Grand Prix Schiller Suisse : 2ème extraitLaudatio
"Oh! jai envie de dire merveille merveille": cest le Chappaz de vingt-deux ans qui parle, vous vous en souvenez, découvrant la femme, cest dans Verdures de la nuit, et un peu plus loin, on lit:
"Les sentiers pleins de poussière couleur de loeillet blanc
où senfoncent les pieds des petits bergers
conduisent au-dessus de la plaine
vers des refuges des asiles que tu cherchas toujours
lieux parcourus par les seuls pas de lombre et du soleil
monts écartés où ne sentend que le pépiement des oiseaux. "Presque tout Chappaz est déjà là, dans ce premier livre, et le lecteur aussi a eu envie de dire tout de suite, le lisant: "merveille merveille", et que de fois dans les années ultérieures jusquà ce jour de fête, devant les autres livres, aura-t-il eu envie de le redire. Presque tout Chappaz, ou, mettons, le plus intérieur, celui qui, comme Sâib de Tabriz, en épigraphe aux Grandes journées de printemps, se proclame «de lécole des papillons de nuit": celui qui éprouve à la fois le besoin de louer le monde et lélan vers les lieux perdus, ermitages si pareils à celui du grand poète japonais Bashô, dont ce Chappaz dont je parle est très proche.
Une sorte de vagabond et une sorte de pèlerin aussi, cest ce que Chappaz, même sédentaire et même propriétaire, sera resté au plus profond de lui-même jusquaujourdhui, "en quête dun trésor secret". La jeunesse a été ce trésor; peu de livres en disent mieux la grâce que Les grandes journées de printemps.
Mais une ombre a bientôt pesé sur toute cette grâce: la conscience, anxieuse, que le Valais ancien, le tant aimé, et avec lui tout un monde quon pourrait dire encore imprégné de sacré, commençait ä sombrer. Ce fut Le testament du Haut-Rhône qui est, plutôt quun testament, une admirable suite délégies où le langage de Chappaz sétoffe, senrichit, samplifie en un chant si beau quon ne mempêchera pas den citer au moins un passage:
"Je me rappelle larrivée de danseurs dans un lieu qui était nommé lagréable, cette ville que jaimais, nest au vrai que bourgades assemblées et, à lendroit de la plus vive lumière, une tour. Nous célébrions les noces dun fleuve et des fleurs furent jetées dans les eaux par des jeunes filles, proie qui nous était offerte, venue de partout, dont quelques-unes de la mer. Des gerbes de lavande, des marguerites, des asters, de pâles renoncules furent happées par les flots qui coulaient avec une grande transparence au-dessus des galets et se diaprèrent des couleurs qui se dissipent de larc-en-ciel. Un abbé imposa ses mains à londe et aux vergers sablonneux dalentour, penchant vers eux une opale, minuscule fanal de la grosseur dun pois..."
(Ici une parenthèse: être sensible à la beauté du monde, avoir beaucoup vécu et rêvé, nourrir de hautes ambitions est assez fréquent; mais le don pour en faire des poèmes est rare. La poésie est aussi un art: linspiration la plus pure, lexpérience la plus riche ne sont rien sil ny a pas ce don, plus ou moins fortifié par le travail, dinventer des images justes, de trouver des rythmes justes, de peser chaque mot sur les plus subtiles balances intérieures. Ce don, chez Chappaz est exceptionnel. Cela devait être dit, pour ny plus revenir.)
La quarantaine venue, plutôt que de choyer sa mélancolie, Maurice Chappaz a eu le courage daffronter ce «progrès» qui lui semblait à la fois une menace et peut-être, tout de même, une chance de renaissance pour son pays; il la affronté en travaillant à la Grande-Dixence; il sest ouvert davantage aux autres; les poètes russes du début de ce siècle lui ont servi alors de modèles plus que Bashô lermite, ou plus que Roud le fidèlement aimé; sa poésie a parlé une langue plus directe, plus rude; en se risquant davantage, il a aussi tâtonné davantage, avec ce doute profond quil avait alors et que je crois quil na heureusement plus:
"Mes travaux sont inutiles,
ma place nexiste pas...
- Cette inquiétude dêtre un mort en voyage".Malgré ces doutes, ces conflits, ces détours, lhomme de lexpérience intérieure, celui pour qui la mort et lamour restent la grande affaire, a toujours été présent chez Chappaz; et les deux très beaux petits livres des années soixante que sont Office des morts et Tendres campagnes en témoignent avec une si intense fraîcheur quil faut se gendarmer pour nen rien citer.
Là-dessus, Chappaz a laissé parler dans le Portrait des Valaisans en légende et en vérité, et il a eu bien raison de le faire, ses grands dons de conteur, sa toujours vive curiosité pour les êtres et leurs histoires, sombres ou claires. Puis, dans Le match Valais-Judée, il a donna libre cours à une vigueur dinvention bouffonne, presque rabelaisienne, qui a surpris, quelquefois même choqué dans un pays où lon navait jamais rien lu de tel. Ce furent des années dexpansion, dexpansivité même, au cours desquelles on put entendre, lancés des collines urbaines de Lausanne vers les pentes plus abruptes du Valais, de sonores "Ohé Maurice"; à ces sortes de «youtsées» littéraires, javoue que je naurais pas eu le goût de joindre ma voix, et pas seulement parce que je chante faux...
Nempêche: même alors, même dans ces Oeuvres un peu plus extérieures, Chappaz restait Chappaz; et cest en plein tintamarre du Match quon entend murmurer, et cest de nouveau comme si Bashô parlait: "Une branche de pêcher rose chassera les démons..... Chassera, pourrait-on dire, toutes les grimaces...
A un moment donné de toutes ces relectures, en septembre dernier, comme je feuilletais A rire et à mourir qui a recueilli, en 1983, toutes sortes de petits textes, en vrac, je me suis arrêté sur une page intitulée Deux gouttes dombre, qui parle dun moment de mai dans la montagne et du chant de deux coucous:
"Leur double cri bleu annonce la nuée aux quatre coins du vallon aux clairières brunâtres, tapi dans sa moiteur daprès la neige.
Semaines deau et de rouille.
Les arbres quittent les chemins, guillotinés par les coucous.
Mon ermitage sest fondu dans le brouillard. Il y a des gouttes doiseaux dans le ciel. Je nai pas mangé. Je ne bougerai pas.
Toute vie sécoule comme de la pluie.
- Tu attends un royaume?"Je me suis arrêté, je me suis dit: comme tout est devenu calme tout à coup. Javais encore dans les oreilles le tintamarre du Match, et cétait comme quand lorchestre dun bal champêtre, les fanfares dun carnaval se sont tues: un étonnant silence. Je me suis dit encore: cest dans ce calme, dans cette gravité que celui qui écrit a rejoint le meilleur de lui-même, dans cet ermitage où il pourrait sentretenir avec Bashô.
Et ce calme grave, jallais le retrouver approfondi encore dans Le livre de C, paru trois ans plus tard. On me permettra de ne pas être moins discret que ce titre sur ce qua été pour Chappaz la mort de Corinna. Me bornant à dire combien, devant ce très beau livre, mon sentiment d'une décantation, à lépreuve du plus douloureux, sest confirmé. On lit:
"Je ne puis accepter que le Christ.
Cette alouette devenue invisible.Je vis en tentant de devenir C et dembarquer avec le ciel qui se promène, le murmure et leau de la Dranse autour de mes caves, je me reflète déjà dans ce qui nest pas encore. Ecrire pour nous cétait par miracle toucher. Les pierres même deviendront sensibles. Jamais un ange ne me donnera ce que la mort me donnera ."
On dirait presque, alors, que tout ce qui est venu avant était - mais ce serait tout à fait injuste- des défroques qui sont tombées; et il ne reste plus, dans ces difficiles parages, quune forme de simplicité qui est, pour tout écrivain, laccomplissement:
"Epiphanie des fleurs derrière les fenêtres en hiver. Les disparus sont ici, me dis-je. Ils montent comme des bulles de savon dans les chambres. Bientôt je vais en être un."
Ici, la pensée est admirable, comme est admirable, et poignante, la façon de nous loffrir.
Messieurs de Suisse, mais surtout, Messieurs du Valais: vous fêtez Maurice Chappaz et vous avez bien raison. Je pense quaucun na voué à son lieu natal un amour aussi intense et aussi constant; et la violence de ses combats, de ses invectives contre ce quil pensait le menacer a toujours été à la mesure de cet amour.
Mais il y a beaucoup plus que cela dans cette oeuvre, vous le savez; tant de choses même que jai dû en négliger dessentielles. Le plus beau, toutefois, à mes yeux, cest bien quand le vieil homme qui est toujours resté au fond de lui un vagabond-pèlerin, se retrouvant un peu tremblant, si vert soit-il resté, devant ce qui lattend, nen continue pas moins d'écrire, enrichi de toute une vie. On arrive alors devant quelque chose comme une énorme porte si durement verrouillée que de plus en plus rares sont ceux qui croient quelle puisse même sentrouvrir. Dans de très vieux textes babyloniens, on lit que les verrous de cette porte sont couverts de poussière; couverts de suie, peut-être, de cendres et dombre. Ce qui métonne aujourdhui encore est quun poème quelquefois, un fragment de poème, une simple phrase de prose aussi bien, semblent capables de déverrouiller ces très vieux verrous couverts dombre: ce sont de simples graines, mais des graines de sésame: "Sésame, ouvre-toi! " Ou, dit autrement, plus près de lexpérience de Chappaz: "Lazare, sors!"
Parce que, cher Maurice, vous avez été capable dès le début de telles paroles, et que vous en êtes encore capable aujourdhui, ce nest pas vous féliciter quil faut, mais vous dire, du fond du cur, merci.
Philippe Jaccottet
Ces extraits du livre -Grand Prix Schiller Suisse 1997: Maurice Chappaz-
sont publiés avec l'autorisation des Editions Monographic - CH -Sierre.