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Sylviane Chatelain / Le Livre d'Aimée
Editions Bernard Campiche
 

ISBN 2-88241-118-9

 

J'ai posé ma tête entre mes bras repliés sur la table. Les mots se cachent. C'est un jeu, ils se cachent et je les cherche. Un jour ils se lasseront et moi aussi. Je le crains, parfois je l'espère. Mais il est encore trop tôt. Je les cherche et je les attends. Un mot, un seul quelquefois et d'autres le rejoignent. J'attends qu'ils m'emportent, me déposent sur le visage, les lèvres d'inconnus qui meurent si je ne les rejoins pas ou qui me suivent et me poursuivent, ne s'en vont pas avant que je n'aie dit et compris ce qu'ils avaient à me dire.

Rien n'a changé. Si pourtant : la montagne, son corps de baleine échoué devant moi a le dos blanc. C'est tôt pour la première neige.

Ils me font signe, je m'approche, au dernier moment ils se dérobent. Ils veulent m'entraîner quelque part, mais je résiste, je ne veux pas de n'importe quelle route, j'ai le droit de choisir, de refuser celles qui sont trop dangereuses, qui sont au-dessus de mes forces. Alors il me tournent le dos avec un haussement d'épaules. C'est un jeu difficile, un peu cruel. Je sais qu'ils reviendront. Ils reviennent toujours. Ils savent que je ne peux pas me passer d'eux, que je finirai par les suivre. Ils sont patients. J'entends leurs froissements d'ailes, leurs rires qui ressemblent aux cris confus des oiseaux à l'aube. Ils décrivent leurs tours loin au-dessus de moi, ils ne me perdent pas de vue. Je vais céder, reprendre ma plume. Mais je ne vois pour l'instant que ce visage, le visage d'une femme, derrière la vitre embuée d'un car, qui regarde défiler le paysage, occupée par je ne sais quelles pensées.

Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée, Editions Bernard Campiche, 2002.
Couverture : photographie de Myriam Ramel