Elle est de père zurichois, de mère italienne. Elle vit à Milan, où elle écrit des nouvelles tranchantes etacérées. Pour «La Peur du ciel», elle a obtenu le Prix Lipp Zurich 1998

Fleur Jaeggy écrit en italien sur des gens qui parlent allemand

Certains l’ont comparée à Annemarie Schwarzenbach. Parce que, comme elle, elle est une femme écrivain, issue d’un milieu bourgeois zurichois dont elle s’est détachée. Mais dire cela n’est pas dire toute la vérité. Fleur Jaeggy semble en fait beaucoup plus proche d’un autre auteur, l’Autrichienne Ingeborg Bachmann, morte dans l’incendie de son appartement romain en 1973. «C’est elle qui a lu mon premier livre avant qu’il ne soit publié, nous dit la lauréate du Prix Lipp, en terminant sa deuxième tasse de thé. A l’époque, j’habitais à Rome, nous nous voyions souvent, mais j’ai mis du temps à lui dire que j’écrivais. C’est pourtant sur son encouragement que j’ai laissé éditer Il dito in bocca.» Ce titre, qui n’est pas sans rappeler L’Uomo dal fiore in bocca pirandellien, n’est pas traduit en français. Seuls le sont Les Années bienheureuses du châtiment et, aujourd’hui, La Peur du ciel, qui a ramené pour un jour l’écrivain exilée dans la ville de son père. «Je suis heureuse d’être à Zurich, je connais très mal cette ville, je l’ai quittée à 5 ans; je n’y ai pas de souvenirs, mais quelques amis.» Voilà une grande différence avec Annemarie Schwarzenbach, voilà pourquoi Fleur Jeaggy, au contraire de sa consœur, n’a pas dû fuir un milieu étouffant. Plus simplement, elle a fui le collège, à 17 ans, qu’elle avait suivi d’abord en italien, puis en allemand dans un internat, en Appenzell. «Je ne voulais plus rien savoir des études, confirme-t-elle. J’ai alors accepté de travailler comme photo-modèle, entre autres pour Grazia. L’allemand, d’ailleurs, je l’ai peu appris, je lis les poètes en édition bilingue. C’est comme une langue secrète que j’essaye de savoir, dont j’essaye de retrouver le son.» Les années d’internat féminin lui ont pourtant inspiré Les Années bienheureuses du châtiment, derrière lequel plane l’ombre de Robert Walser, auteur de L’Institut Benjamenta, interné à l’hôpital psychiatrique de Herisau, mort dans la neige un jour de Noël 1956. «Après avoir terminé Les Années, je suis retournée, comme l’assassin, sur les lieux. J’ai regardé les paysages d’Appenzell, je me suis rendue à l’asile de Herisau. C’était un lundi de Pâques. Une infirmière était là, qui m’a fait deux yeux noirs et m’a dit qu’elle n’avait pas de temps pour moi. Alors qu’il n’y avait personne! J’ai acheté des cartes potales. Elle est tout à coup devenue gentille, et j’ai pu parler avec les patients. C’est comme si je faisais un voyage derrière les ombres de Robert Walser, derrière les arbres où il est mort.» Pourtant, malgré son admiration pour lui, elle ne se reconnaît pas dans son influence. «Vous savez, reprend-elle, de toute façon, le collège, l’institut, c’est surtout un topo littéraire.» Si Fleur Jaeggy écrit en italien – sa langue maternelle –, si elle vit à Milan avec son mari Roberto Calasso, l’éditeur de la magnifique maison Adelphi, elle situe pourtant ses nouvelles – tranchantes et glaçantes, où l’être le plus banal peut tuer sans rhétorique ni remord – dans les paysages d’une Suisse étouffante, qu’elle soit à Berne, sur les bords du Léman ou dans un village protestant privé de nom. «J’ai vu ces paysages lorsque j’étais enfant, raconte-t-elle. Ils me reviennent à la mémoire, ils apparaissent dans ma machine à écrire parce que mes personnages parlent allemand.» Ses personnages, d’ailleurs, se confondent admirablement avec ce qui les entoure, tant ils semblent d’abord subir une vie banale mais pesante, qui les pousse ensuite à choisir une issue extraordinairement cruelle, pour l’autre, qu’il soit enfant, mari ou frère. Avec Ingeborg Bachmann
– l’amie dont la perte changea sa vie –, elle partage une lucidité terrifiante, mais son regard est encore plus froid, car elle ne cherche pas d’explications psychanalytiques. C’est ainsi, semble-t-elle dire, en toute simplicité, qu’une femme peut par exemple tuer son vieil époux en pensant que «le meurtre était la plus belle broderie de sa vie». Fleur Jaeggy, pourtant, n’est pas froide, mais, avec une grâce toute féline, elle semble toujours vouloir s’échapper. «Je suis une solitaire, et, vous savez, j’ai une chatte», dit-elle, comme si cela exliquait tout. Suite à notre étonnement, elle devient loquace, semblant préférer parler de son animal favori, plutôt que de littérature. La sienne est forte, tranchante, sans la douceur de son visage finement ciselé. Elle est de l’ordre d’un constat, irrémédiable. Fleur Jaeggy s’en est déjà retournée vers le Sud, elle nous laisse ses nouvelles, à lire d’un souffle, un seul.

«La Peur du ciel», de Fleur Jaeggy, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Ed. Gallimard, Prix Lipp Zurich 1998

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Un Prix pour fêter le plurilinguisme
Lipp récompense un auteur contemporain non francophone.

«Il faut faire quelque chose du quadrilinguisme de la Suisse, a affirmé le critique Ernst Nef, lors de son allocution mardi. Le Prix Lipp Zurich est une tentative de mettre en valeur cette richesse et le multiculturalisme de notre pays.» En effet, son originalité profonde est d’être décerné à l’œuvre d’un Suisse contemporain non francophone, publié en traduction française. Voilà une excellente façon de jeter des ponts entre les différentes littératures de la Confédération, et de guider le regard vers un homme trop souvent oublié: le traducteur. Car le Prix Lipp décerne 10 000 francs à l’auteur, mais aussi – somme congrue mais tout de même symbolique — 2000 à son passeur. Ainsi, Fleur Jaeggy a-t-elle pu rendre hommage à Jean-Paul Manganro, en disant – en français: «Pour un auteur, la traduction est vraiment la chose la plus importante. Je suis une maniaque de la traduction, je regarde chaque mot à la loupe. Mon éditeur allemand, à un moment, m’a dit: «Assez, c’est fini, arrête». Je n’ai que deux ou trois détails à reprocher à Jean-Paul Manganaro…». Probablement de ces détails qui font l’humain. Parmi les anciens lauréats du Prix Lipp, on trouve le Grison Iso Camartin, pour son Sils Maria, le toit de l’Europe, Markus Werner et Hugo Loetscher. Fondé à la suite du Prix Lipp Genève, il compte dans son jury les écrivains Alexandre Voisard, Jacques Chessex, Yvette Z’Graggen et Mousse Boulanger. Son président est Jacques Bofford. Jouant le jeu, même le maire récemment réélu de Zurich Josef Estermann s’est exprimé en français pour conclure que, finalement, la seule différence entre Milan et Zurich est que, dans cette dernière, il faut importer des restaurants exotiques pour pouvoir bien manger. Et que le Prix décerné à Fleur Jeaggy nous rapprochait à grands pas non pas de la ville lombarde, mais plutôt de Rome.

Sandrine Fabbri

Jeudi 26 mars 1998

 

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