Giovanni Orelli
Les Pères de l'Eglise, Proust et l'ordinateur

Joli doublé L’auteur tessinois de " L’Année de l’avalanche " a attendu vingt ans sa première traduction. Il se rattrape ce printemps avec la parution quasi simultanée en français de ses deux derniers livres.

Vif, remuant, volubile, jamais en reste d’une citation littéraire, le Tessinois Giovanni Orelli était samedi dernier de passage à Genève, invité au Salon du livre par Gallimard chez qui vient de paraître Le Rêve de Walacek (lire nos éditions du 11 avril). Hormis La Fiesta del Ringraziamento, quatre romans sur les cinq publiés par Orelli sont désormais accessibles aux lecteurs de langue française, même si l’écrivain a dû attendre vingt ans sa toute première traduction. " En Suisse, dit-il, on ne se connaît pas, on se côtoie. " Pourtant, pas plus fervent défenseur de notre pays que ce Tessinois, né en 1928 dans le Val Bedretto, mais qui place au-dessus de tout Manhattan, pour lui " le plus bel endroit du monde ".

Le temps : - Vous vivez à Lugano mais vos cinq romans ont tous été publiés en Italie, chez Mondadori, Einaudi et l’éditeur romain Donzelli. C’est une chance ?

Giovanni Orelli : - C’est une chance, oui, une toute petite chance d’avoir un retentissement en Italie. Si vous êtes édité au Tessin, votre notoriété ne va pas au-delà de Ponte Chiasso. Quand j’étais encore un apprenti écrivain, mon premier livre a obtenu cinq voix au Prix Strega, dont celle de la romancière Anna Banti et de l’historien d’art Roberto Longhi. Cela m’a valu des critiques intéressantes et une traduction en allemand.

- Pourquoi est-ce aux Archives littéraires suisses de Berne que vous avez choisi de remettre vos manuscrits et vos papiers personnels ?

- Mon choix de Berne est de nature politique. J’aurais eu des raisons linguistiques ou pratiques de préférer l’Université de Pavie ou la Bibliothèque de Lugano, c’est vrai. Mais je pense qu’un pays n’est pas fondé sur la langue ni sur la race, il est fondé sur la volonté des individus de vivre ensemble : c’était une manière de l’affirmer en choisissant Berne. Je tiens beaucoup à la Suisse. Ce qu’a dit Dürrenmatt est faux : ce n’est pas vrai que la Suisse est une prison. Pourquoi devrions-nous nous sentir coupables ? Vouloir la paix, refuser la guerre et la haine, être du côté de ceux qui souffrent et pas de ceux qui font souffrir, c’est à mon sens une vertu.

- " Le Rêve de Walacek " résulte d’une commande de Pro Helvetia pour le 700e anniversaire de la Confédération, ce qui ne vous a pas empêché d’émettre certaines critiques envers la Suisse...

- Cette commande de Pro Helvetia a été pour moi une petite aide bienvenue, avant que je reçoive le Prix Gottfried Keller (25 000 francs) qui m’a surtout permis de m’acheter une nouvelle voiture. Pour mépriser l’argent, disait Pavese, il faut en avoir, et beaucoup! La Suisse ressemble à l’Amérique selon Chomsky : on peut y faire de l’opposition sans qu’on vous touche jamais un cheveu. Si je cite dans mon livre une lettre de Freud parlant de la Suisse comme d’un pays peu accueillant, si je rappelle le " J " apposé sur les passeports juifs ou si je relève l’attitude protectionniste des écrivains suisses pendant la guerre, c’est pour montrer que ce pays de mémoire a eu des oublis, un manque d’attention comme il s’en produit tous les jours mais qui relève du péché. Dans le sens où pécher, pour moi, c’est ne pas faire le bien qu’on pourrait faire. Dans cinquante ans, on nous reprochera aussi nos " oublis " d’aujourd’hui. Une personne que je n’envie pas actuellement, parce qu’elle tient le mauvais rôle, c’est le conseiller fédéral Koller.

- Vous souvenez-vous de vos premières lectures ?

- Dans ma famille, il n’y avait pas de livres. Mes parents étaient des paysans qui tenaient un bistrot, et ma vraie école a été ce bistrot, à cause d’un menuisier qui parlait de Dante et que personne n’écoutait sauf moi. J’ai une excellente mémoire, et je me souviens grâce à lui de quantité de vers que personne ne m’a obligé à apprendre : Dante a vraiment été pour moi une semence poétique. Avant la guerre, quand mes parents allaient en France vendre des marrons, ils m’ont ramené une fois le Ben Hur de Wallace et bien plus tard Retour de l’URSS de Gide, d’où me vient mon amour pour cet auteur. Et la postière m’a fait cadeau du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper.

" Mais j’ai lu aussi un tas de livres imbéciles, et ma jeunesse a été d’une oisiveté incroyable parce que j’ai longtemps été un végétatif total, d’où mon retard dans beaucoup de domaines. Figurez-vous que j’ai appris à conduire à plus de quarante ans, et qu’aujourd’hui je ne sais toujours pas comment fonctionne un ordinateur ! C’est un peu comme si j’obligeais le ciel à me tenir en vie plus longtemps pour combler mon ignorance. "

- Mais ça ne vous a pas empêché de soutenir une thèse en philologie, qui plus est sur la vulgarisation des Pères de l’Eglise : pourquoi ce choix ?

- Mon éducation très catholique a fait que leur lecture m’attirait, par rapport à la sexualité ou au sens du péché. Je dois beaucoup à saint Ambroise, qui n’est pas tout à fait étranger à mon passage au socialisme : " S’ils pouvaient capitaliser l’air, disait-il, les riches le feraient. " Quand j’ai visité plus tard l’Egypte, j’y ai rencontré certains moines très proches de ces saints du haut Moyen Age. Aujourd’hui, je me considère comme une sorte de chrétien agnostique mais, si je ne vais plus à l’église depuis longtemps, je ne renie pas ce que j’ai été.

- Vous avez été un lecteur tardif, mais vous avez ensuite fait de grandes lectures : quel est votre auteur préféré ?

- En italien ? Dante, Machiavel, Guichardin, l’historien qu’admirait Montaigne. J’ai passé tout un été avec l’Ulysse de Joyce, que je connais très bien pour l’avoir lu en parallèle dans l’original et en traduction. Mais personne ne m’a jamais pris comme Proust : j’aime sa phrase, ses tournures, je ne peux pas me défendre de lui, j’en connais des passages entiers par cœur.

- Malgré leurs différences on a l’impression que, dans vos deux derniers livres, " Le train des Italiennes " et surtout " Le Rêve de Walacek ", vous voulez tout rassembler, faire tenir ensemble un monde qui se désagrège. Quel est votre point de départ, et comment choisissez-vous la forme à chaque fois différente que vous donnez à vos récits ?

- Je pars toujours du concret, la fantaisie ou l’invention ne viennent qu’ensuite. Pour écrire l’histoire de Walacek, je me suis livré à une enquête dans le style du Blow up d’Antonioni, à partir du moment où j’ai vu à Berne, le tableau de Klee qui en est le point de départ. J’ai écrit au joueur qui m’a envoyé son curriculum vitae détaillé, j’ai tenté de me renseigner sur lui auprès du Servette (la lettre négative de réponse dans le livre est authentique), j’ai interrogé des gens qui avaient vu sur le terrain ce joueur fin, élégant - un artiste à sa manière, si la survivance d’un geste est assurée par le style.

" J’écris avec lenteur. Je note beaucoup de choses, je reprends et je corrige ; j’ai toujours la tentation de tout corriger, jusqu’au vertige de la page blanche. J’admire Racine disant : " Ma tragédie est faite, je n’ai plus qu’à l’écrire ", mais ce n’est pas moi : en ce qui me concerne, mon livre n’est jamais fait et jamais fini. Si j’ai pris Tacite pour modèle dans les brefs chapitres du Train des Italiennes, la figure du contrôleur-narrateur est intervenue tardivement, comme une petite concession faite au lecteur pour ne pas trop le dérouter. Dans Le Rêve de Walacek, j’ai procédé par association d’idées en recourant notamment à la mythologie et à l’histoire, à partir de ce " o " de Klee semblable à un ballon rond qui coupe en deux le nom du joueur. Dans ce bricolage-là, tout se tient pour finir : on s’en aperçoit lorsqu’on se demande s’il ne faudrait pas enlever ceci ou cela.

- Quelles analogies voyez-vous entre aujourd’hui et les événements de 1938 rapportés dans ce livre, publié en Italie en 1991 ?

- Au moment où je l’écrivais, je ne pouvais pas prévoir la montée actuelle des nationalismes. Ce que je ressentais, c’est combien la Suisse vit et a vécu dans une île : j’étais en totale sympathie avec Sindelar, ce joueur autrichien acculé au Suicide (tout comme j’étais amoureux de Marina au moment où j’écrivais Le Train des Italiennes). En pensant aujourd’hui à la Vienne de 1938, on pense aussi à Sarajevo. Le fait de vivre en paix ne doit pas nous rendre réfractaires à la souffrance dans le monde, il ne doit pas non plus nous plonger dans la culpabilité.

Isabelle Martin

9 mai 1998