LUNDI, LA MER...
Dis, mon homme, t'as vu ces gros nuages dehors ?
Il va sûrement pleuvoir encore.
Il pleut tous les jours depuis des semaines... Fichu temps.
Tout ça, c'est sûr, à cause de leurs centrales nucléaires,
de leur pollution, de leur dioxine en cavale,
de tout ce qu'on sait pas et qu'on saura jamais.
Tout ce qu'on nous cache.Comme si on le voyait pas, nous autres,
que les saisons sont plus ce qu'elles étaient...
L'été qui ressemble à l'automne,
le printemps qui ressemble à rien.
Y'a que l'hiver qui a pas changé...
Comment ils font pour s'y reconnaître là-dedans, les oiseaux?
Doivent avoir un sixième sens,
un pilotage automatique qui les guide
entre les averses et les éclaircies,
entre les brouillards et les fumées.
Même qu'il paraît qu'elle est acide à présent, la pluie.
De mon temps, le fin du fin
c'était de se laver le visage à l'eau de pluie.
Maintenant, ça donnerait plutôt des boutons.Bois ton café, mon homme, il va refroidir...
Tiens! voilà Madame Favre qui sort les poubelles...
C'est lundi. Tu devrais déjà être à ton travail, mon homme.
Tu te lèves pas ?
Tu préfères rester au dodo avec ta petite femme?
Ça, c'est gentil... Seulement, il y a Monsieur Martinet.
Qu'est-ce qu'il va dire quand il verra que tu viens pas ?
Au moins, va lui téléphoner que tu es malade,
trouve-toi une excuse, n'importe laquelle,
sinon il va pas apprécier, Monsieur Martinet.
Par les temps qui courent, vaut mieux pas le contrarier.
Comme il dit, la porte est là vite fait :
Y'en a dix qu'attendent derrière!Va téléphoner, mon homme, après on aura la paix,
on boira le café tranquilles.
Tu bouges pas ? Tu fais celui qui dort ?
Gros malin va, je suis sûre que tu dors pas. Tu fais semblant.
Je vois bien que ton sommeil, il est pas vrai.
Tu fais tellement bien celui qui dort
que n'importe qui s'y laisserait prendre.
Mais pas moi. Je te connais trop. Je suis ta femme.
Depuis vingt-neuf ans ta légitime épouse.
Après tant d'années, forcément, on se connaît par cur.
Comme nos poches. Sur le bout du doigt.T'as froid aux doigts, mon homme.
Donne un peu ta main.
Là, là... Je souffle, je souffle. Comme l'âne de la crèche.
T'es mon petit Jésus. Tu ris pas ?
Je te fais plus rire, hein mon homme...
Et puis, pendant que je cause, je souffle pas
et tes doigts restent froids.
Pas seulement tes doigts. Tes mains aussi.
Tes poignets. Tes bras.
Et puis tes pieds là-bas, au bout de ton grand corps.
Ton grand corps aimé qui a froid.Tu te rappelles comme il faisait froid
quand on s'est rencontrés, ce fameux hiver-là ?
Le plus rude du siècle, c'était marqué
dans le Journal des Maraîchers.
Tu te rappelles de nos promenades sur la rivière gelée?
Tu te rappelles de tout ce blanc, de toute cette fête?
Comme on s'aimait, mon homme,
souviens-toi malgré le temps qui a passé,
souviens-toi comme on s'aimait...Voilà Madame Favre qui revient les mains vides!
Elle respire fort. Son tablier est sale. Elle a l'air en colère.
Sûrement des cochons de locataires
qu'auront mal emballé leurs ordures!
Des anciens qui s'en foutent! Ou des nouveaux,
ces gens du sud qui connaissent pas nos manières...
Tu diras ce que tu voudras, le monde est plus ce qu'il était.
Faut se résigner,
faut vivre avec son temps qu'est plus le même
que le nôtre à nous quand on avait vingt ans.
Ça fait une paie,
les années aujourd'hui on les compte plus,
ou alors par dix...
Et puis toute cette vie qui a passé,
toutes ces feuilles, tous ces fruits,
tous ces dégels et toutes ces moissons,
qu'est-ce que ça a changé ?
On est resté pareils,
il y a rien qui bouge vraiment.
Juste les rides sur l'étang,
mais au fond c'est la même vase,
les mêmes poissons, les mêmes bulles qui crèvent l'eau,
et là-haut
les mêmes étoiles dans la même nuit glacée...Je t'ai pas vu vieillir. Tu m'as pas vue vieillir.
C'est venu tellement petit à petit qu'on y a pas pris garde.
Juste un cheveu blanc, de temps en temps.
Et puis un jour le miroir fatigué
de faux reflets
nous a montrés tels qu'on était.
Jai des rides. Tas du ventre.
On est toujours ensemble.Tu veux vraiment pas boire ton café ?
ça y'est, voilà la pluie!
Il va de nouveau pleuvoir toute la journée, quelle calamité...
Ce matin, entre deux averses,
je suis sortie pour aller chercher le lait.
Je t'ai acheté quelque chose.
Attends, je vais te montrer.Voilà.
Alors, qu'est-ce que t'en dis,
Elle te plaît, cette rose?
C'est pas n'importe laquelle,
c'est une Bethesda, une espèce rare. Et coûteuse.
T'en fais pas, je l'ai payée avec les timbres-escompte.
J'en avais tant qu'il m'en est resté.
Je les donnerai à Maman quand elle viendra tout-à-l'heure.
Elle vient tous les lundis depuis vingt-neuf ans.
Maman, c'est une fidèle.
Elle m'apporte tous les lundis depuis vingt-neuf ans
le Journal des Maraîchers.
Je le lis plus, je m'en sers juste pour emballer
les épluchures et les laitues,
à cause de son format pratique.
L'est pas commode, Maman,
hein mon homme, c'est pas toi qui me contrediras.
Pristi quelle maîtresse femme!
C'est avec elle que j'ai appris à me taire.
Fallait pas la contrarier.
A présent, rien de changé:
faut toujours pas...
Papa l'avait bien compris.
Il disait pas un mot.
Juste le nécessaire:
Oui. Non. Merci. Bonjour. Bonne nuit...
Il avait peur de déranger.
Il est mort muet.
Il est parti discrètement.
On s'est à peine aperçu qu'il était plus là.
On a oublié l'endroit où il est enterré.
Maman m'a donné son assiette.
C'est toi qui t'en sers à présent.
J'ai posé ton café dessus.T'es drôle, mon homme,
avec cette rose dans les mains!
Je sais bien que t'es un mécréant,
c'est pas pour te forcer à faire la prière
que je t'ai joint les mains avec la rose sur la poitrine,
c'est pour faire convenable.
Comme ça t'as l'air en paix, calme, presque heureux,
bien allongé sous le drap de percale,
celui qui est bordé de petites fleurs bleues.
C'est le plus beau de l'armoire,
je l'ai pris sous la pile, il a jamais servi,
il sent la lavande et la naphtaline.
Je me servais des autres, ceux non-iron du Prisunic.
Celui-là, je le gardais pour une grande occasion...T'es beau, mon homme.
Juste un peu plus pâle que d'habitude.
C'est parce que tu as froid.
T'aurais dû boire ton café pendant qu'il était chaud.Maintenant j'ai beau faire,
j'ai beau souffler, j'ai beau te caresser,
j'arrive pas à te réchauffer.
Je vais quand même encore essayer.
Non non, ça m'ennuie pas,
j'ai rien d'autre à faire.
Ça fait vingt ans que j'ai quitté ma place de vendeuse
au magasin de légumes.
Et dix que le dernier de nos enfants est parti.
Alors tu vois, j'ai tout mon temps.
L'éternité.
Allons pousse-toi, fais moi un peu de place!
Je t'embrasse un petit coup sur l'oreille,
d'ordinaire ça te donne du cur au ventre.
Je mets ma main sur ta poitrine,
là où ton coeur tout d'un coup fait silence.
Je t'embrasse sur le front, sur les joues, sur la gorge.
Partout.
Dis, t'as encore froid?Tu le fais exprès, va, c'est un jeu. Un vilain jeu.
S'il-te-plaît mon homme, arrête de jouer,
réchauffe-toi, réchauffe-moi,
ça me fait peur, cet hiver sur ta peau...
Regarde dehors,
derrière les poubelles bien alignées de Madame Favre
il y a des lilas sous la pluie.
Les terrasses des bistrots vont s'ouvrir.
Ça te dirait, une petite bière?
Va rejoindre tes copains,
le grand Alfred et le petit Louis,
t'es sûr de les trouver, ils sont au chômage.
Vous jouerez aux cartes.
Non non, ça me dérange pas,
tu rentreras quand tu voudras, même très tard.
Je dirai rien. Je dirai plus rien.
Plus jamais. Je promets.
Croix de bois croix de fer si je mens je vais...Réponds-moi, mon homme. Où tu es ?
Je sais, tu veux que je promette encore une fois...
Bon, alors voilà : je dirai rien.
Ni pour les cartes, ni pour...
C'est dur à dire, mais tant pis
je veux bien te le promettre aussi:
je dirai rien pour Angela.
Là. Tu pourras la voir tant que tu voudras.
Jusqu'à plus soif.
T'as gagné. T'es content ?
Tu peux sourire à présent. Tu peux ouvrir les yeux.
Je compte jusqu'à trois. D'accord?
Une.
Deux...
Écoute, mon homme,
les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures,
tout le monde sait ça.
Alors ça suffit,
à trois t'ouvres les yeux, compris ?Trois.
...
Je t'en prie, mon homme, je t'en prie,
ouvre les yeux, regarde-moi, souris-moi,
je t'en supplie.
On fait la paix. On recommencera plus.
On a été bêtes tous les deux.
Je te pardonne. Tu me pardonnes.
On efface tout.
J'efface Angela. J'efface Albertine,
j'efface Pauline et puis les autres.
Et toi t'effaces la poudre.
La poudre que j'ai mise,
presque rien, juste un peu, pour voir,
dans le café.
Je voulais te faire peur. Pas te faire mal.
Tu sais bien, dis mon homme,
tu sais bien que je t'aime...
© Simone Collet