Jacques Chessex, le feu à l'âme
Trois recueils ... pour suivre pas à pas le poète dans son cheminement, ses hantises et ses peurs. Cet élan poétique qui le traverse et met au jour le monde obscur qui l'anime.
Lorsqu'un poète condescend à écrire des romans et que ceux-ci sont de même qualité que sa poésie, le romancier ne met pas longtemps à occuper le devant de la scène: dans le roman, quel que soit le propos de l'auteur, le monde est peint avec une affectation de détachement, d'insensibilité d'impartialité propre à l'exercice de la vengeance: qu'il le veuille ou non, le romancier a l'esprit de vengeance, car son sujet prééminent est le mal.
En revanche, la poésie, cette chose ailée, fugitive, légère, qui habite à cette frontière de la musique où vont mourir les mots... La poésie que l'on a en vain essayé d'apprivoiser au moyen d'une métrique codifiée, de la rime enchanteresse, tolère mal la justice et, pourrait-on dire, la pensée quand celle-ci se croit porteuse de vérité, profitable. D'où le fait qu'elle se trouve reléguée aux marges d'ombre quand le poète - tenté d'expliciter ce que la poésie a fait de ce monde obscur en lui qui l'a poussé à écrire engage ses forces de création dans une double voie, où poésie et roman progressent parallèlement.
Toutes les hantises de Jacques Chessex - le suicide de son père, le remords qui s'ensuivit, la mort omniprésente dans ses vers, "le message biblique qui contient pour lui l'érotisme verbal le plus troublant", comme dit très justement Christophe Calame, son préfacier, le mysticisme de l'indomptable Thérèse d'Avila, la souffrance obsessionnellement vertigineuse de la sensualité, et la foi qu'il n'a pas (y en a-t-il en dehors de celle du charbonnier ?), cette foi en creux qui s'adresse à un indéfinissable au-delà... Toutes ces hantises, Chessex a beau en faire le thème récurrent de son uvre bicéphale, dans la poésie il n'est lui-même que le point d'appui de celle-ci. Elle y prend son élan, la poésie qui, traversant sans cesse l'univers, en passant, met le feu à son âme.
Chessex donne l'impression, comme disait Claudel à propos de Verlaine, non pas d'un auteur qui parle, mais d'une âme que l'auteur ne réussit pas à empêcher de parler. Tandis que le romancier, lui, aspire désespérément à parler, à multiplier les conjectures, à développer tous les points de vue de son sujet: lui-même, ses fantômes, ses fantasmes.
Il était temps que le poète prenne sa revanche, et que la trentaine de recueils publiés, ici et là, entre 1954 et 1997, soient réunis. Voilà qui est fait, voilà l'uvre: en trois volumes superbes où l'on suit le pas du poète, la cohérence sans faille de son cheminement. Et, alors que très vite il s'est inventé une discipline à son usage, on sent par moment que tel état poétique a été suscité par Baudelaire, ou telle mélodie par Verlaine: " Un jour je regardais dans le val rose/ J'allais de ton cur rose à ton regard/Je respirais une odeur de jasmin et de nard/ Dans la faille noire où l'on suppose/ Toujours la mort pour plus tard ". Mais c'est la mort qui domine, la mort à propos de laquelle il avouait à Jérôme Garcin: "J'écris parce que j'ai peur de la mort, j'écris contre cette peur... Je n'ai jamais été penché sur le visage d'une femme sans voir son crâne (1). " La mort, toujours la mort, comme dans les cartes de Carmen. La mort, dans son horreur: "Je bois la mort, maintenant/ L'eau de la mort/ J'ai les seins du vide aux dents. " Et la mort dans le calme après l'orage: " Ô Charon/ Quand je devrai passer l'eau noire/ Le temps du voyage/Laisse-moi tenir mon invisible main/ Cette monnaie de feuille/Afin, serrant l'obole friable sous mes doigts raides/Qu'en ce dernier instant je me rappelle/L'instant que je n'ai pas su vivre. "
C'est que, même si Chessex incline à l'obscur - mot qui chez lui est bien plus complexe que dans les dictionnaires-, la clarté intermittente réussit à le dissiper: "Mon amour tu es là/Comme un feuillage clair sur la page/ Et je n'ai jamais rien reçu/ De plus précieux que ce pouvoir/ De te comparer à la vie. " Ce n'est pas la simplicité atteinte, mais la grâce d'une complexité transparente. Comme dans ces lignes de l'un des poèmes inspirés par la peinture de Tal Coat: "Comme si le trait à peine tracé/ Avait saisi le vide pour en faire une figure/Ou que le néant se fût incarné par une seule ligne/D'un gris de silhouette au flanc blanc d'une colline. "
Confronté à la modulation de ses sentiments et voulant capter la moindre étincelle qui traverse sa conscience - car il sait que, comme l'Esprit, la poésie souffle où elle veut, mais pas deux fois -, Chessex persévère dans sa quête, cherchant à tâtons, dans le noir, les traces de la divinité éteinte dans l'histoire du monde.
Poésie I, Poésie II, Poésie III de Jacques Chessex. Préface de Christophe Calame, Bernard Campiche Editeur
Hector Bianciotti
(1) Littérature vagabonde, Flammarion, 1995.