..... ROUTES .....

Bouvier au bout du voyage, «démuni, tout à fait démuni»

Bertil Galland, qui fut l'éditeur de Nicolas Bouvier, évoque la trajectoire unique de son ami fureteur et flâneur.

Nicolas Bouvier, comme il l'a écrit dans son dernier poème, a vidé les étriers et sa monture l'a quitté dans un galop de cendre. La laine des mots aimés est partie en flocons. Dans l'amidon d'un hôpital de Genève, il est mort hier matin.

Ces mots, ce ton, cette sagesse nous restent d'un voyageur, né en 1929 au Grand-Lancy, qui appartenait à la ville de Rousseau, attaché à cette tradition urbaine, nourri de l'érudition de son père directeur de bibliothèque, porté par l'humour de Töppfer, et qui devint à son tour, pour utiliser son vocabulaire, un pérégrin.

Fureteur et flâneur, il partit d'abord exercer la marche en solitaire dans les montagnes de Laponie. A son retour, il fit les délices des professeurs de la faculté des lettres, Marcel Raymond ou Jean Starobinski, par le libre envol de son intelligence, par une courtoisie qu'il se piquait d'émailler de mots crus, par une richesse intérieure cliquetant d'objets insolites.

Mais chacun dut se convaincre que ni la voie universitaire ni la sédentarité n'étaient son lot. Ses activités cessèrent d'être classifiables. Loin de revendiquer un statut d'écrivain, il disparut.

On put seulement reconnaître après coup, après maintes traversées de désert, combien son départ pour la Macédoine et la Méditerranée orientale, puis les confins de la Turquie et de l'Iran eurent valeur, pour ce jeune homme, d'itinéraire initiatique.

Son voyage, commencé avec le peintre Thierry Vernet, allait durer quatre ans. Un séjour à Ceylan fut vécu comme une telle descente aux enfers qu'il lui fallut trente ans pour le décrire. Entre-temps, il avait découvert le Japon et publié son premier livre, sur le début de son parcours, «L'usage du monde».

On voit combien l'écriture, chez Nicolas Bouvier, fut éloignée de toute hâte, lentement maîtresse du suc, du poison et des petits cailloux de la route, parfois une piécette millénaire sur la piste entre l'empire d'Alexandre et la Chine, événements cent fois médités après l'illumination et qui finirent par se traduire, bien plus tard, en un récit, en un poème.

Qui était Bouvier? Pour beaucoup, un spécialiste du Japon. Mais s'il publia deux livres sur ce pays aimé, il se moqua de ceux qui, sans pourtant se tromper beaucoup, le prirent pour un orientaliste. La force de cet homme se révéla difficile à définir, hors d'une stricte érudition, éloignée de la simple capacité de torcher un bon texte documentaire. Pour augmenter le trouble des amateurs de catégories, il passa pour un photographe, et il fut en vérité un maître de la photographie, ou se présenta pendant trente ans comme iconographe. Ce gagne-pain, qui l'enchanta, fut en effet la recherche d'images exquises et rares, la fouille de grimoires dans des monastères, le viol de coffres, la plongée dans les bibliothèques des capitales.

En Suisse, il était lié par une attention généreuse et désintéressée aux peintres, aux gens de théâtre, aux écrivains. Il aurait pu, lorsqu'il revenait décharné de ses voyages, n'être qu'une figure très aimée de Genève, un baroudeur de charme, un conteur tellement accompli qu'on faisait toujours cercle autour de lui comme auprès de Shéhérazade.

En vérité, écrivant difficilement, longtemps incertain mais possédant une oreille plus juste qu'un diapason, ce fut un poète et l'un des plus grands poètes que notre pays ait connus.

Il n'a cessé de grandir. Très tôt, lorsque après 1963 il n'avait encore écrit que «L'usage du monde», on vit se constituer le cercle de ceux qui plaçaient ce texte parmi leurs livres de chevet.

Dans «Japon», en 1967, dans «Chroniques japonaises» qu'il fallut attendre encore huit ans, l'art d'assembler une mosaïque d'événements concrets et disparates, de leur conférer un climat et une musique, de posséder un savoir en se moquant de sa propre science, d'atteindre à une connaissance à la fois charnelle et subtile du monde, augmenta continuellement le nombre de ses admirateurs.

Mais il fallut attendre son livre maléfiquement prodigieux sur Ceylan, «Le poisson-scorpion» (1981), pour que sa dimension littéraire renverse enfin les frontières. En coédition chez Gallimard, d'abord, puis reprise en 1990 chez Payot-Paris parmi les «écrivains du voyage», bénéficiant soudain de l'engouement international suscité par cette famille d'auteurs, souvent placée à côté des récits de sa chère et grande amie Ella Maillart, qu'il ne dépassait pas en courage mais bien supérieur à elle par le style, servie enfin par la redécouverte de «L'usage du monde», l'œuvre de Nicolas Bouvier est aujourd'hui lue et célébrée dans le monde entier. Elle suscite la ferveur dans des générations successives de lecteurs et son rayonnement ne cesse de s'étendre.

Dans cette période récente de large reconnaissance, des livres et des films se sont multipliés comme pour prolonger et préserver dans des entretiens, le ton, l'humour, les tournures, la sagesse d'un être d'exception, «Routes et déroutes» en 1992, «Le hibou et la baleine» en 1993, «Comment va l'écriture ce matin?» en 1996 et la même année un portrait filmé de la collection Plans-Fixes.

Les voyages prirent un autre mode avec les forces déclinantes du pérégrin, qui avait consenti, pour s'enrichir l'âme, à se laisser arracher pas mal de plumes. Mais l'île d'Aran, la Corée et la Chine lui inspirèrent encore un recueil de récits en 1990. Les universités lointaines se mirent à l'inviter, et toujours prompt à parler des autres, il donna à New York, en Californie et ailleurs des cours sur des écrivains frères, voyageurs au fond de soi comme Hölderlin, vagabonds comme Jack London, moines pèlerins de Chine. Comme s'il avait soumis sa vie à un cycle cosmique, il commença par l'Est auprès des sources les plus lointaines et l'acheva dans l'Ouest américain.

Mais pour atteindre le cœur de cet homme, il faut rouvrir le mince volume qui contient tous les poèmes qu'il écrivit, «Le dehors et le dedans», paru en 1982. Les Editions Zoé l'ont fait reparaître il y a quelques semaines, enrichi des chansons de la fin. La minceur de la publication ne doit pas nous tromper. Elles ne furent pas nombreuses les pages d'une matérialité aussi subtilement distillée à paraître en Suisse en ce demi-siècle, ou, pour tout prendre, en langue française. Comme chez le fameux peintre oriental qui médita dix ans et d'un seul geste traça un poisson parfait, la simplicité y est sublime. Créer en soi l'hospitalité à ce qui vous est supérieur demande, a dit Bouvier, un apprentissage très ardu. J'ai le sentiment, poursuivait-il, que le monde est fait d'éléments différents – la lumière, les couleurs, une musique qui vient de près ou de loin, une odeur qui monte d'une cuisine, une présence ou une absence, un silence – et que tous ces éléments conspirent pour créer des monades harmoniques. Le monde est constamment polyphonique alors que nous n'en avons, par carence ou paresse, qu'une lecture monodique. Et il y a des moments, disait encore Bouvier, soit par fatigue, soit par sentiment amoureux, soit parce que la mort est imminente, où soudain toutes ces harmoniques se perçoivent.

En cette plénitude, frère Nicolas nous a quittés, nous laissant en adieu le poème cité au début de ces lignes, et qui s'achève ainsi, daté du 25 octobre 1997 à Genève, lorsqu'il se savait condamné:

Désormais, c'est dans un autre ailleurs
qui ne dit pas son nom
dans d'autres souffles et d'autres plaines
qu'il te faudra
plus léger que boule
de chardon
disparaître en silence
en retrouvant le vent
des routes.

Bertil Galland



L'accueil du voyageur

– Monsieur Bouvier?
– Oui. Que puis-je pour vous?
– Eh bien… euh… est-ce qu'on peut se voir?
– Oui. Demain, si vous voulez.

Si je voulais? L'étudiant que j'étais, qui avait bégayé sans rien expliquer, trépignait de joie dans sa cabine publique. Nicolas Bouvier ne savait pas que je faisais une étude de ses textes. Il avait juste dit «oui».

A quoi ressemblait cet homme bercé par le «chant du monde», qui savait si bien retranscrire cet enchantement? Ce musicien dans l'âme dont les livres étaient des partitions et les mots, des notes parcimonieusement déposées sur une portée magique? Cet apologue des petites choses?

Un jour après. La porte de l'atelier de Carouge s'ouvre. Il sourit. Quelques objectifs photographiques posés sur une table. Par terre, en éventail, des images, tellement d'images. Sur un mur, un portrait de femme. Sa femme.

– Vous n'avez pas faim?
– Si, répondis-je, perdu.
– Alors, allons-y.

Chemin faisant vers le troquet du coin, Nicolas Bouvier laisse choir son désolement face au drame bosniaque. Si simplement. Puis remonte au temps de ses nuits tziganes en Yougoslavie. Peut-être des notes lui sont-elles revenues à l'esprit? Il a les petits pas d'un funambule.

A table, mon projet d'étudiant. Nicolas Bouvier porte son verre aux lèvres, puis le redépose avec douceur sans le quitter des yeux: «L'université s'intéresse à moi?» Je surenchéris, je veux comprendre. Comment construit-il ses textes? Pourquoi suis-je conquis? Quels auteurs l'ont-ils inspiré? L'étudiant veut comprendre. Avec gentillesse, il me regarde gesticuler. M'écoute, mais parle peu. «J'ai composé le Poisson-scorpion comme une sonate. J'ai mis vingt ans».

D'autres rencontres ont suivi. Nicolas Bouvier était souvent invité à des lectures. Chaque fois, il s'asseyait lentement. De longs silences ponctuaient ses phrases pendant lesquels, les yeux mi-clos, l'auditoire voyait passer des images. On ne comprend rien, on ne voit rien, sans ce luxe, la lenteur.

MICHEL BEURET


Michel Le Bris, écrivain, éditeur de Nicolas Bouvier en France

C'était quelqu'un que j'aimais infiniment. Que je connaissais depuis la première publication de «L'usage du monde», dans les années soixante. Un livre passé totalement inaperçu: c'était l'époque où l'on vous expliquait qu'il fallait mettre le monde entre parenthèses, c'était le linguisme à tout-va, l'avant-garde, le structuralisme. J'ai mis des années à convaincre les critiques parisiens de cette évidence: que Bouvier est un écrivain majeur de ce siècle. L'équivalent, pour le monde francophone, d'un Bruce Chatwin en Angleterre: à savoir l'illustration d'une certaine idée de la littérature, d'un rapport d'incandescence entre le monde et la littérature. En plus, le personnage avait une dimension humaine exceptionnelle, faite d'humour, de discrétion, de finesse. Bouvier restera, sa reconnaissance tardive n'est pas un effet de mode.

Etienne Barilier, écrivain

Je suis très touché par la mort de Nicolas Bouvier. La première fois que je l'ai rencontré, c'était à Los Angeles, il m'avait aidé à pousser ma voiture en panne. C'était quelqu'un de terriblement attachant et de généreux, la preuve: il était capable de se montrer gentil même avec ses confrères, ce qui est rare dans la profession. Il pratiquait un véritable accueil à l'autre. Bouvier, c'est une voix particulière chez nous, une voix qui donnait l'impression d'une Suisse ouverte à tous les vents, une Suisse nomade, et c'est ce qui la rendait précieuse. Ecrivain-voyageur? Je crois qu'il était écrivain, point final. Ce qui restera de lui, je pense, c'est d'avoir concilier liberté et précision. Liberté dans l'expérience, dans la vie vécue et acuité extrême de l'écriture. Ce qui n'est guère étonnant chez un homme m'ayant avoué, après une représentation du «Cirque du Soleil» à Montréal, avoir pratiqué dans sa jeunesse les métiers du cirque. Bouvier l'acrobate, le saltimbanque…



«Il s'est envolé»
Jean-Marc Lovay, écrivain

«Bon sang! il s'est donc envolé… je ne sais pas trop quoi dire. Bouvier, j'avais été le voir avant mon premier voyage en Asie. Ce qui était rare chez lui, c'était qu'il avait réussi à la fois à voyager, réellement et concrètement, et en même temps à écrire. Ses livres resteront comme un témoignage de ce qu'ont été les voyages au XXe siècle. Aujourd'hui, même si on peut encore voyager pendant des mois, s'arrêter longtemps dans des villes, il y a toujours la tentation qui guette de sauter dans un avion juste pour fêter un anniversaire par exemple. Et alors, c'est fini. Heureusement, il nous reste le voyage intérieur. Le tapis volant, c'est peut-être le dernier vrai moyen de transport… Peut-être en ce moment d'ailleurs Bouvier est-il en train de croiser la route de Jünger, cet autre grand et étrange voyageur.»

«Une ombre immense»
Corinne Desarzens, écrivain

Bouvier disait tout le temps: ne pas peser. Se faire oublier. Autrement dit l'exact opposé de tout ce que l'on voit maintenant. Je suis consternée: il y en a tant d'autres, même plus jeunes, qui auraient pu mourir. Mais pas lui. Tout était bon à prendre chez lui, la moindre platitude. Et puis le personnage, pourquoi ne pas le dire, était beau, jusque dans sa façon de marcher, une beauté sans âge. Il aimait écrire dehors, devant sa maison: il réussissait à rester nomade, même ici, même au cœur de la bonne société genevoise. Et puis il avait une façon si particulière de voir les choses, à rebours, il aimait l'Orient sous la neige. Ce qui le caractérisait, c'était l'aptitude au mot juste, la fidélité, une absence de toute prétention. Et un sens très fin des proportions; il pouvait grossir un détail infime et ramener à rien, au néant, des choses que les autres mettaient des années à expliquer. Son ombre est immense, nous n'avons personne d'autre.

Propos recueillis par Laurent Nicole



Poèmes

Perdido Street

Premiers froids
A l'angle de la 72nd et de Colombus Avenue
Il joue du saxophone et bat ses semelles
décollées en suivant le rythme
Cheveux noirs, barbe blanche, sans âge
Le son est aussi beau qu'un velours très ancien
répercuté par la cage de ces maisons de briques rouges

Les ménagères posent leurs filets pleins de
maïs ou de patates douces et écoutent
L'une se signe, une autre a les larmes qui perlent
Un livreur s'arrête, pose son vélo contre un
acacia et se met, les yeux fermés, à onduler
comme un cobra
J'ai retrouvé l'air qu'il joue: Perdido Street Blues
Le chapeau bosselé et crasseux qu'il a posé devant lui se remplit de dollars
America…!

Quand le vent lui chipe un billet, il pose le pied dessus sans cesser de jouer
Les boutiquiers coréens, vietnamiens, portoricains sont tous sur le seuil pour ne rien perdre
de ce miracle et se mettent à tortiller du cul
Ma jeunesse m'est revenue comme une gifle
Ma tête était devenue une ruche d'abeilles dorées
Suis resté là, longtemps, avec cette musique qui emportait mon temps perdu comme billes de bois flotté.

Nicolas Bouvier, New York, 1992
(Poème extrait de «Le dehors et le dedans» Editions Zoé, 1997)



«Gisants, gibets, ossuaires»

Dans mon métier d'imagier, je suis, à tout bout de champ, tombé sur des images de la mort: gisants, gibets, ossuaires, danses, lames de tarot où elle vient à bon droit tenir sa place. C'est une échéance que, sans morbidité aucune, je n'ai jamais pu ni souhaité évacuer. Un jour où sa présence était particulièrement insistante, un rôdeur qui frappe à la porte et auquel on n'ouvre pas, j'ai écrit ces quelques rimes:

Dans l'oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et celle qu'on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l'horloge
et les deux battements du sang.

Mais que reste-t-il à dire? Je ne sais pas, j'attends. S'il est vrai que la plupart du temps notre vie nous devance, demande des choses que nous tardons à lui accorder, parfois aussi elle se fatigue, fait la pause, se love comme serpent en automne, et on la rattrape là et au moment où on l'attendait le moins.

«L'Echappée belle, éloge de quelques pérégrins», Métropolis, 1996

Cet Hommage rendu à Nicolas Bouvier au lendemain de sa mort a pu être reproduit grâce à l'aimable autorisation du journal Le Nouveau Quotidien


Désormais, c'est dans un autre ailleurs
qui ne dit pas son nom
dans d'autres souffles et d'autres plaines
qu'il te faudra
plus léger que boule
de chardon
disparaître en silence
en retrouvant le vent
des routes.

Nicolas Bouvier

 

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