POLÉMIQUE : RATAGE OU MALENTENDU ?
La jeune romancière alémanique, que l'on nomme désormais la «pop star de la scène littéraire», publie son second roman. Après l'avoir encensée, on lui fait la leçon.
«Le roman de Zoë Jenny est raté, tellement raté que l'on se demande s'il aurait dû être mis sur le marché sous cette forme-là.» A bon éditeur, salut! Décochée par l'un des piliers de la critique littéraire alémanique et publiée dans la très respectable NZZ, la pique est assassine. Pourtant, tant de hargne aurait pu prêter à sourire si, au fil des jours qui ont suivi la parution du second opus de Zoë Jenny, une certaine unanimité ne s'était fait jour dans la presse d'outre-Sarine: non, décidément, on est bien déçu en pays helvétique du nouveau roman de cet auteur que l'on croyait pourtant prodige.
Il est vrai que le premier roman de la jeune Bâloise, La chambre des pollens, avait de quoi frapper les esprits à plus d'un titre. Outre une écriture étonnamment distante, précise et sans pitié, on y découvrait un sujet archiconnu sous un angle nouveau: les soixante-huitards vus par leurs propres enfants. Du coup, on n'a pas hésité à voir dans ce portrait d'une génération entière sacrifiée aux idéaux parentaux «le» roman de cette génération. Enfants de divorcés pour la plupart, manquant d'assurance et d'un ancrage solide auquel se cramponner en cas de coup dur, ils abordent aujourd'hui l'âge adulte avec une sensation de flottement, se sentent exclus, solitaires, sans but et sans attaches. C'est du moins la vision qu'en offre l'une des leurs.
Difficile, dès lors, de susciter une seconde fois pareil enthousiasme en traitant du même sujet. Surtout quand on sait le sort qui est réservé par la critique à la plupart des seconds livres de jeunes auteurs dont le premier a fait du bruit. Après trois ans de travail intensif, Zoë Jenny a pourtant tenté le tout pour le tout avec Der Ruf des Muschelhorns, un livre plus radical encore dans sa forme que le premier (voir encadré). Et comme prévu, elle a eu droit à sa volée de bois vert made in Switzerland.
«Les principales faiblesses du livre se résument facilement: trop de kitsch, trop de matière non digérée, trop peu d'éléments authentiques, beaucoup de clichés et une langue négligée», lui reproche-t-on notamment. Ou encore: «Pas de motivation psychologique des événements décrits, pas d'ambivalence, pas de tentatives d'expliquer les gouffres.» Autre objection: «Dans ces 120 pages, bien des choses ne sont qu'insinuées, les années passent très vite et trop de choses sont présentées de façon trop criarde.» Et pour faire bon poids: «Tout est jeté là, sans rapport, sans être approfondi. Trop de choses restent ainsi en suspens.» Voilà qui ne devrait pas laisser planer le moindre doute quant à la qualité de l'ouvrage en question. Et pourtant, il suffit d'opposer les interviews de l'auteur et les critiques citées pour s'apercevoir qu'il se dégage, de l'ensemble, comme une petite odeur de gros malentendu.
Et si la critique s'était tout bonnement trompée sur les intentions de l'auteur et que les attentes déçues qui s'expriment dans ses papiers incendiaires n'étaient que le fruit de ses propres goûts littéraires?
Un projet mal compris?
Car à l'entendre, ce qu'on lui reproche, Zoë Jenny semble précisément le rechercher au prix d'un long travail: «Dans un véritable processus de condensation, j'ai réduit le texte jusqu'à ce qu'il ne contienne plus que l'essentiel. Toutes les explications et les opinions devaient disparaître. J'écris une prose très proche de la poésie. J'essaie d'obtenir la plus grande intensité, tout en laissant des espaces vides. C'est mon concept et c'est ce qui est le plus difficile.»
On attendait donc un vrai roman sur la jeunesse d'aujourd'hui, une réflexion approfondie qui nous ferait comprendre les contemporains de Zoë Jenny, des éléments autobiographiques retravaillés avec art, des personnages construits et crédibles, et voilà que la jeune femme s'inspire des musiques et du cinéma de son temps pour rédiger un long poème façon zapping et graffiti sur la solitude et l'incapacité à communiquer
Peut-être, les années aidant, Zoë Jenny finira-t-elle par écrire ce que les critiques attendent d'elle Toujours est-il qu'à peine paru, Der Ruf des Muschelhorns occupait déjà le premier rang sur la liste des meilleures ventes en Suisse!
Poème pour une société défunte
Les parents aimants, ça n'arrive qu'aux autres! Le père d'Eliza, lui, est aux abonnés absents et sa mère n'apparaît dans le récit que pour la confier à sa grand-mère. Le jour où celle-ci mourra, pour Eliza, ce sera l'orphelinat, la solitude et le silence, volontaire, lui. Son adoption par un riche logopédiste n'y changera rien, au contraire. Ecoeurée par la froideur de ses nouveaux parents, Eliza se sauve avec leur fils et rejoint une bande de clodos. Hélas, le bonheur ne pousse pas sous les ponts et Eliza, incapable de se faire sa place en ce bas monde, finira aide de cuisine dans un bistrot minable et fâchée à tout jamais avec les mots.
Résumé ainsi, le petit texte de Zoë Jenny ne paraît pas bien novateur. C'est que cette fois-ci, elle semble avoir tout misé sur la forme, radicalisant sa technique faite de coupures, de vides, de sauts, d'images choc. Et le malaise que l'on ressent à la lecture de ce poème pour une société défunte ne provient pas seulement des sujets abordés ou des petites maladresses de l'auteur. Avec ses livres, Zoë Jenny a prouvé que le style très artificiel auquel elle travaille peut parfaitement véhiculer des émotions bien réelles.
Zoë Jenny, Der Ruf des Muschelshorn. Frankfurter Verlagsanstalt, 124 pp.