Coopération invite Haldas à dresser un bilan de l'année 97Chemin de la confiance
En invitant GeorgesHaldas à dresser, dans ce numéro, une sorte de bilan de l'année qui s'achève, nous savions que l'écrivain genevois, qui vient de fêter son quatre-vingtième anniversaire, ne s'attarderait guère sur l'écume des jours et des "événements" de 1997. Nous savions aussi que, pour l'auteur du Boulevard des Philosophes, les modes et les engouements passagers ne représentent pas grand-chose. C'est justement ce que nous voulions: donner la parole à une personnalité qui rompt avec la fièvre et la frénésie des émotions sensationnelles et des spectacles sans lendemain.
Le tableau que peint Georges Haldas de notre époque, dominée selon lui par la puissance écrasante de l'économie et des injustices de tous ordres, n'est pas précisément rose. Certains penseront que l'écrivain grossit parfois le trait, et qu'il n'est nul besoin de s'inquiéter à ce point. Qui sait? Une chose du moins est sûre: les vues de Georges Haldas croisent celles de nombreux citoyens de ce pays, aujourd'hui déboussolés par les transformations à l'uvre un peu partout dans nos sociétés, au cur des tissus sociaux et psychologiques de nos vies.
Que faire, aujourd' hui? Que penser? Comment agir? Ceux qui, autour de nous, ne savent plus très bien que répondre à ces questions, possèdent pourtant sur ceux qui prétendent détenir des solutions toutes faites un vrai avantage. Celui du doute, qui seul permet de retrouver, outre des raisons d'espérer, le chemin de la confiance. En soi, et en l'autre.
Bilan de l'année
L'espoir et l'homme
Comment parler du temps qui est le nôtre?
Quel bilan tirer de l'année qui vient de s'écouler?
Georges Haldas nous livre ici quelques éléments essentiels de sa vision du monde.Un changement extraordinaire
"Ce qui me frappe aujourd'hui, ce n'est pas du tout qu'on ait fini l'année quatre-vingt-dix-sept. Ce qui compte pour moi, avant tout? C'est comment, à travers le temps, on perçoit les changements du monde. Et d'abord les changements en soi-même.
"Il est vrai qu'on finit ce siècle. Il est vrai aussi que dans ma vie personnelle j'arrive assez près d'un terme qui correspond à celui du siècle. Et ce qui me frappe avant tout, c'est que durant ces vingt dernières années, un changement extraordinaire s'est produit.
"Le XXe siècle a été marqué par le conflit entre le communisme et le monde libéral. Et toutes nos vies, la mienne en particulier, ont été marquées par ce débat. Nous avons vécu sous le signe de la politique.
"Aujourd'hui, je m'aperçois d'une chose: il n'y a plus maintenant qu'une économie mondialisée. Elle est devenue l'instrument d'oppression le plus redoutable, qui a supplanté le politique."
A Genève la ville où il vit et travaille depuis toujours. De l'homme, l'écrivain a dit "Une permanente aurore sur fond de chaos et de meurtre..." .
L'économie qui gouverne
"Qu'est-ce qui se passait au cur du XXe siècle? La politique impliquait deux choses. Quand il y avait les grands partis (fascisme, nazisme d'un côté, et communisme de l'autre), une idéologie quelle qu'elle soit prêtait à discussion. Parce que la finalité était le sort de l'homme. Voilà qui nourrissait des débats d'idées et d'échanges véhéments. Tout le monde parlait politique.
"Les grands partis d'autre part, les grandes idéologies avaient des figures emblématiques. Vous aviez Mussolini, vous aviez Franco, vous aviez Hitler. Vous aviez Staline de l'autre côté. En réalité, on pouvait se situer. On savait à qui s'en prendre. Les uns pour, les autres contres. Le débat était ouvert. Il y avait des figures et des ennemis pour chacun reconnaissables.
"Bien sûr que l'économie jouait un rôle. Mais elle était secondaire par rapport à ces options, à cette vision de l'homme que chaque idéologie avait .
"Aujourd'hui, depuis l'effondrement du monde communiste, il n'y a plus qu'un leadership américain avec sa visée d'un marché mondial."Sur le plan absolument quotididien on s'aperçoit que jadis, dans les cafés où je suis, où j'ai travaillé, où je vivais, les conversations étaient d'ordre politiques. On s'engueulait, les passions se déchaînaient, les esprits s'échauffaient . Aujourd'hui? Dans les conversstion, l'économie a pris le pas."
La destinée de chacun
"Autre chose me frappe dans ce changement qui intervient à la fin de ce siècle et dont les répercussions vont avoir lieu durant le siècle prochain. Les institutions religieuses. Le poids de leur tradition (la prépondérance du dogmatisme, de la hiérarchie, du juridisme) fait que les Eglises ont un langage qui ne correspond plus. A quoi? Aux obscurs besoin hommes.
"C'est-à-dire de trouver une réponse à des questions sur le sens de la vie. A des questions qui concernent la destinée de chacun . Le besoin religieux va paraître plus fort que jamais. Mais il est encore informulé."
L'homme dans l'univers
"La science? Malgré toutes ses avancées remarquables, la science n'est pas en mesure, par définition, de répondre à la question fondamentale de l'énigme de la destinée humaine. Quel est le sens de la vie? Quel rôle est-ce que la mort a dans nos vies? Est-ce que la mort détruit les personnes humaines entièrement ou est-ce que quelque chose subsiste à travers le travail de la mort? Quel est le sens de la vie de chacun par rapport à un sens qu'aurait la vie? Quel sens a l'apparition de l'homme dans cet univers?
"Nous savons maintenant à coup sûr que dans 5 milliards d'années le soleil va se décomposer, éclater. Ce sera donc la fin de ce monde-ci. Par conséquent, non seulement, comme le disait Valéry, les civilisations sont mortelle, mais l'humanité est mortelle. Voilà qui me rappelle le mot prophétique de Pascal: "Toute la suite des hommes ne forme qu'un seul homme."
"L'humanité naît, s'est développée et va mourir à l'image de chacun de nous. Ce qui nous confirme que toute personne humaine est un résumé, un condensé, une synthèse de toute l'humanité. De tout l'homme."
Clarifier le sens de la vie
"Le déboussolement général des consciences me paraît la chose la plus importante.
"Ce déboussolement, je le centrerais sur un point très précis. Il y a comme une perte du sens même que peut avoir la vie. Et par conséquent du sens que peut avoir chaque vie. Je me rappelle un propos de Heidegger qui disait: "Ce qui est grave, c'est qu'on a le sentiment que par moments il y a même la perte du sens du sens.
"Ce n'est pas un propos théorique. Quand je vois aujourd'hui des jeunes gens se suicider (pour une raison ou pour une autre), j'entends une parole qui me paraît une parole clé. Ils disent: "On se suicide parce que la vie pour nous n'a pas de sens." C'est eux qui ont tout dit.
"Et tout le problème maintenant c'est précisément d'essayer, non pas de retrouver un sens, mais de faire que le sens, qu'un sens fondamental de la vie se clarifie un peu plus pour les générations à venir.
"Cette perte du sens et ce déboussolement général, vous le voyez maintenant à toutes sortes de signes. Dans la jeunesse avec la drogue, I'alcoolisme, la délinquance. Dans certains lieux du monde avec les nationalismes exacerbés. Mais pire encore et très suggestif aussi, la multiplication des sectes. Où de braves gens, qui ont une certaine crédulité, obéissent à des charlatans qui précisément exploitent cette perte du sens. Et en proposant un certain, souvent de manière aberrante.
La névrose de puissance
"Ce qui me paraît encore important dans le changement qui est intervenu? Tout le monde se sent écrasé par quelque chose. Ecrasé par le fait de l'aménagement planétaire. Ecrasé par le gigantisme. Ecrasé par la conscience que nous avons de la misère terrible qui règne sur les trois quarts du globe. Tortures, meurtres, guerres, famines, sous-développement. Un écrasement général qu'on retrouve même dans la situation occidentale.
"Quand je dis que l'économisme est la bête immonde qui écrase tout le monde, ça signifie quoi? Que maintenant, en dépit de tous les progrès qu'on a faits, nous voyons que les personnes humaines (qui sont ce qu'il y a de plus précieux au monde) sont manipulables et corvéables, comme on disait autrefois, à merci. On liquide le monde. Auparavant, on n'osait pas tellement expulser du système des gens qui travaillent. Car les syndicats avaient un pouvoir, ils réagissaient, on les craignait.
"Ne croyez pas en disant cela que je regrette cette époque, c'est faux, je ne regrette jamais rien, la vie suit son cours et il faut que nous trouvions de nouvelles solutions...
"Je constate ce déboussolement et cet écrasement général. Nous avons affaire maintenant dans nos sociétés à ce qu'une femme écrivain, Christiane Rochefort, appelait très justement "une névrose de puissance". Elle affecte tous les domaines. Même le sport, voyez le rôle effarant que l'argent joue dans le sport, tout est puissance, le dopage aussi est puissance."
La belle femme, le sous-doué et l'Algérie
"Je considère que la clé de voûte de la puissance c'est le meurtre.
"L'homme biologiquement n'a pu survivre au cours de millions d'années que par le fait que le plus fort écrase le plus faible. Le gros poisson mange le petit, le lion dévore la gazelle, et pendant longtemps ce sont les plus forts qui ont toujours survécu. La vie biologique est assurée par le fait de tuer l'autre. Nous vivons biologiquement, dans notre corps et aussi dans notre esprit, dans l'état de meurtre. Or dans un régime de puissance, il n'est pas seulement le fait de tuer physiquement l'autre.
"On le retrouve à tous les niveaux. Socialement, le plus riche écrase le plus pauvre. Lla plus belle femme rend malheureuse la femme disgraciée qui se sent perdante et paumée. Le plus intelligent et le plus talentueux, sans même le vouloir, naturellement écrase celui qui est un brave homme et qui n'a pas de talent ou de don particulier. Le rapport de force est terrible, car il est toujours la défaite de l'un par les autres jusqu'à la mort.
"Jusqu'à l'écrasement physique. Voyez les guerres, voyez la torture. Voyez ce qui se passe maintenant en Algérie et ailleurs, où règnent la violence et l'état de meurtre. L'état de meurtre, c'est la conséquence de l'état de puissance, et je me dis que nous sommes en pleine névrose de puissance. J'y inclurais même la réalité sexuelle avec l'érotisme commercialisé..."
Martina Hingis et les millions
"L'inégalité de nature est encore accusée par une inégalité financière. Les braves gens qui n'ont pas beaucoup de talent, mais qui sont par contre honnêtes, vaillants, courageux, qui ont toutes sortes de valeurs humaines, se trouvent écrasés par la force des choses.
"Vous avez une gentille petite bonne femme comme Martina Hingis, contre laquelle je n'ai rien du tout. Elle joue très bien au tennis, et puis après? Eh bien, quand même... A son âge, gagner tant de millions. Il y a quelque chose de plutôt offensant par rapport aux grandes misères ambiantes. A tout ce qu'on pourrait faire avec ces millions-là."
Le peintre et les apparences, Albert Sauteur
"Il existe dans ce pays un peintre qui rompt maintenant avec le conformisme du formalisme, des modes et des courants: Albert Sauteur. Dans ses peintures, vous avez des objets. Ils ont l'air immobile. Des natures mortes. Mais ce sont des natures singulièrement vivantes. Par l'énergie qui est dans les choses et que le peintre a saisie.
"La nouveauté de cet art est qu'il y a donc les apparences, et qu'en même temps on perçoit ce qui les sous-tend. Ici, la surface et les profondeurs ne font qu'un. Alors que dans le formalisme, elles sont séparées.
"C'est une descente à l'intérieur des apparences. Dans les portraits aussi. C'est tout autre chose qu'une ressemblance. Mais une présence de l'être qu'on saisit comme dans un éclair. Et qui est en quelque sorte son histoire transfigurée."
Un tableau noir?
"Si je peins le monde en noir? Que non! Je crois qu'il faut voir le mal en face pour voir quelles sont les forces qui de manière invisible sont déjà en train de le contrer. Si vous ne dites pas le mal tel qu'il est, vos solutions sont boiteuses. Si un chirurgien ne va pas au fond de l'abcès, et qu'il guérit la périphérie et la rougeur, évidemment vous n'en sortez pas. Il faut aller au fond de l'abcès pour essayer de trouver une solution, disons, possible.
"Quand je peins d'une manière si noire cette époque, c'est parce que je pense en même temps que cette époque est prodigieusement stimulante, contrairement à ce que vous pourriez penser. Intéressante et plus que cela."
Un Noël sans morale
"Nous allons bientôt arriver à Noël, et je suis obligé de vous parler de quelqu'un que vous connaissez. Et qui s'appelle le Christ. Je voudrais surtout que mes propos ne soient pas des propos édifiants et moralisants. Mais des propos qui reposent sur des réalités telles que les rapportent les Ecritures. Qu'on y croie ou qu'on n'y croie pas, peu importe: c'est dit dans les Ecritures et je pars de là.
"Vers la trentième année, quand le Christ se met à révéler au monde ce qu'il avait à révéler, par quoi s'inaugure son "ministère public"? Par les quarante jours passés dans le désert. Qu'est-ce qui se passe dans le désert? Dans ce lieu de solitude, ce lieu où il n'y a plus rien et par conséquent d'où tout peut surgir?
"Il est tenté par trois fois par ce qu'on appelle Satan, mais qu'on appelle aussi le prince de ce monde. Il fait au Christ trois propositions qui sont extrêmement typiques. Trois propositions pour acquérir la "Toute-Puissance". Satan, le prince de ce monde, on peut l'appeler aussi le prince de la puissance.
"Et la première chose que fait le Christ c'est de dire non à la puissance. Et ça, c'est capital. Ce n'est pas un non anarchique. Il dit non à la puissance au profit de quoi? Il propose une relation aimante et humanisante de l'autre.
"Et Il a révélé cette chose fondamentale. Contre la loi biologique qui veut que le plus fort tue le plus faible pour survivre, il a accepté d'être tué par les hommes pour aller jusqu'au bout de cette relation aimante, et il apparaît ainsi comme l'anti-meurtre. Et toute la conscience humaine consiste précisément à prendre le contre-pied de la loi biologique, au profit d'une voie humanisante. Toute attitude humaine qui se dessine contre la destruction de l'autre, entre dans ce développement de la relation humaniste.
"Aujourd'hui, cette vocation humanisante commence à se dessiner."
Lady Diana
"Personnellement je trouve que c'est une effroyable foutaise, exploitée par les médias. Quant à cette pleurnicherie planétaire, elle ne m'a pas du tout impressionné.
"Cette pleurnicherie est un signe d'une bêtise géologique. Quand je voyais cela je pensais au mot de Bernanos: "L'homme mourra de bêtise." Il n'y a rien de pire que la sentimentalité. Alors j'ai trouvé que c'était une crise de sentimentalité planétaire, digne de ce monde. Et tout le monde a oublié, maintenant!"
De la paille à la croix, un être de liberté
"Le Christ est essentiellement pour moi un être de liberté. Les Eglises ont étouffé le prodigieux souffle de liberté qu'il représente, et je vais vous en donner un exemple très précis.
"Quand le Christ dit, question politique: "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu", il ne dit pas: "Choisissez Dieu contre César." C'est à vous de vous définir. C'est à nous de nous définir. Quand il est ressuscité, peu importe que vous y croyiez, je relis les textes, il dit: "Allez annoncer la bonne nouvelle que j'ai vaincu la mort", il ne dit pas: "Allez imposer la bonne nouvelle."
"Il est né sur la paille, il est mort sur une croix. Un être de liberté."
L'admiration, le don
"Mon admiration va aux êtres vaillants qui donnent leur vie. Mais je n'ai pas d'admiration pour ce qui est extraordinaire. Tout privilège crée une inégalité. Comment le conjurer? C'est le mettre au service des autres. La vie nous étant donnée, le tout est aussi de donner ."
L'émerveillement de la Grèce
"Ce qu'il y a de fondamental chez 1es Grecs, c'est l'émerveillement. Chez eux, il n'y rien de plus merveilleux que cette vie-là. Ce qu'Ulysse préfère, c'est la réalité terrestre. Le séjour terrestre, c'est "la lumière".
"Nous sommes à la fois helléniques, avec tout ce qui est du corps humain. Le Christ est incarné. Puis il a donné une autre dimension ce monde-ci par la résurrection.
"Je sens très bien en moi l'homme grec celui de la Résurrection."
Les vux du poète Que chacun à sa manière vienne en aide autour de lui à ceux qui souffrent. Dans la mesure où comme le disait Pierre Reverdy, le poète "Ceux à qui j'apporte mon aide sont aussi mon soutien"
Jean-Christophe Aeschlimann et de Jean-Dominique Humbert
N° 51/17
décembre 1997