Giuseppe Curonici
L'interruption du Parsifal après le premier acte
Bernin, À la croisée, 2004

Extrait

Le maestro Tiefenbronn était tombé amoureux d'une musicienne émérite, laquelle était mariée à un autre musicien, pas aussi émérite. Respectueux à l'extrême, Tiefenbronn ne fit jamais rien qui ne fût rien moins que limpide et irréprochable. Il écrivit des musiques d'hommage, il était même devenu aussi l'ami du mari. Puis en se résignant, il changea d'idée et d'adresse. Une longue période s'écoula. Il commençait à devenir vieux. À l'improviste, il épousa une jeune-fille qui avait trente ans de moins que lui. Qu'y a-t-il de mal ? La jeune-fille, disait à peu près le poète, appartenait à la branche pauvre comme Job d'une famille puissante, au point de comprendre un ministre qui était resté en fonction plusieurs années. Sinon que cet amour délicat se heurta à des obstacles inattendus. En fait et à cette époque même, le maestro venait d'être nouvellement redécouvert. Il souffrait de troubles du genre dit dépression nerveuse et fut accueilli pour un temps donné dans une maison de soins dans une station thermale et thérapeutique au milieu des montagnes. C'était Oberbad. À ses hôtes elle devait apparaître comme une oasis de paix hors de la société humaine. Elle offrait un vaste panorama extérieur standard. La clinique se voyait de loin blanche comme plâtre sur l'herbe, en avant de longs rochers dressés dans le ciel bleu. L'air sec et limpide inspirait des sentiments de purification forcée. Le lieux était artificiel. Tiefenbronn évitait d'en parler, il s'assombrissait, comme s'il en avait peur. La thérapie ne pouvait pas réussir. On n'avait pas voulu admettre que la purification s'obtient aussi bien dans la fumée et le brouillard, même mieux encore, au milieu des détritus et de la pourriture, sur l'asphalte. Il suffit d'un espace réduit. La voûte crânienne est une calotte oblongue, large d'une quinzaine de centimètres plus ou moins, longue de dix-huit. L'espace est suffisant. La purification s'opère là au-dedans.
Le maestro était à la clinique. Le séjour se prolongeait. La jeune dame, peut-être pâle et timide, catholique, dévote, allait à confesse au couvent des frères. Parmi ces moines, l'un avait une jambe de bois. On retiendra qu'à cette époque il était le seul moine de son ordre ayant une jambe de bois, de par le monde entier. C'était un homme de forte trempe. Qui l'avait connu enfant racontait que l'infirmité remontait au sortir de l'enfance. Un autocar lui était passé dessus. En grandissant, la jambe saine s'allongeait. Alors, périodiquement, il fallait lui refaire évidemment sa jambe de bois, chaque fois un peu plus longue. Un photographe âgé, grand et maigre qui avait été volontaire de la République dans la Guerre civile espagnole et qui, connaissant la famille, était allé le trouver dans la maison de sa mère, se rappelait avoir vu les jambes de bois accotées en file contre le mur des escaliers, en ordre croissant. Le garçon était gaillard et très courageux. Il voulut essayer de jouer au ballon, mais un jour, il lâcha un coup de pied, le ballon partit et la jambe de bois derrière, au milieu du terrain. Le jeune s'écroula au sol, ovationné par ses compagnons pour son extraordinaire démonstration de hardiesse et de bravoure. Ils le soulevèrent à l'épaule et le portèrent en triomphe. Donc, il devint moine et confesseur. La femme de Tiefenbronn lui confessait ses péchés. Elle commençait à lui demander des conseils et à se confier. Lui s'apitoyait. Il fut ému et troublé. La confession doit être une révélation impersonnelle et lui en faisait une représentation individuelle. Gravissime erreur. Ils s'éprirent et fuirent ensemble. J'ai dit ceci : la petite-fille du ministre, femme d'un chef d'orchestre et compositeur, antérieurement enfant prodige, s'enfuit avec le moine à la jambe de bois, unique au monde.
Rentré chez lui, Tiefenbronn désespéré, le cœur en miettes, les avait cherchés en vain. Alors, il avait acheté l'emplacement dans le journal et publié l'annonce.
Pour des raisons personnelles graves
on recherche un moine.
Signalement :
jambe de bois.
Quiconque aurait des informations
est, s'il vous plaît,
aimablement prié de s'adresser au
maestro prof. Victor Tiefenbronn
compositeur et chef d'orchestre
à la Bibliothèque Fondation musicale Tienfenbronn
6, place du Rosaire
zone de la cathédrale côté est.

J'ai lu de mes yeux la coupure du journal. Le sens était celui-là. Si je n'ai pas retranscrit les mots à la lettre, c'est seulement parce que de nombreuses années se sont écoulées. Peut-être qu'au lieu de signalement disait-elle signes caractéristiques ou quelque chose de ce genre. J'ai fait exprès de ne pas mettre le nom de la ville, pour des raisons de convenance.
À partir d'ici, suivent des informations que je n'ai pu contrôler. Je les retranscris résumées, simplifiées, seulement et exclusivement à titre d'hypothèse, vu l'extrême gravité des faits. Il est arrivé que l'on racontât que le moine et l'ex-femme du maestro, pour gagner leur vie, avaient ouvert une garderie d'enfants, privée et payante. Mais des difficultés effroyables survinrent, à cause de la folle négligence des deux propriétaires. Probablement à leur insu, l'équipe des gardes, à cause de très fréquents remplacements et suppléances, finit par être corrompue par des forces négatives. Les jeunes gardes étaient grossières et moroses. Ennuyées. Elles arrivaient des endroits les plus divers, elles avaient des problèmes de permis de séjour et d'autres plus graves. La garderie fut fermée sur intervention de la force publique. Sortis de prison, ils changèrent de métier plus d'une fois. Ils ouvrirent un commerce de chauffages électriques et de climatiseurs. Les dernières informations disaient qu'ils se portaient bien.
Entre-temps, le maestro Tiefenbronn avait dégringolé dans les profondeurs du découragement, de l'humiliation et de la dépression. Le coup ultime fut sa crise financière. Il ne joignait plus les deux bouts. Plus personne ne le vit sachant cependant que, selon toute probabilité, il n'était pas parti. Au bout de deux ou trois jours, quelques personnes s'alarmèrent. À toutes fins utiles, elles appelèrent la police. Les policiers, la porte enfoncée, trouvèrent le maestro atterré. Il gisait sur le sol, près du four grand ouvert de la cuisinière à gaz. La fenêtre de la cuisine était aussi grande ouverte à l'obscurité et au froid. Il avait oublié de fermer les fenêtres. Le gaz s'échappait et l'air entrait. On l'emmena à l'hôpital et on le soigna. Revenu chez lui, le premier message que la poste lui présenta, le premier salut du monde qui l'accueillait de nouveau, fut une énorme note de gaz à payer.

Traduit de l'italien par Daniel Mandagot
© À la croisée, Bernin