Raphaël Aubert dans le fleuve du temps

Ecrivain et journaliste de la RSR, il publie son Journal de l'année 2008 et un nouveau roman qui est une vraie réussite: La Terrasse des éléphants.

Septembre étant le mois le plus favorable aux livres, comme aux champignons, tout le monde voudrait publier le sien à ce moment-là. Journaliste dont les programmes de la RSR nous ont rendu la voix familière, Raphaël Aubert est un véritable privilégié, puisqu'il en fait paraître non pas un, mais deux. D'abord un roman, La Terrasse des éléphants , qui marque son retour à la fiction après La Bataille de San Romano paru en 1993. Ensuite un Journal de l'année 2008, Chronique des treize lunes , qui relève d'un genre nouveau pour lui. Deux livres que l'on recommande de lire dans cet ordre.
Le roman est une vraie réussite. Un voile d'étrangeté enveloppe cette histoire, comme si une puissance invisible et ironique avait décidé de se jouer d'un personnage persuadé d'être maître de sa destinée. Raphaël Santorin emprunte au moins deux choses à l'auteur, son prénom et sa profession de journaliste: ancien correspondant de guerre au Vietnam, il est ramené, bien des années plus tard, vers une vieille demeure familiale. Les Hautes Terres. Une maison isolée au milieu des sapins, vaste et vide. Des housses recouvrent les meubles. Entre ces murs, le passé semble endormi à tout jamais.

Des traces écrites.

C'est là, pourtant, que le passé va ressusciter. Raphaël Santorin tombe sur une carte postale datée de 1973 qui lui rappelle Laure. Un amour d'enfance sous un ciel de Provence. L'idylle d'un été à peine, qu'il croyait oubliée, mais qui revient le hanter. Comme malgré lui, Raphaël tire sur le fil du souvenir, fouille, enquête, retrouve la maison des amours enfantines, s'engage dans un jeu de pistes où ce sont des traces écrites qui le guident: la carte postale, une lettre, un courriel imprimé, un roman poussiéreux et intitulé La terrasse des éléphants comme celui que vous êtes en train de lire… L'écriture, qui sert à interpréter nos vies, se charge aussi de les transformer.
Il apparaît que Laure est archéologue, qu'elle a vécu au Cambodge et qu'elle a été prisonnière des Khmers rouges. D'une architecture savante, le roman est construit en forme de diptyque. La première partie reproduit les carnets de Raphaël retrouvés dans un hôtel de Phnom Penh. Alors que la seconde adopte le point de vue de Laure, restée au Cambodge, qui renoue elle aussi avec le souvenir de cet été-là. La beauté du livre tient à ce double mouvement, au fond mystérieux, qui les pousse, chacun de son côté, à remonter le fleuve du temps. Quand ils finiront par se retrouver, non loin d'Angkor où se trouve la Terrasse des éléphants, ils ne seront pas deux, mais quatre: Raphaël, Laure et, entre eux, l'enfant qu'ils ont été l'un et l'autre.
D'une écriture mesurée, harmonieuse, hostile à l'idée de produire des «effets», La Terrasse des éléphants est un livre subtilement enroulé sur lui-même. C'est un roman de l'irrépressible retour. Retour vers l'Asie. Retour à l'enfance. Retour sur soi... Lecteur avisé de Proust, comme le montre son Journal de l'année 2008, Raphaël Aubert poursuit lui aussi une quête entre le temps perdu et le temps retrouvé.

De Malraux à Sarto.

Ce Journal, Chronique des treize lunes , son auteur lui donne un but: «Savoir une bonne fois où passe la suite de mes jours». A le lire, la réponse coule de source: dans ses innombrables activités. Il nous ficherait presque des complexes, ce Raphaël Aubert qui exerce son métier de journaliste, court les expositions, donne des conférences, s'active dans différentes sociétés, s'occupe de l'œuvre laissée par son père (le peintre et graveur Pierre Aubert), mais trouve aussi le temps d'écrire, de lire beaucoup et de relire plus encore: Henry Miller, Malraux, Pasternak, Soljenitsyne, voire Bernard-Henri Lévy chez qui il admire tout, y compris ses films (là, tout de même, on se dit qu'il exagère). Quelques figures romandes et amicales se glissent également dans ces pages. L'écrivain François Debluë. Le peintre Pietro Sarto. Ou encore le théologien Daniel Marguerat.
En réalité, il manque plus d'une journée pour que cette traversée de l'année 2008 soit complète. En avril, Raphaël Aubert tombe malade. Encéphalite aiguë. Trente-six heures de trou noir. Passé à deux doigts de l'irrémédiable, il va revenir à la vie dans une lumière nouvelle qui lui clarifie les choses.
Sur sa vie intérieure, Raphaël Aubert reste cependant discret. Il aime réfléchir adossé à l'actualité, ce qui est une saine pratique, mais qui nuit à son journal: aujourd'hui, qui a vraiment envie de refaire, un caucus après l'autre, la longue marche de Barack Obama vers la présidence? Un travail d'élagage aurait sans doute permis de réé rééquilibrer ce journal qui est intime à petites touches, mais le plus souvent extime – pour reprendre le néologisme de Michel Tournier.
S'il faut lire cette Chronique des treizes lunes après le roman, c'est parce il contient aussi le making of de La Terrasse des éléphants . Au fil des jours, on suit sa conception, ses difficultés, son cheminement. Et, en retournant ainsi vers ce roman qui est lui-même un livre du retour, on le retrouve comme mis en abyme par le Journal. On a alors l'impression de le relire par-dessus l'épaule de son auteur.

La Terrasse des éléphants , roman, de Raphaël Aubert, L'Aire, 167 p.
Chronique des treize lunes, Journal, de Raphaël Aubert. L'Aire, 442 p.

Michel Audétat
L'Hebdo
24.09.2009; page 82

 

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