Pays perdu
Les moments d'un vécu obsédant

"Pays perdu" évoque une enfance en Moravie, la guerre et l'exil en Suisse. Des souvenirs idylliques ou menaçants, que l'écrivain alémanique conjure dans un livre à la composition raffinée.

Des résurgences d'un passé lointain ou proche, tour à tour idylliques, sombres ou menaçantes, des séquences méditatives et des scènes de la vie familiale, une promenade dans Prague, l'odyssée d'un artiste sous la menace des armées, des fragments de lettres, des bribes de dialogues, le havre rassurant d'une caravane et de son jardinet sur les hauteurs du lac de Neuchâtel: tels sont les moments d'un vécu obsédant assemblés par Erica Pedretti dans Pays perdu. Un livre d'une composition raffinée, son meilleur sans doute avec De l'Innocence s'il vous plaît, et qui vient de paraître dans une traduction française fine et harmonieuse.

Ce n'est pas un roman, mais des événements biens réels, qui marquent des moments essentiels de son existence.

Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre, elle connaît en Moravie une enfance heureuse, mais aussi les horreurs de la guerre et des persécutions ethniques. Dans son livre, comme antérieurement dans son œuvre, ces traumatismes reviennent et, pour les conjurer, il faut les dire. En prenant ses distances, comme le fait l'écrivain qui alterne les perspectives et les strates du temps. La vision de la narratrice, alter ego de l'auteur, se double du regard de l'enfant Anna qu'elle fut autrefois et dont elle tente de ne pas perdre la naïveté et la fraîcheur. Aux souvenirs anciens s'ajoutent les réminiscences plus récentes de voyages faits ultérieurement. Les éléments essentiels d'une vie se reflètent dans les facettes multiples et provocatrices d'une mise en forme insolite: la fiction éclaire et met en lumière la réalité vécue, en offre le survol et permet de l'assumer.

Outre celui de la mémoire et de ses cheminements singuliers, revient sans cesse, dans Pays perdu, le thème de l'art et de la condition de l'artiste. Le peintre Gregor, oncle d'Anna, incarne, avec le grand-père passionné de nature et de jardinage, le "héros bien-aimé " de la jeune Anna. Figure de la protestation et de la résistance, il refuse de se plier à une autorité stupide et à des comportements inhumains. Ses toiles non figuratives, évoquées en des pages suggestives, sont jugées décadentes aussi bien par la dictature hitlérienne que, après elle, par les autorités communistes. Les passages où il s'exprime sur l'art qui, "au fond, ne prétend à rien d'autre qu'à donner à voir", sur la nécessaire polysémie de l’image et sur les difficultés de la création esquissent une poétique très proche de celle de la narratrice et des interrogations qu'elle se pose au cours de son travail de rédaction. Elle aussi cherche à prendre possession du vécu, à "exprimer au lieu de garder pour soi [. . .] comme si tout ce qui n'avait pas été exprimé. [...] n’avait jamais existé et se trouvait perdu non seulement pour elle, mais aussi pour le monde entier ".Même Si peut-être " tout est vanité et poursuite du vent ", elle n'abandonne pas ce "travail harassant, poursuivi à l'image de son oncle en dépit de toutes les injonctions: "Par pitié, ne devenez surtout pas des artistes. " Sans ignorer qu'elle ne peut exprimer que de façon fragmentaire ce qui s'est réellement passé, sans échapper à l'impression qu'à chaque nouvelle tentative, "le récit devient plus improbable, comme si elle fabulait ". Et malgré la tentation, devant son ordinateur, de s'esquiver en cliquant sur "escape " pour chercher refuge au jardin dans la contemplation et la jouissance de la nature.

Car il faut inlassablement, devant l'atrocité d'une Histoire qu'on réaménage sans cesse selon les besoins, et devant le retour des mêmes comportements et des mêmes crimes, dénoncé par un leitmotiv lancinant tout au long du livre: "Qu'a-t-on fait - ce qui se fera encore ", crier son indignation et sa révolte: "Non, je n'ai pas souscrit à l'état du monde!" Malgré un espoir que la lucidité devant les événements présents rend ténu, il importe de maintenir vive la mémoire, jusqu'à être capable non seulement de savoir, mais de "ressentir ce qui est arrivé ".

A la menace permanente de l'histoire et à l'inhumanité de ses exécutants, la narratrice oppose la pureté de la perception enfantine, et toutes les richesses qu'elle garde en soi. Le livre suggère de les découvrir selon les voies d'une invention spontanée et d'une écriture limpide. Et en conviant les lecteurs, laissés libres du choix de leur parcours, à entrer dans le jeu pour participer aux plaisirs de l'art, qui engagent à 'un autre rapport au monde et préservent de l'oubli.

Pays perdu, Trad. de Marion Graf, Zoé, 220p.

Wilfred Schiltknecht

27 nov 1999

 

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