Le Feu au lac, par Laurent Nicolet, le Nouveau Quotidien
Benoziglio met le feu au lac. Pour une flambée mémorable Le nouveau livre du romancier suisse le plus allumé vaut son pesant détincelles: toute une vie dHelvète cosmopolite vue sous langle du ragot et de la malveillance. Un régal rhétorique enraciné dans lactualité.
" Obstinée. Rebelle. Ravissante. Rendant muet ses condisciples de maternelle, empressés ceux de sixième, fous les lycéens, ridicules les hommes mûrs et rêveurs les autres. " Bref une héroïne et précisément celle du nouveau livre de Jean-Luc Benoziglio. Edith. " Laisseraient-elles bien en chemin toute une kyrielle dhommes au canon de fusil engoncé dans la bouche, ces femmes-là iront leur route sans soccuper de rien ni de personnes " On nen saura guère plus car Benoziglio, ou Beno comme il aime à se présenter lui-même, lécrivain suisse (enfin suisse, disons " à demi-français, en partie juif, à moitié suisse, pas très catholique " ou si lon préfère, comme le qualifie lun des redondants narrateurs de ce fol ouvrage, " sale Juisse ") lécrivain donc suisse le plus, comment dire, déjanté ? inspiré ? hénaurme ? a choisi de raconter lhistoire dun homme, (lui-même, mais né vingt ans plus tôt, sentez la perversion), et dune femme, vus par une troupe de témoins plus ou moins oculaires, bavards comme des libellules, limage nest pas gratuite : un capitaine grec, un autre lémanique, un patron de bistrot, une vieille institutrice à la retraite, un curé hautement parodique, jusquà lultime porte-parole, le maladroit employé des pompes funèbres dOuchy chargé à contrecur de disperser les cendres de " Youpinovitch " dans les eaux du Léman, " il fallait bien être juif, bougeotte juive, hébraïque, incapacité à rester en place, juif errant, ewiger Jude, plutôt, pour ainsi quitter de son plein gré une si belle et idyllique région et ne demander quà y revenir, trop tard, bien trop tard, que pour polluer davantage des eaux qui, croyez-moi, avec toutes ces saletés dégout, insecticides et pesticides, nont vraiment pas besoin de ça "
Soliloque, soliloque tout nest que soliloque, quelque chose entre le ragot de bistrot, la confession divrogne et le témoignage sous serment, des envolées champignaciennes, en phrases superbes et interminables, se déroulant souvent sur 3, 4 pages et qui nont pour but que de dégommer " lhomme ", le héros, un être reconnu par tous comme asocial, je-men-foutiste, cynique, râleur, procédurier, mauvais esprit, inadapté. Il faut dire que cet Helvète-là a choisi lexil, et pas nimporte où, quelque part en France très profonde, sur un îlot au milieu dun fleuve, où il a fait bâtir maison et tenté dimporter un troupeau de vaches, suisses, bien sûr, un cheptel vite disséminé par la montée des eaux. Lhomme se fera même livrer une véritable gondole vénitienne pour ses traversées, osera perturber à coups de pétards la bénédiction solennelle des barques du lieu par un évêque au supplice dont le vent fripon enverra valdinquer la mitre. Bref, lhomme, au sortir de la guerre, le Suisse planqué fait pour sattirer la haine des villageois français. Les sarcasmes se déchaînent contre ce neutre inassimilable et qui pousse la provocation jusquà dire trente dix-sept et cinquante et onze, pour railler la manière républicaine de compter. Résultat, un massacre : " risettes crispées aux alliés et business avec les Boches, donne-moi ta montre, bédit Zuisse et je te dirai lheure se sont débrouillés pour traverser toute la guerre sans que soit rasée une seule de leurs coquettes petites Geranium-City sans non plus que fonde dans le brasier général une seule goutte de leurs précieux glaciers pour Tartarin et vieilles Anglaises,et si par hasard, et si par maladresse, une bombe, ou un obus, ou une balle perdue, jamais écorniflait un minuscule pan de leur minuscule territoire, cest des excuses quon exigeait, comme le spectateur au bord dun ring dont une goutte de sang aurait taché la chemise blanche mein Kampf ou la déclaration des droits de lhomme même combat, aurait-on dit, la neutralité la plus veule et la plus bête du monde sans que leurs soldats, déjà attifés, hein, entre nous, comme sils nétaient pas très sûrs de vouloir la gagner, la guerre, sans donc quils omettent, leurs soldats, de poliment saluer dun guten tag ou dun buongiorno leurs collègues de lautre côté de certains postes de douane, et croyez- moi, si la Suisse avait eu une frontière commune avec le Japon, ils nauraient pas mis une semaine pour apprendre à dire sayonnara " Ainsi de suite, sur des pages et des pages. Il faudra attendre les ultimes borborygmes du croque-mort pour que réplique soit donnée à larrogance tricolore : " Un Français doit être au moins, et encore, agrégé dhistoire pour ne pas ignorer quaprès la partie francophone la Suisse continue encore un petit bout du côté de lAllemagne, quune autre partie du pays parle italien et quil existe une quatrième région et une langue encore, dont moi-même à linstant, excusez-moi, cest ridicule, ne parviens pas à me rappeler le nom "
Auparavant on aura appris que lhomme, flûtiste raté, avait mis au point une très efficace technique de drague adolescente sur télésiège, avait assisté, entre honte et soulagement, à la rafle de ses cousins parisiens, multiplié les scandales, souvent à bord des navires ou lors de concours de tee-shirts mouillés, en tenant peu ou mal ou trop bien, alcool oblige, sa fonction de sous-fifre rémunéré. A propos cest dans les fifres et tambours de larmée suisse que notre héros a traversé la guerre, autre sujet dinfinis sarcasmes De son amour pour Edith, la violoniste juive, on ne saura à peu près quune chose, quil a mal, très mal tourné.
Au final, on reste assis et confondu devant un tel feu dartifice, plusieurs trouvailles par lignes, et des embardées rhétoriques comme on en commet plus, depuis, disons, allez, Céline et Thomas Bernhard. Ou comment le ragot, élevé au rang de technique artistique, donne de toute une vie et dun pan dhistoire, une vision certes fielleuse, détournée, déformée, mais férocement belle et pitoyable, beauté et pitié constituant dailleurs, dans lesprit par exemple dun Nabokov, les deux mamelles où savent sabreuver les lecteurs qui connaissent leur bonheur.
Le Feu au Lac, De Jean-Luc Benoziglio, Seuil, 336 pages
Laurent Nicolet
LE NOUVEAU QUOTIDIEN
VENDREDI 9 JANVIER 1998