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François Clément

Notice biographique - Bibliographie - Extrait de "Heôraka" - Magnifiques festoyants

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Rubrique Editeurs de Suisse
Magnifiques festoyants, L'Age d'Homme


  Notice biographique


Spécialiste des hémopathies malignes, le Docteur François Clément a traité les patients atteints de leucémies et de lymphomes au Centre Hospitalier Universitaire Vaudois et dans son cabinet médical dès 1965. Privat-docent à la Faculté de Médecine de Lausanne, il a enseigné l’hématologie pendant plus de trente ans. Au carrefour de plusieurs cultures, (il est né en 1929 dans un atelier de peintre de la rue d’Assas), issu de la terre et de l’errance, il rejette dichotomies et amalgames et opte pour une lecture de la complexité.

Lauréat du Prix Viganello de la recherche sur le cancer et du Prix Samuel Cruchaud.

 

  Bibliographie


Publications scientifiques

85 publications dans des revues médicales

Publications

Feuille de bouleau, Essai, Ed.l’Age d’Homme, Lausanne, 1994 - 2006

 
Magnifiques festoyants, Ed. L'Age d'homme, 2003

 

  Extrait de "Heôraka"

HEÔRAKA

« … La distance « correcte » à établir et à maintenir dans une conversation en face à face [est] en Europe occidentale et en Amérique du nord… la proverbiale longueur d’un bras… »

(Paul Watzlawick)

L’odeur acidulée et tenace.Il est entré dans le monde étrange du métro. L’enfant effleure de son nez la vitre embuée. Une myriade de taches de lumière jaune oscillent sous le noir de la voûte souterraine. Derrière la fenêtre du wagon, une autre fenêtre dont la légère opacité estompe la clarté et des têtes qui passent ou s’immobilisent. Il regarde la face ronde devant lui, si proche et si lointaine, les yeux perdus. Puis toutes les figures se mettent en mouvement en un lent glissement et disparaissent à jamais. Il a trois ans. Dès lors, il sera amoureux de la ville. Dans la sombritude de Paris, désormais, il va sans répit chercher les visages égarés. Quelquefois il en saisira l’écho chez Baudelaire (A une passante), chez Hitchcock (Vertigo) et dans les têtes ocre, rouges, olivâtres, agglutinées sur les toiles de James Ensor.

Trente années ont passé.L’âcre odeur du métro n’est plus perceptible. Avec la cohue, il est entré.En son long gémissement, la porte s’est refermée et il s’insère entre les rondeurs charnues.Il cherche à déployer devant lui le faisceau de son regard et, voguant au-dessus de blondes et noires chevelures, va l’ancrer au tableau des stations métropolitaines car la Loi dit « Tu peux échanger ta chaleur avec celle de ta voisine mais qu’en aucun cas ton regard ne rencontre celui de ton prochain ».

Dans le chaos des solitudes entremêlées, chacun, soucieux de respecter l’interdit, a réglé son viseur sur le néant.

Les yeux de Caroline sont clos. Elle est étendue sur le lit d’examen. Le médecin palpe en profondeur les régions latérales de son cou, là où elle a eu sa maladie il y a cinq ans. Elle les a clos, ses yeux, car elle est trop proche. On ne regarde pas son médecin de si près même si on le connaît très bien. Mais, quelquefois, elle ne peut réfréner un très bref éclair de curiosité sur le visage penché au-dessus d’elle.

Ce soir, nous sommes à Manhattan, au 56e étage de l’Empire State Building. L’œil rivé au télescope, je scrute l’une des innombrables fenêtres de la New-York illuminée. Détournant un instant la tête de l’oculaire, je me trouve soudain à quelques pouces des yeux gris et rieurs de la fille aux cheveux de seigle :

“– It’s very interesting ?”
Ô tabou brisé
Ô étincelle de vie élémentaire

B. est en unité d’isolement.Avant de le rencontrer pour la première fois, je m’entretiens avec les assistants. Le diagnostic de leucémie aiguë vient d’être posé.Ce personnage du monde politique ne manque pas de caractère.Grand et maigre, élégant, autoritaire, il est redouté des médecins et des infirmières. Exigeant, il n’accepte pas la moindre bévue, assertion contradictoire ou propos lénifiant. Nous entrons dans sa chambre. Je distingue à peine, derrière le duvet gonflé, le visage du patient enfoui dans l’oreiller. A sa droite, un tableau robuste aux couleurs rares de Raichel sur un chevalet, tel un fanion. Intrigué, mon regard revient sur le crâne lisse et je découvre cet œil noir qui me fixe. De ce visage, bouleversé par de nombreux hématomes, émane une impression de vigueur et d’angoisse, d’humour et d’intelligence. L’échange est muet et intense et la confiance réciproque s’établit en quelques secondes. Elle ne faiblira pas.

Dans l’avion, tous deux, nous lisons côte à côte. L’hôtesse apporte le dessert, une mousse au chocolat décorée d’une noix de Chantilly. Celle-ci me paraît bien peu appétissante mais la mousse ne me déplaît pas. Peu à peu, elle se creuse sous de menus coups de cuillère.Tant et si bien qu’à la fin la boule blanchâtre, intacte, se trouve perchée au sommet d’une grêle colonne de chocolat. C’est alors que J. lève vers moi des yeux légèrement assoupis.J’en fais de même et la vois lentement abaisser son regard vers l’étrange objet puis remonter et me regarder. Dans ses yeux, il me semble discerner une once d’étonnement. Puis soudain une explosion à l’unisson dont encore je crois percevoir l’écho.

Le voilà de retour à l’étable de son enfance devant le chaleureux mufle mouillé de la vache, dans l’odeur réconfortante du fumier chaud alentour. Ce n’est pas l’œil stupide du cheval ni le regard compréhensif du chien mais cet œil vague, métaphysique, qu’il aime tant et là, le bovidé et l’enfant, ils peuvent se regarder, et de près, indéfiniment.

 

  Magnifiques festoyants

François Clément, Magnifiques festoyants

ISBN 2-8251-1845-1

Rehaussé d'une écriture belle et sobre, ce coffret d'essences précieuses comporte aussi bien des notes de lecture, des portraits, des aphorismes et réflexions que des souvenirs et des évocations. De la jubilation causée par une lecture ou une belle vision, à des réminiscences aiguës et douloureuses comme des aiguilles, ces textes tracent comme une spirale dont le noyau serait la résurrection, par le souvenir, de la figure d'une mère.

François Clément, Magnifiques festoyants, Ed. L'Age d'homme, 2003

 

Page créée le 01.08.98
Dernière mise à jour le 12.03.09

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