Pour l'amour des dieux
Voyage dans les mythologies

Les principaux mythes du monde structurent le domaine de la conscience aussi bien que celui de l'inconscient. Ils surgissent même dans nos expressions de tous les jours.

Apprendre ou redécouvrir les mythes qui fondent les principales civilisations, telle est l'intention de ce roman, qui nous emmène dans un voyage aux confins de nos racines intellectuelles et culturelles.

Marianne, l'héroïne, est une jeune femme de trente-deux ans qui a quitté précipitamment sa ville natale pour un voyage dont elle ne connaît pas encore l'issue. Que va-t-elle rechercher ? Qu'espère-t-elle ? Qui fuit-elle en réalité dans sa quête des mythes et des légendes ? Au fil des rencontres, des amours passagères et des histoires inattendues qu'on lui raconte, elle compose patiemment la trame intérieure d'un univers dont elle devient le personnage central.

Qui plus est, au cours de ce voyage initiatique, les voix d'autrefois s'entretissent pour faire écho aux questions des hommes d'aujourd'hui dans leur diversité. Marianne découvrira l'usage des mythes qui lui dévoile qui elle est, d'où elle vient et où elle va. Elle y trouvera la correspondance secrète entre le monde extérieur et son âme.

Jean Romain est professeur de philosophie, romancier et essayiste. Il a publié une vingtaine de livres.

Extrait de "Pour l'amour des dieux"

Les mythes sont les âmes
de nos actions et de nos amours.
Paul Valéry

1. L'Auberge du Maupas

Comment tout cela m'est-il arrivé ?
Je me rappelle que tout a commencé avec la pluie. On croit les choses transparentes et on découvre qu'elles sont opaques, qu'elles se dissimulent derrière un voile, des ombres viennent s'y mêler. Il fait sombre. On a tant besoin de lumière. Si j'en avais le loisir, je serais piquet de grève devant l'atelier de Dieu avec, sur ma pancarte, écrit en rouge : " Donnez-nous notre lumière quotidienne ! " En rouge vif ! Les ennuis commencent toujours avec l'obscurité.
Il pleut. Il pleut sans discontinuer. Mon humeur est détrempée. J'ai renoncé depuis des heures à sortir mes jumelles de leur étui parce qu'elles n'auraient pas résisté à l'humidité. À mesure que j'avance, mon sac à dos, imbibé comme une éponge, me plombe les épaules et les lanières me scient. Je me rends compte que je marche trop lentement.
Je suis enfin arrivée à cette auberge du Maupas, sans doute une auberge à puces. Cette gargote porte bien son nom. D'abord, on ne l'aperçoit pas. Il faut suivre longtemps le sentier qui serpente entre les deux versants d'une courte vallée, puis remonter jusqu'à la crête de la montagne, ensuite à plat sur un terrain malcommode, se faufiler en route torse entre de volumineux cailloux venus on ne sait d'où, qui semblent les gigantesques squelettes de bêtes préhistoriques. L'œil ne distingue pas l'auberge au début tant les pierres grises de ses façades se fondent dans le paysage. Il faut scruter l'horizon : c'est à peine si elle se détache de son fond couleur de sable. Il n'y a pas d'arbre autour. L'auberge du Maupas ? m'avait répondu une sorte de paysan sous son chapeau rond, détrempé. C'est par là, au bout du chemin. Il avait eu un geste en direction de la montagne, m'avait regardé bizarrement, et aussitôt s'était éloigné en marmonnant des phrases que je n'avais pas comprises. Un être qui sans doute n'accorde pas une attention particulière aux futures mutations de l'homme ! L'après-midi touchait à sa fin et la pluie me glaçait. Le ciel était bas. J'avais hésité, mais il n'y avait pas âme qui vive aux alentours. Tant pis, m'étais-je dit. Je vais aller jusqu'au bout du chemin.
Lorsque je me suis présentée devant la porte, la nuit tombait. Depuis un moment, j'avais repéré une lueur rougeâtre qui éclairait de robustes fenêtres : le feu dans l'âtre. Cette lumière vacillante m'avait attirée et, comme un papillon, c'est vers elle que je m'étais dirigée. En ouvrant la porte, une bouffée de chaleur agréable m'avait accueillie.
Qu'avais-je à faire à l'Auberge du Maupas ? Qu'y avait-il à faire d'ailleurs dans cette auberge aux murs bombés, cette bâtisse râblée, un peu secrète, plus trapue qu'une autre, esseulée au bord d'un chemin ? J'ai un rendez-vous sans doute, ou ce que je crois être un rendez-vous en tout cas. Le patron essuie les verres, il se retourne lorsque la porte s'ouvre, et m'accueille avec un sourire. Les femmes seules, dans cette contrée, ne sont pas légion. Du café ? propose-t-il, libéré des inutiles dépenses des exercices de style. Oui, quelque chose de chaud, de très chaud. J'ai posé mon sac à dos et mon chapeau sur le dossier d'un siège.
Je regarde autour de moi tout en buvant à petites gorgées et en plissant le nez pour rendre moins brûlant le liquide noir qui me réchauffe l'estomac. Quelques tables, des chaises, une glace piquée, un lourd fusil de chasse accroché au mur entre quelques gravures d'un autre temps, une voûte basse, puissante, le comptoir taillé d'une seule pièce dans le tronc d'un hêtre qui avait dû être gigantesque, mais à part le feu aucun autre mouvement. À la nuit, on ne vient pas volontiers jusqu'au bout du chemin. Les carreaux ruissellent de pluie et on ne voit pas la nuit. On est entre deux mondes dans cette salle : un mélange de tranquillité rassurante et d'étrangeté. Le patron a fait un signe. Une femme maigre, que je n'avais pas repérée sous un fichu serré, est montée, énergique, l'escalier. Je l'entends qui s'affaire à l'étage. Elle prépare ma chambre.
Pas un mot entre eux, un regard a suffi. Le patron me dévisage tranquillement, il semble amusé de ma mine mi-inquiète mi-tranquille. Il s'approche d'un pas lent, me sert une autre tasse de café. Je prends place devant l'âtre pour me sécher. Il ajoute une grosse brassée de bois qu'il répartit, genou à terre, avec un ringard de fer, les flammes assoupies se réveillent aussitôt. Le patron a un visage large sur un corps robuste ; on flaire l'homme habitué aux montagnes et aux rudes climats. Toujours accroupi, il se retourne pour évaluer comment j'apprécie son travail. Je dodeline d'un air approbatif. Un sourire encore. Il pommade les pointes d'une moustache grise qui se dresse sur ses joues mal rasées. Ses yeux noirs reflètent les mouvements vifs du feu dans le foyer.
C'est drôle, depuis mon arrivée, il n'a pas dit grand-chose et pourtant je crois l'entendre tout le temps. Il me met dans les mains la griffe d'acier pour m'engager à maintenir le feu, et puis il disparaît dans l'arrière salle. Je l'entends, il a ouvert une trappe, est descendu les escaliers. La chaleur me fait du bien et je cesse de ressentir le froid de la pluie. Je rapproche du feu mon sac à dos pour qu'il sèche. L'homme réapparaît un instant plus tard, à la main une bouteille d'alcool fort qu'il tient à me faire déguster avec le café. De nouveau ce sourire engageant devant mon hésitation. Deux mots s'imposent pour dire comment il est : le premier est tribal, le second mot est rude. Il a, jusque dans sa démarche, la certitude de ceux qui appartiennent à une ethnie et peuvent compter sur elle. Cette certitude de ne pas être seul, de ne jamais avoir à affronter quoi que ce soit tout seul, cette certitude permet d'accepter ce qui doit l'être sans s'agiter inutilement. Il a en plus la rudesse de ceux qui se savent dispensés de devoir tout expliquer. Cependant, taciturne, il est loquace. Tout parle en lui, alors à quoi bon répéter avec des mots ce que son corps dit si clairement ?
Sa silhouette râblée, un peu pataude, est rassurante à la mauvaise saison. Rien qu'à le regarder marcher dans sa maison, on respire une impression paisible. C'est de lui que provient cette sensation et non de la région, assez revêche sous la pluie.
La femme surgit soudain. Comme une apparition, elle est au bas de l'escalier de bois. Je ne l'ai pas entendue arriver. Elle me regarde. Je comprends que mon lit est fait et que ma chambre m'attend. Avant d'aller me coucher, je voudrais bien me mettre quelque chose sous la dent. Je n'ai même pas besoin d'en marquer le désir, la voilà dans la cuisine pour réchauffer la soupe, servie avec d'épaisses tranches de pain et du fromage mou.
J'ai pris une année sabbatique pour venir jusqu'ici, j'ai laissé mes étudiants pour me faire moi-même étudiante. Un travail intéressant m'attend donc et je m'en réjouis, mais ce soir devant la soupe, seule à ma table, un peu perdue, je me demande si j'ai bien fait. Certes, la nuit n'est jamais bonne pour ce genre de pensées, je les combats mollement ou plutôt je les laisse me gagner comme le sommeil nous gagne, par zones d'ombre. Je me secoue. La pluie bat contre les vitres comme si elle battait à mon front. Il me faudra dès demain essayer de mener à chef ce projet. J'y ai investi un peu d'argent, pas mal de temps, de l'énergie. Je compte bien réussir. Mais après tout, c'est vrai, rien de certain. De vagues promesses, des on-dit, jamais d'assurance. C'est là-bas qu'on les rencontre, dans les montagnes, m'avait-on répété, ils remontent vers Dubrovnik et ils sont contraints de passer par là. Mais la ritournelle des mêmes déclarations n'engage que ceux qui les répandent. La versatilité du sort est chose trop commune pour que miraculeusement elle m'épargne parce que je suis décidée ; dans ces régions du monde pour lesquelles l'histoire n'a jamais été tendre, on le sait mieux qu'ailleurs. Cela ne suffit pas de vouloir. Il faut dire que j'avais quitté mon pays sans véritable certitude, mais il faut dire aussi que si mes espoirs étaient déçus, j'aurai au moins une expérience à accrocher à mon journal. J'éloigne de moi cette pensée défaitiste susceptible à elle seule de mettre en péril mon projet. La soupe est bonne et j'en redemande. Ce soir, il me faut me contenter de ce repas.
Demain, on y verra plus clair.
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