Elle est toute grise, avaient-ils sans
doute pensé, on dirait qu'elle veut aller mettre au
clou sa pauvre carcasse. Alors, où va-t-on, demandons-nous
d'une voix mielleuse en essayant d'éviter de ricaner,
nous ne voulons quand même pas lui faire peur. Nous
la regardons, l'air sérieux. C'est ce qu'on nous a
appris, de regarder les gens dans les yeux quand on leur parle.
On nous l'a appris, et c'est ce qu'on fait maintenant, mais
la fille bredouille et baisse les yeux, elle veut décamper
sans dire bonjour comme il faut, cette bécasse. Là,
elle s'est trompée d'adresse, elle a intérêt
à nous répondre, maintenant nous n'essayons
plus d'avoir des voix gentilles. Maintenant, nous sommes des
hommes, des vrais, et quand il s'agit de bonnes manières,
pas question de rigoler, ça aussi, ça s'apprend,
de savoir imposer sa volonté. Si elle ne veut pas répondre,
et bien droite, au garde à vous, elle va s'en prendre
une ; nous parlons d'une voix douce. Mais elle ne sait pas
se tenir comme il faut, ça se voit tout de suite, alors
nous lui barrons la route, les jambes écartées.
La bière peut attendre, et nous disons aussi, alors
qu'elle recule à tâtons pour allumer la lumière
du porche de l'immeuble : mais je la connais, cette putain
juive, encore une qui s'en met plein les poches pendant que
nous autres, on se tue au travail.
C'est à peu près comme
cela qu'Anna s'était imaginé cette scène
dont Franziska ne voulait presque rien dire...
Extrait de Noir Sortilège de Mariella
Mehr, Editions Demoures, 2001.
Traduit de l'allemand par Jacques Duvernet.
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