Quand tu m'as rencontrée je traînais avec moi depuis cinq ans déjà mon vieux congélateur un peu bancal et rouillé, secrètement bien rempli mais trop exigu pour tout ce que j'aurais à y mettre au fil des années. Craignant ta curiosité je l'avais verrouillé d'invisible manière : il regorgeait de souris crevées, de sorte que tu ne l'ouvrais jamais sans répugnance. Ainsi j'avais la mainmise sur mon congélateur et ta propre répulsion te le condamnait. Tous les trois mois je m'approvisionnais rue Manson, dans l'animalerie du square, et de retour à la maison j'assassinais les souris d'un geste prompt, les projetant sur le carrelage où elles mouraient sans éclat de sang. Puis je les enveloppais dans un film plastique et les couchais sur la grille jusqu'au moment de les mettre à dégeler. De part et d autre j'alignais les blocs de petits pois, les bacs à glaçons pour ta vodka du soir, et les crèmes glacées, les fruits du jardin, les restes de gratin qu'on mangerait dans les semaines à venir.
En quelques récits, tous ont traversé le parc Manson, rendez-vous des trajectoires absurdes et terrain vague de la folie ordinaire, avant la chute, forcément cruelle. Prix Georges-Nicole 2010
Licenciée en lettres, enseignante de français à Genève, Anne-Claire Decorvet signe ici son premier recueil de nouvelles, pour lequel elle a reçu le Prix Georges-Nicole 2010.
Anne-Claire Decorvet, En habit de folie, Bernard Campiche Editeur, 2010, 184 pages.
Page créée le 13.07.10
Dernière mise à jour le
13.07.10
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