Hommage à Maurice ChappazMaurice Chappaz est-il Valaisan?
Il a aimé le Valais comme un fou, il l'a disposé aux quatre coins de son uvre, mais cet immense écrivain reste malgré tout un drôle de terrien.
Il a longtemps traîné une réputation de vaurien, de mauvais coucheur, de passéiste alpicole ou de poète mal peigné, et voilà qu'on le couvre subitement de lauriers: coup sur coup, en octobre et en novembre, Maurice Chappaz a reçu le Grand Prix Schiller qui représente la plus haute consécration littéraire nationale et la Bourse Goncourt de la poésie qui l'assure d'une reconnaissance française. D'un côté il rejoint ainsi Charles Ferdinand Ramuz, Denis de Rougemont, Max Frisch ou Friedrich Dürrenmatt; de l'autre Yves Bonnefoy, Guillevic ou Claude Roy. Qui s'en plaindra? Maurice Chappaz a mille fois mérité qu'on reconnaisse enfin avec un peu de solennité tout ce qu'on lui doit.
Le succès, lui disait son oncle, le patriarche et "gouverneur à vie" Maurice Troillet (grand propriétaire qui s'installa pour quarante ans au Conseil d'Etat valaisan, allant jusqu'à se hisser à la présidence du Conseil national), "c'est quand la fanfare du village vient nous chercher". Ce jour-là, à l'occasion du Grand Prix Schiller, il n'y eut pas de fanfare pour escorter Maurice Chappaz au Grand Conseil de Sion, mais une conseillère fédérale venue de Berne pour le célébrer. Ce n'est pas tous les jours, en Suisse, que le politique s'incline devant le poétique; Ruth Dreifuss parla d' "un mystique", d'"un guide" d' "un conquérant" qui nous a "offert un Valais transfiguré"...
C'est vrai, le Valais est là, disposé aux quatre coins de son uvre. Les vignes et les vergers. Les glaciers et le Rhône. Les déserts neigeux. Le Bois de Finges. Le val de Bagne. Le val d'Anniviers. Le Lötschental des rites païens. Les travaux bibliques de la Grande Dixence. Et la ville aussi. Sion la Bovine jetée dans une empoignade épique avec Sion la Divine ("Le Match Valais-Judée"). Le Valais du visible et de l'invisible, des temps anciens et de l'ordre nouveau, celui des hautes solitudes, celui qu'on prostitue au tourisme, et celui que le poète écoute chanter en lui: "Le Valais au gosier de grive"
Son plus grand succès (si le terme convient), Chappaz le doit d'ailleurs à un livre tendu comme un miroir. En 1966, il publie son "Portrait des Valaisans" où défilent, en procession, les chanoines en soutane et les terribles ivrognes, les régentes et les sommelières, les paysans anarchistes et les crétins des Alpes... "O Valais hirsute et pas rasé!" Cette matière humaine est travaillée à coups de fourche. On dirait Rabelais ressuscité en grande verve pour raconter ce pays sauvage, brutal, naïf, absorbé dans l'épaisseur matérielle du monde, où tout paraît pourtant spontanément métaphysique. Au moment où le Valais bascule dans l'histoire moderne, la vente du livre atteint plusieurs milliers d'exemplaires. Quelques curés brûlent l'ouvrage, mais l'auteur reçoit le Prix de la Ville de Martigny.
Le goût de la terre et du vin
Pendant plusieurs années, Chappaz a vécu en gérant, à Fully, un domaine de son oncle Troillet. Il sait l'âme de la vigne, les manuvres de son négoce, et surtout le poème qui éclate sous la langue: "La subtilité des Amigne, la mâle astringence d'un Gamay, cette espèce de verte sève veloutée de l'Hermitage, la douceur de la Malvoisie, le long, long parfum de réséda du Riesling, le fumet de pierrailles du Jobannisberg, la violence, la substance, la sagesse et le relief des Dôle charnues et bouquetées." ("Chant des cépages romands".) Chappaz a toujours eu le goût des exercices terriens. Aux dernières nouvelles, on aurait aperçu ce jeune homme de 80 ans derrière l'Abbaye du Châble, en train de planter un petit bois de mélèzes, d'aroles, de sapins et de bouleaux.
Mais on retiendra que ce terrien est d'abord un vagabond. Arraché à ses études de droit par "la Mondiale 2", Chappaz traverse la guerre en uniforme de lieutenant et revient à la vie civile assoiffé de liberté. Epoque de grandes vacances et d'irresponsabilité. Il se mêle à une bande d'artistes bohémiens (Alexis Peiry, Suzi Pilet, René-Pierre Bille. . . ) qui déambulent dans la nature. braconnant le bonheur d'exister sous les couleurs d'une "Chevalerie errante". En 1942, il a rencontré Corinna Bille; il l'épouse quelques années plus tard; elle sera la "reine des nomades".
Chappaz, qu'on place d'ordinaire près du sédentaire Gustave Roud, appartient aussi à la famille des poètes aux semelles de vent. Mille anecdotes circulent qui le dépeignent rôdeur, imprévisible, filant comme le furet de la chanson, grimpant dans des trains sans prendre de billet, ou fuyant à la verticale au-delà des derniers mayens, vers le pays du silence blanc: "L'unique raison des courses et des amours: la dialectique du Je me poursuis et je me fuis." ( "La haute route"). Et puis il y a ces voyages qui le conduisent loin de sa source: Téhéran, Kaboul, les montagnes himalayennes, la Laponie, le Spitzberg, la Russie...
Traité de "bête puante"
L'enfant des vallées étroites aime donc prendre le large. Au début de cette décennie, Chappaz embarque sur un cargo et s'en va retrouver la terre ferme au Québec. Il ramènera du voyage la matière d'un livre qui nous fait traverser l'Atlantique, le continent américain jusqu'à "Nouillorque", et les mers intérieures de l'homme sur lesquelles sa poésie s'aventure depuis toujours. "J'ai quitté le Valais, ses mille vagues glaciaires ou bleues, bloquées dans le ciel. L'Océan est le post-scriptum du Valais." ("L'Océan".)
Mais son Valais est-il en Valais? Il s'apparente tout aussi bien à "une haute vallée de l'Inde", à la Sainte Russie qu'on aurait froissée comme du papier, à l'Alaska de Jack London ou au pays de Virgile (que Chappaz a traduit, ainsi que Théocrite). Il n'y a pas de malentendu: l'écrivain n'a jamais prétendu à la vérité documentaire; il préfère la sienne. Son Valais, c'est les éclats de paradis déposés en lui depuis l'enfance, les restes du "royaume paysan" brusquement tombé dans la modernité, et reconquis par la plume avec une vigueur de primitif. Chappaz ressemble-t-il à un écrivain romand? Dans " Carrabas", Jacques Chessex le décrivait comme "un Tibétain, un guide népalais, un bonze mendiant".
On le sait, ce genre de sage n'a pas toujours eu bonne presse dans son canton. Chappaz n'a jamais pu se résoudre à voir ses paysages salopés par les maisons closes du tourisme. En 1976, il publie "Les maquereaux des cimes blanches", un poème-pamphlet qui débute ainsi: "Le sentiment-roi dans le petit pays où je me cache est la haine du passé. Mais elle n'est pas gratuite. Dès qu'une pièce de cent sous est en jeu seulement. On crie: pour une route! pour un garage! pour un motel! Chaque pièce est censée rouler vers l'avenir." Et c'est par la haine qu'il lui sera répondu. "Le Nouvelliste" de l'époque se déchaîne: "La montagne a accouché d'une petite bête puante.. . "; "Le Valais a sa gangrène et son cancer, c'est Maurice Chappaz.. " D'autres saluent cependant son endurance. En 1948, il se battait déjà contre l'installation d'une place d'armes dans le Bois de Finges.
Se serait-on éloigné des territoires poétiques? Sûrement pas. Pour Chappaz, la poésie relève du corps-à-corps. C'est une étreinte avec le monde qui est offert, avec tout ce qu'il contient de beautés mortelles. Il en va chez lui de l'écriture comme de la religion: c'est le pouvoir de résurrection qui l'intéresse. Chappaz est un charnel: "Je suis physique comme la vigne et le vin." ("Portrait des Valaisans".) Il exprime les sucs de l'existence comme on presse une grappe. Il les goûte et les fait goûter. C'était déjà vrai de l'écrivain qui a publié "Les grandes journées de printemps" et "Verdures de la nuit", ses premiers livres de poésie. Et c'est encore vrai, près d'un demi-siècle plus tard, de celui qui écrit " Le garçon qui croyait au paradis": "Ma disparition s'entortille en moi, l'amour encore me surprend et le monde, ce repas qui s'éloigne, a toujours plus de goût."
Michel Audétat
(Numéro 52--24 décembre 1997)Ouvrages cités:
"Le match Valais-Judée", Plaisir de lire / Empreintes, 1994.
"Portrait des Valaisans", Slatkine 1997.
"Chant des cépages romands", Empreintes, 1992.
"La haute route", Hoëbeke, 1995. "L'Océan", Empreintes, 1993.
"Les maquereaux des cimes blanches" Zoé, 1994.
"Le garçon qui croyait au Paradis" L'Aire, 1995.