Pour Nicolas Bouvier, le bonheur c'était: partir " sans esprit de retour "

Maître du récit de voyage, l’écrivain genevois est mort hier à l’âge de 69 ans.
Il était devenu célèbre en 1981 avec " Le Poisson-Scorpion ".

"L' espace est pour moi drogue", dit-il dans le film que lui a consacré en 1993 Patricia Plattner. "Sans le déplacement géographique, je n'aurais pas écrit. Je ne suis pas un écrivain de fiction." Selon Nicolas Bouvier, l'une des clefs du bonheur, c'était de partir "sans l'esprit de retour". L'écrivain genevois, vaincu par une terrible maladie, accomplit son dernier voyage, juste au moment où il venait d'entrer dans le Petit Larousse illustré.

La coïncidence frise un symbolisme de mauvais aloi. Nicolas Bouvier, qui a succombé hier au cancer, est entré dans le "dico" parce qu'il est "l'un des maîtres contemporains du récit de voyage". Il y rejoint Georges Haldas, qui se balade depuis quelques années dans ce supermarché de la connaissance. Le rapprochement n'est peut-être pas anodin. L'un et l'autre, malgré leurs évidentes différences, écrivent dans la même direction, celle de l'humanité. Haldas traque toujours une certaine transcendance dans ses chroniques. Bouvier, dans ses récits, ne cherche pas tant la découverte du monde que la sienne, et celle des autres.

Le fond à Ceylan

Né en 1929 à Genève, Nicolas Bouvier a pris la route au lendemain de ses études de droit et de lettres. Il apprend avec une année de retard à Bombay qu'il a obtenu ses deux licences. Mais il ne s’arrête pas pour autant. Le voyage le conduit à Ceylan, où il doit assister au mariage de son ami, le peintre Thierry Vernet. Cette première expérience de déambulation, à pied, à cheval et même en Topolino, lui inspire son premier livre marquant, L'usage du monde (1963).

Photographe, iconographe et maintenant écrivain, Nicolas Bouvier découvre dans l'écriture l'usage de sa vie. Mais, après deux ans d'errance à travers les Balkans, la Turquie, l'Iran et le Pakistan, qu'il raconte dans ce premier ouvrage, il touche le fond à Ceylan. Il lui faudra vingt-cinq ans pour se délivrer de cette éprouvante expérience avec cet admirable récit qu'est Le Poisson-Scorpion (1981). Ce récit lui vaut la célébrité jusqu'à Paris. Entretemps, le voyageur s'est marié, il a eu des enfants poursuivant son chemin, en Asie surtout.

Laisser macérer les souvenirs

Un séjour au Japon le pousse à écrire Chronique japonaise (1975). Plus tard, il donne encore un autre bijou, Journal d'Aran et autres lieux (1990), comme pour donner de la contenance à une œuvre quantitativement mince mais qualitativement dense. Nicolas Bouvier a souvent écrit longtemps après son retour, comme s'il avait voulu laisser macérer ses souvenirs. Mais, toujours, il mêle avec ironie et poésie le vu et le vécu, le senti et l'appris. Cette alchimie donne du sel à ses livres.

"Rien" est un mot spécieux qui ne veut rien dire", écrit le voyageur d'Aran. "Rien" m'a toujours mis la puce à l'oreille." Sans doute est-ce ce "rien" qui confère de la magie aux écrits de Nicolas Bouvier. Rien, mais un regard, un humour et une plume.

Alain Penel

En route avec Nicolas Bouvier

Nous nous étions rencontrés quelques fois, mais j'ai vraiment connu Nicolas pendant un voyage que nous fîmes, avec une équipe d'amis aussi divers qu'intéressants, vers l'Asie centrale, en 1996. Bouvier y fut à son plus vrai. Loin de prendre en main quoi que ce soit, eu égard à ses qualités de voyageur professionnel, il se coula au contraire dans la situation et le voyage, comme un de ces insectes paresseux d'apparence mais vif-argent qu'il a si bien décrits dans ses livres.

Il ne gouvernait donc pas mais il régnait au fond de l'autobus par la drôlerie de sa conversation sa galanterie à l'égard des femmes, une curiosité de chaque instant qu'il ne laissait presque pas distraire par des ennuis de santé déjà considérables.

Sa curiosité était une vraie leçon . Elle se portait presque autant sur les choses que sur les êtres. Il savait toujours nommer les arbres, les animaux, les montagnes. Il semblait avoir tout vu, mais d'une manière extraordinairement personnelle et fraîche qui faisait des retrouvailles, littéraires autant que physiques, une joie volontiers partagée. Sa curiosité allait aux gens de manière fraternelle, mais sans aucune concession. Il voyait au premier coup d'œil les travers humains et cela le rassurait beaucoup plus que l'exceptionnelle vertu qu'en bon descendant de puritain il avait en horreur. Il ne faisait pas trop de crédit aux êtres, il aimait mieux, par le charme de sa conversation, amener les autres à lui en faire.

A la différence du journaliste il ne cherchait pas les faits mais l'extraordinaire richesse des possibles qui pouvait en naître. Ayant rencontré des chèvres titubantes sur la route du Karakorum, il ne tardait pas à nous persuader qu'elles étaient shootées au pavot, trouvant toutes sortes de références savantes pour conforter son histoire. En quoi la fiction qui n'était pas son domaine l'habitait néanmoins en passager clandestin, ce qui fait à mon avis le charme de sa littérature.

Je me suis souvent demandé si ce voyageur surdoué était Genevois et en quoi. Ce n'est pas une question qu'il aurait aimée car il avait depuis l'enfance un sérieux contentieux avec sa patrie. Non pas pour imiter Rousseau, mais parce qu'il appartient à la première génération d’après-guerre qui rompt résolument avec les pères et les patries, partant le dos tourné à la conquête du monde. A côté de cela la contestation de 68 ne fut que roupie de sansonnet. Il était très Genevois dans ss langue parlée et son accent, enrichissant le français standard d’expressions nombreuses qu'il chinait dans le terroir et restituait à la langue française. Très Genevois aussi par une démangeaison morale qui l'habitait malgré tout même s'il l'avait retournée contre le puritanisme de son enfance. Genevois enfin, par le goût et cet usage du monde qui devint presqu'un slogan, mais dont il avait fait un mode de vie et de mort en même temps qu'une littérature somptueuse.

Antoine Maurice

jeudi 19 février

 

www.culturactif.ch