressemblent
aux cris confus des oiseaux à l'aube. Ils décrivent
leurs tours loin au-dessus de moi, ils ne me perdent pas de
vue. Je vais céder, reprendre ma plume. Mais je ne
vois pour l'instant que ce visage, le visage d'une femme,
derrière la vitre embuée d'un car, qui regarde
défiler le paysage, occupée par je ne sais quelles
pensées.
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée,
Editions Bernard Campiche, 2002.
Couverture : photographie de Myriam Ramel
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