Prix littéraire : Six livres étaient en lice cette année pour le Prix Michel Dentan, qui va à Daniel Maggetti pour "Chambre 112". Portrait du lauréat.

Prix Dentan 1998
Daniel Maggetti, un lauréat transculturel

Le 30 avril à Lausanne, Daniel Maggetti recevra le Prix Michel Dentan 1998. Il s'en déclare particulièrement heureux parce qu’il voit là un signe qui le confirme dans un certain choix d'écriture, mais aussi parce qu'il a eu le privilège d'avoir Michel Dentan comme professeur. Né en 1961 au Tessin, installé depuis dix-huit ans à Lausanne, le lauréat mène une double carrière universitaire et professionnelle: auteur d'une thèse sur L'Invention de la littérature romande, 1830-1910 (Payot, 1995), il est depuis peu chargé d'un enseignement de cette matière, ce qui lui vaut d'être actuellement professeur invité à l’Université d'Aveiro où il parle notamment à ses étudiants portugais de Monique Saint-Hélier, Catherine Colomb et Corinna Bille; et il partage avec d'autres personnes un bureau lausannois nommé Chapitre premier qui exécute, sur mandat, divers travaux d'écriture. Comme auteur, Maggetti a publié à L'Aire un premier recueil de récits, La Mort, les anges, la poussière (1995), suivi à l'automne dernier par Chambre 112. Le narrateur de ce livre intimiste se remémore l'image rayonnante du père de son enfance tessinoise, devenu un vieil homme malade auquel il rend régulièrement visite, après de longues heures de trajet en train. Interview d'un "Enée de papier" qui porte sur ses épaules, avec la figure paternelle, tout un monde disparu.

Le Temps: - Comment expliquez-vous la floraison récente de textes où des écrivains évoquent leur père ou leur mère?

Daniel Maggetti: - Parler de ses parents ou de ses origines, c'est toucher à la naissance et à la mort, et c'est se confronter à sa propre identité: quoi de plus fondamental et de plus universel? La question est tellement centrale qu'elle est déjà très présente dans les littératures anciennes. Il suffit de penser à la légende d'Œdipe. Mais peut-être y a-t-il aujourd'hui une façon plus directe de l'aborder, sous une forme romanesque qui s'avoue délibérément autobiographique.

- Le texte de ce second livre, d'une composition et d'un style plus amples que le premier, semble né d'un seul souffle, avec de longues phrases construites par juxtapositions successives et sans aucun paragraphe. Ne craignez-vous pas d'effrayer quelques lecteurs?

- J’espère plutôt plaire à d'autres! Il est vrai que je ne suis pas partisan du style télégraphique de certains romans actuels. Comme l'écriture, la lecture exige qu'on entre dans un univers qui ne se donne pas d'emblée. La forme, la composition et le style d'un livre sont imposés par le sujet, et par l'approche du sujet. Mon premier recueil de récits était une suite de tableaux, de fragments, tandis que celui-ci s'ordonne autour d'une figure centrale. Les longues phrases font tenir ensemble les deux mondes qui occupent l'esprit du narrateur, elles découlent du principe du monologue intérieur où tout vient de la mémoire et de la rumination. D'où l'absence de paragraphes, qui auraient paru artificiels.

- Comment vous sentez-vous aujourd'hui: plutôt tessinois ou plutôt romand?

- Je me sens très suisse, au sens transculturel, frontalier, marginal. Cette idée de la frontière, ce sentiment d'être un transfuge, on peut penser que ça crée plutôt un malaise, au fond, parce qu'on n'a pas forcément quelque chose de fixe à quoi se raccrocher. Disons que je suis un Romand d'origine tessinoise, qui a vécu à Zurich pendant trois ans et qui se débrouille avec le dialecte alémanique. Ca me plaît assez, cette façon que nous avons en Suisse de comprendre l'autre en ne parlant pas forcément sa langue: chacun parle la sienne et tout le monde comprend, j'en ai fait l'expérience dans de nombreuses commissions fédérales

- A l'exception de Praxède, qui est une étrangère, vos figures féminines ne sont pas forcément bien traitées, je pense notamment au personnage de la mère. Quelle valeur attribuez-vous à l'ironie?

- Il y a dans mon livre une mythologie sous-jacente qui fait que le père apparaît tel Jupiter entouré de déesses incarnant la beauté (Hélène), la santé (Flora), la sagesse ou la raison (Claire). En raison de sa jalousie, la mère n'est pas plus valorisée que ne l'est Héra dans la mythologie. Quant à Praxède, c'est un phénomène exotique et sensuel qui séduit le narrateur, comme son père. Tout le récit repose sur un point de vue masculin qui suppose une sorte de connivence entre le fils et le père.

La distance, l’ironie, cela permet à la fois de dire les sentiments et de ne pas en être complètement l'otage. Cet adage de sentimentalité et de dérision n'est pas très fréquent dans la littérature romande. On le trouve par exemple chez Albert Cohen, un auteur que j'aime beaucoup, où les grands élans lyriques des personnages sont aussitôt coupés par le retour à une réalité mesquine.

- Je fais ici une digression, si c'en est une: que pensez-vous de Benoziglio, grand finaliste avec vous de l'édition 1998 du Prix Dentan ?

- comme Cohen, je l’aime beaucoup. Pour son humour et son invention verbale, comme pour son regard - fait d’adhésion et de distance - sur des êtres qui sont à la fois pitoyables et touchants.

- Pourquoi les nombreuses citations de votre livre ne sont-elles pas traduites ?

- C'est un choix. Ces citations du Requiem allemand de Brahms, du latin de messe ou de textes appris à l'école font partie du flux intérieur qui traverse le narrateur. Les traduire serait leur accorder trop d’importance. Elles ont également une fonction de brouillage en faisant dériver le récit par rapport à son fil central. D’une manière générale, je me situe à l’opposé d'une certaine tradition française qui veut tout traduire : pour ma part, je préfère croire au plurilinguisme.

- Comment comprendre la dédicace "Pour Noé" : renvoie-t-elle aux animaux et à la vigne chers à votre père ?

- Pas du tout! Il s’agit du prénom de mon fils, encore à venir au moment où j'écrivais ce livre qui s'inscrit dans une chaîne, comme un passage de témoin. Mais votre interprétation ne me déplaît pas...

- Comment conciliez-vous votre travail d’écrivain et votre métier? Et avez-vous déjà un autre livre en chantier ?

-Je tourne autour de deux-trois choses sans réussir à les empoigner véritablement. Quant à concilier l’écriture et l’enseignement, cela devient problématique dans la mesure où je suis partie prenante dans toutes sortes d’activités critiques qui en découlent. Et je me vois mal renoncer à écrire : sans doute me faudra-t-il choisir, à plus ou moins lointaine échéance.

Daniel Maggetti, Chambre 112, L'Aire, 88 p

Prix Dentan

Créé en mémoire du critique et professeur de littérature française Michel Dentan (1926-1984), ce prix est décerné chaque année, au printemps, par un jury romand de huit membres présidé par Jean Kaempfer, professeur de littérature française a l’Université de Lausanne (secrétariat: Catherine Grand, ch. de la Brotte 6, 1163 Etoy). Il entend distinguer, dans la production romande de I'année un ouvrage qui se signale a la fois par ses qualités d’écriture et le bonheur de lecture qu'il procure. Assorti d'un chèque de 8000 francs grâce au soutien de l'hebdomadaire Construire, du journal Le Temps et du Cercle littéraire de Lausanne, le Prix Michel Dentan 1998 sera remis à Daniel Maggetti le jeudi 30 avril à 18h., dans les salons du Cercle littéraire de Lausanne (7, pl. Saint-Francois). La cérémonie est ouverte à tous.

Isabelle Martin

4.04.1998