Pour qui me prenais-je ? Par quelle
arrogance moi, qui faisais métier de ma plume, prétendais-je
que cette femme me raconte ses bonheurs et ses malheurs ?
Il faut dire que les récits basés sur le vécu
des gens ne couraient pas encore les rues, à l'époque.
La mode en est venue plus tard. J'étais même
en terrain assez inexploré, et je pensais que Mme Letourneur
pourrait se fâcher, voire de la condescendance de ma
part dans une demande d'entretien. D'où ma crainte
(obsédante) que ma tentative ne passe pour du populisme
de bas étage.
Léchéance approchait, il fallait que je
me décide. D'un week-end à l'autre, je renvoyais
ma question: si Denise s'était fâchée,
je n'aurais plus osé mettre les pieds au Grütli
et je laurais regretté. Le risque valait-il d'être
pris?
J'étais aux abois.
Jusquà ce qu'un soir de février 1975,
alors que je m'étais approchée de son podium
pour déposer les cinq francs qui étaient de
rigueur en partant, elle se penche vers moi sans cesser de
jouer et me dise :
" dis-donc, cachottière, tu ne m'avais pas dit
que tu écrivais. J'ai vu ta binette à la TV
l'autre soir. "
Anne Cuneo
est est née à Paris et vit en Suisse, entre
Genève et Zurich. Elle est journaliste et réalisatrice
à la Télévision suisse. Elle est l'auteur
de récits autobiographiques, d'une série de
textes dramatiques, et de plusieurs romans publiés
en Suisse, en France, en Allemagne, en Hollande, etc. Elle
a reçu le Prix des Libraires 1995 pour son roman Le
Trajet d'une Rivière.
Anne Cuneo, Le Piano du Pauvre, Editions
La Joie de Lire, 2000.
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