HEÔRAKA
«
La distance «
correcte » à établir et à maintenir
dans une conversation en face à face [est] en Europe
occidentale et en Amérique du nord
la proverbiale
longueur dun bras
»
(Paul Watzlawick)
Lodeur acidulée et tenace.Il
est entré dans le monde étrange du métro.
Lenfant effleure de son nez la vitre embuée.
Une myriade de taches de lumière jaune oscillent sous
le noir de la voûte souterraine. Derrière la
fenêtre du wagon, une autre fenêtre dont la légère
opacité estompe la clarté et des têtes
qui passent ou simmobilisent. Il regarde la face ronde
devant lui, si proche et si lointaine, les yeux perdus. Puis
toutes les figures se mettent en mouvement en un lent glissement
et disparaissent à jamais. Il a trois ans. Dès
lors, il sera amoureux de la ville. Dans la sombritude de
Paris, désormais, il va sans répit chercher
les visages égarés. Quelquefois il en saisira
lécho chez Baudelaire (A une passante), chez
Hitchcock (Vertigo) et dans les têtes ocre, rouges,
olivâtres, agglutinées sur les toiles de James
Ensor.
Trente années ont passé.Lâcre
odeur du métro nest plus perceptible. Avec la
cohue, il est entré.En son long gémissement,
la porte sest refermée et il sinsère
entre les rondeurs charnues.Il cherche à déployer
devant lui le faisceau de son regard et, voguant au-dessus
de blondes et noires chevelures, va lancrer au tableau
des stations métropolitaines car la Loi dit «
Tu peux échanger ta chaleur avec celle de ta voisine
mais quen aucun cas ton regard ne rencontre celui de
ton prochain ».
Dans le chaos des solitudes entremêlées,
chacun, soucieux de respecter linterdit, a réglé
son viseur sur le néant.
Les yeux de Caroline sont clos. Elle
est étendue sur le lit dexamen. Le médecin
palpe en profondeur les régions latérales de
son cou, là où elle a eu sa maladie il y a cinq
ans. Elle les a clos, ses yeux, car elle est trop proche.
On ne regarde pas son médecin de si près même
si on le connaît très bien. Mais, quelquefois,
elle ne peut réfréner un très bref éclair
de curiosité sur le visage penché au-dessus
delle.
Ce soir, nous sommes à Manhattan,
au 56e étage de lEmpire State Building. Lil
rivé au télescope, je scrute lune des
innombrables fenêtres de la New-York illuminée.
Détournant un instant la tête de loculaire,
je me trouve soudain à quelques pouces des yeux gris
et rieurs de la fille aux cheveux de seigle :
Its very interesting
?
Ô tabou brisé
Ô étincelle de vie élémentaire
B. est en unité disolement.Avant
de le rencontrer pour la première fois, je mentretiens
avec les assistants. Le diagnostic de leucémie aiguë
vient dêtre posé.Ce personnage du monde
politique ne manque pas de caractère.Grand et maigre,
élégant, autoritaire, il est redouté
des médecins et des infirmières. Exigeant, il
naccepte pas la moindre bévue, assertion contradictoire
ou propos lénifiant. Nous entrons dans sa chambre.
Je distingue à peine, derrière le duvet gonflé,
le visage du patient enfoui dans loreiller. A sa droite,
un tableau robuste aux couleurs rares de Raichel sur un chevalet,
tel un fanion. Intrigué, mon regard revient sur le
crâne lisse et je découvre cet il noir
qui me fixe. De ce visage, bouleversé par de nombreux
hématomes, émane une impression de vigueur et
dangoisse, dhumour et dintelligence. Léchange
est muet et intense et la confiance réciproque sétablit
en quelques secondes. Elle ne faiblira pas.
Dans lavion, tous deux, nous
lisons côte à côte. Lhôtesse
apporte le dessert, une mousse au chocolat décorée
dune noix de Chantilly. Celle-ci me paraît bien
peu appétissante mais la mousse ne me déplaît
pas. Peu à peu, elle se creuse sous de menus coups
de cuillère.Tant et si bien quà la fin
la boule blanchâtre, intacte, se trouve perchée
au sommet dune grêle colonne de chocolat. Cest
alors que J. lève vers moi des yeux légèrement
assoupis.Jen fais de même et la vois lentement
abaisser son regard vers létrange objet puis
remonter et me regarder. Dans ses yeux, il me semble discerner
une once détonnement. Puis soudain une explosion
à lunisson dont encore je crois percevoir lécho.
Le voilà de retour à
létable de son enfance devant le chaleureux mufle
mouillé de la vache, dans lodeur réconfortante
du fumier chaud alentour. Ce nest pas lil
stupide du cheval ni le regard compréhensif du chien
mais cet il vague, métaphysique, quil aime
tant et là, le bovidé et lenfant, ils
peuvent se regarder, et de près, indéfiniment.
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