Théâtre: Noir, cest noir : comme celui des romans, lunivers des pièces de la Neuchâteloise, sil nest pas dénué dhumour, ne laisse pas beaucoup de place à lespoir.
AGOTA KRISTOF
Quatre huis clos laconiquesNeuchâteloise dorigine hongroise, Agota Kristof écrit des livres rares, peu bavards et dun inquiétant humour noir. Traduite dans une trentaine de pays, la trilogie romanesque formée par Le Grand Cahier, La preuve et Le troisième Mensonge, quelle a publiée entre 1986 et 1991, sest augmentée en 1995 dun quatrième roman, Hier, à la fois semblable et différent : pour la première fois, le récit ne se déroulait pas là-bas, dans la petite ville dun pays totalitaire jamais nommé, de lautre côté du rideau de fer, mais bien ici et maintenant, dans le dur pays étranger jamais nommé non plus, avec sa fabrique dhorlogerie, son centre de réfugiés, sa petite ville où les habitants, " le soir, ferment leur porte à double tour et attendent avec patience que passe la vie ".
Hier, qui se terminait par ce terrible aveu de son narrateur : " Je nécris plus ", souvrait sur un petit poème nostalgique placé en exergue : " Hier tout était plus beau/ la musique dans les arbres/ le vent dans mes cheveux/ et dans tes mains tendues/ le soleil. " Ces mêmes vers figurent presque mot pour mot dans Un Rat qui passe, lune des quatre pièces réunies aujourdhui en un volume qui fait découvrir une autre facette du talent de lécrivain, celui de ses débuts théâtraux, voici plus de vingt-cinq ans. Ecriture minimale, phrases courtes, syntaxe nue, dialogues réduits à lessentiel, absence dadjectifs : même économie de moyens ici que dans ses romans. Exemple, cette conversation de bistrot tirée de John et Joe (1972), à lorigine un dialogue radiophonique qui vient dêtre repris, début avril, au Théâtre du Taco, de Neuchâtel dans une mise en scène dAndré Steiger :
" JOHN : Il fait beau, Joe.
JOE : Oh oui, John.
Silence.
JOHN : Et comment ça marche ?
JOE : Quoi ?
JOHN : Tout, quoi.
JOE : Bien.
JOHN : Ah oui ?
JOE : Oui.
JOHN : Tu métonnes.
JOE : Moi ?
JOHN : Oui, toi. Ecoute, Joe, tu magaces !
JOE : Moi ?
JOHN : Oui, toi.
JOE : Je tagace ?
JOHN : Oui, tu magaces !
JOE : Pourquoi ?
JOHN : Quand je te pose une question, tu me dis toujours : moi ?
JOE : Moi ?
JOHN : Tu vois ?
JOE : Quoi ? "Burlesque, léchange se fait plus corrosif lorsque les deux protagonistes en viennent au nerf de la pièce, largent. Si lon ne veut pas se faire avoir, il sagit den avoir : démonstration impeccable en trois tournées, qui se concluent sur la reprise da capo de cette conversation de bistrot sans issue.
La Clé de lascenseur (1977) est un conte cruel sur la séquestration par son mari dune femme " qui na plus de jambes, plus doreilles, plus dyeux ", et qui supplie quon ne la prive pas de lunique chose qui lui reste : sa voix. On peut lui préférer LHeure grise ou le dernier client (1975, revue en 1984), autre duo désespéré sur les rapports damour et de haine entre un homme et une femme, une prostituée vieillie et son client voleur, où lon retrouve le thème de largent qui sert à posséder autrui, quil sagisse de son corps ou de ses rêves.
Un Rat qui passe (1972), revue en 1984) est sans doute la plus élaborée des quatre, parce quelle met en scène un plus grand nombre de personnages et parce quelle joue sur leur dédoublement et leurs mensonges. Cette fable sur les rapports entre théâtre et totalitarisme présente dévidents points communs avec la trilogie romanesque dont les jumeaux Claus et Lucas sont les héros. Certaines répliques font mouche, telle cette réflexion autour dun buffet : " Quand je mange de bonnes choses, je pense toujours à ceux qui ont faim. " Ou cet échange autour de la guerre : - " La dernière guerre, en Suisse ? Vous nétiez même pas née ! " - " Je parle de la dernière guerre mondiale. " - " Ah, de la guerre des autres ! " - Nous avons eu des privations très dures, très sévères, des rationnements insupportables, en Suisse. Mais personne ne sest plaint. " - ça cest de la grandeur dâme garantie Swiss made ! Est-ce quils en exportent vers les pays moins favorisés ? "
A défaut de grandeur dâme, le théâtre dAgota, lui, sexporte très bien puisque ces quatre pièces de la dramaturge neuchâteloise sont jouées avec succès en Allemagne, en Autriche, en France, aux Pay-Bas, en Italie et au Japon.
Agota Kristof, LHeure grise et autres pièces, Seuil, 208 p.