Le Temps de la déraison (extrait)

Mais où est passé le réel ?

On va donc rejuger le libraire qui a diffusé le livre de Roger Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. D’aucuns ont vu dans ce livre des propos antisémites, voire révisionnistes. Je l’ignore parce que je ne l’ai pas lu. Mais ce qui me paraît symptomatique dans l’affaire n’est pas tellement qu’il existe de par le monde des négationnistes (ici, le mot négationniste signifie la tendance pseudo-historique qui consiste à nier que durant la dernière guerre il y eut un génocide planifié du peuple juif) mais plutôt le fait curieux qu’on doive faire la preuve de ce qui s’est passé dans l’histoire. Un événement historique, très proche somme toute puisqu’il a quelques décennies seulement, perd sa réalité, il s’évapore dans l’air ambiant à telle enseigne qu’il devient nécessaire de le retrouver et d’en établir la démonstration. Ce qui semble assez paradoxal.

" À force de scruter le nazisme, les chambres à gaz, etc., pour les analyser, ils sont devenus de moins en moins intelligibles et on a fini par poser logiquement cette question invraisemblable : mais au fond, est-ce que tout cela a vraiment existé ? " affirme Baudrillard1 qui pense que l’effet des médias notamment aboutit à faire disparaître le réel. Parce que les médias reconstruisent entièrement les faits historiques, ils remplacent la réalité par un simulacre de réalité. C’est là une des constantes de la pensée de Baudrillard, sans doute une des plus fécondes pour la compréhension de notre époque. Elle permet de comprendre comment fonctionne l’illusion contemporaine.

Les gens qui nient l’Holocauste sont évidemment dans l’erreur parce que pareils faits historiques ne sont pas de l’ordre de l’interprétation mais justement du fait. Or, depuis quelques années, il est possible de nier un fait et de jouir d’une certaine crédibilité auprès du public. " Pourquoi pas après tout ? " se demande-t-on, perplexe. Un jour, à force de l’avoir vu mythifié par les médias, de l’avoir aperçu aux tribunes nazies enfermé dans une sorte de temporalité virtuelle, on se demandera si Hitler a vraiment existé. C’est justement ce curieux phénomène qui pose problème : le certain devient incertain ; le réel devient virtuel ; le fait établi seulement éventuel. La réalité disparaît derrière son illusion. On peut s’approprier l’illusion, en faire sa chose à soi, lui faire subir le même genre de traitement qu’on fait subir au virtuel : lui infliger la confusion sur l’identité des choses. Cette confusion sur l’identité des faits nous permet aussi bien de nous absoudre de notre responsabilité à leur endroit que de nous culpabiliser à outrance à leur propos.

Il existe sans doute de nombreuses autres causes à ce miracle de la disparition de la réalité. L’une d’elles est ce que les médias appellent le " temps réel " : il s’agit, comme dans le cas de la Guerre du Golfe, de montrer sur le terrain ce qui se passe effectivement, c’est-à-dire de minute en minute. Les caméras sont là, les journalistes aussi, témoins objectifs de ce qui se passe. Or il ne se passe rien. On est présent, les yeux braqués sur le ballon de Piccard et rien ne se passe, il ne décolle pas mais on est là, témoin du non-événement, du banal, de la panne, du rien. Béance du vide. Car ce temps réel médiatique fait sortir le réel de sa dimension historique ; il dissout son caractère historique. Donc sa valeur. Dans le temps réel, paradoxalement l’histoire n’a plus le temps de se passer ; le temps réel annule la dimension effective de l’histoire parce que, dans l’instantané et dans l’excroissance du banal, tout est réduit à la même valeur. Le temps réel abolit la perspective ; il rend les choses plates, identiques. Homogènes. Baudrillard a analysé dans de nombreux essais les effets de cette omniprésence de l’identique.

Un événement terrifiant comme la Shoah pour lequel il ne doit pas y avoir de prescription, soudain chargé d’émotions calibrées, de bonne conscience et de repentir, sans cesse évoqué pour tout et pour rien, devient un événement ordinaire et perd son caractère absolu de rupture historique. (Si toute prise de position politique un peu nette à droite est nazie ou fasciste, si la moindre injustice est un génocide, alors plus rien n’est nazi, fasciste, ni n’appartient au génocide. Si toute exigence de justice sociale est communiste, plus rien n’est communiste.) On l’affaiblit parce qu’on le sature de bons sentiments compatissants ; on se l’approprie quotidiennement et on lui ôte peu à peu sa vraie signification.

Ce " temps réel " et ultracourt dans lequel nous jette à tout instant le monde contemporain (l’instantanéité de l’information de la télévision jusqu’à l’Internet) produit un effet qui annule la différence entre information et divertissement, entre réel et virtuel. Et nous nous trouvons constamment en demeure de devoir prouver ce qui est.

Cela fait, bien sûr, le jeu des négationnistes.

Or ce qui est redoutable, ce ne sont pas tant les illuminés qui nient les chambres à gaz, que notre époque qui se réfère obsessionnellement à ces périodes effrayantes de l’histoire parce que, même si la plupart d’entre nous ne les a pas vécues, nous avons besoin de quelque chose de solide ou de violent, qui puisse se substituer imaginairement, comme une sorte d’événement initial commun, à la vacuité de notre époque, dont la réalité disparaît peu à peu, engloutie dans le temps ultracourt qui nous sert de mesure à toute chose. Pour combler l’évanescence de nos références actuelles, nous recherchons de l’intensité, et nous choisissons entre tous les possibles le plus intense.

Si nous redoutons comme une catastrophe le fait de perdre la mémoire, si nous réclamons à tous les vents le " devoir de mémoire ", si nous craignons pareillement l’amnésie, c’est que nous avons déjà perdu la mémoire : nous ignorons où se trouve le réel. Et c’est cela qui nous déstabilise le plus.

Il ne fait pas de doute que nous sommes passés depuis quelques années au-delà de la fiction.

Qu’est-ce que la fiction dans son sens le plus noble ? La fiction, comme l’est par exemple la littérature ou le cinéma, permet de décliner le réel selon des possibilités qu’il n’a pas actualisées, des possibilités restées en quelque sorte inemployées. Elle permet d’explorer des potentialités qui sont bien réelles mais qu’on ne voit pas concrètement dans la vie de tous les jours ou qui n’apparaissent pas nécessairement au regard de tout le monde, parce que la vie a privilégié une seule de ces potentialités et qu’elle nous distrait des autres. La fiction n’est donc pas l’irréel ; au contraire, c’est le réel auquel on a ajouté une épaisseur, une profondeur. Même si parfois elle est dépassée par le réel, elle va souvent fouiller dans des zones plus obscures ou moins avouables. Avec la fiction, c’est le réel qui a pris un sens parce qu’on l’a organisé autrement, tel qu’il aurait tout aussi bien pu apparaître. Voilà le sens profond de la littérature : elle n’est pas distraction, mais elle nous entraîne au minuit de notre être et de l’histoire humaine. Elle nous fait voir de manière plus charnue ce qui est, et grâce à elle le monde accède au sens. Lorsqu’elle se fait roman, la fiction explore le trop humain. Par exemple Dostoïevski révèle à quel point le mal existe réellement et de manière incarnée dans l’homme, ainsi de Mauriac ou de Racine. À l’inverse de l’illusion de notre époque amnésique, on nous montre que le mal n’est pas inhumain mais qu’au contraire il est bel et bien une composante de l’homme et de la femme. Une composante terrible, certes, mais pas absente. La fiction nous désigne le mode d’être du mal, libre à nous de nous en garantir. Alors que notre époque veut soit le borner dans le mal radical, soit l’occulter : si le mal est radical, il est hors de notre pouvoir de le combattre, on ne peut que s’indigner ; s’il n’existe plus, on ne perçoit pas comme légitime le souci de le désigner clairement et de vouloir le combattre. Dans les deux cas, on démissionne.

Aussi, cette fiction devient-elle le miroir de notre âme : elle ne nous dit pas que " tout le monde il est gentil " ni que si par hasard quelqu’un ne l’était pas, il faudrait s’en étonner, mais elle nous révèle la face cachée du cœur de l’homme grâce au mentir-vrai.

Supprimez la fiction et vous faites disparaître tout un pan du réel.

Or ce qui étouffe la fiction c’est le virtuel, qui est de nature fort différente parce qu’il est d’un autre ordre. Il tue aussi bien la fiction que le réel lui-même parce qu’il prétend remplacer ce réel. Et c’est ce qu’il est parvenu à faire. C’est le cas du " temps réel " de la télévision qui n’est au fond qu’une variante du virtuel, et qui fait disparaître ce qu’elle prétend mettre en scène. C’est le cas aussi de ces jeux électroniques qui créent des mondes virtuels qui se donnent comme des alternatives au réel.

L’instantané est au temps long très exactement ce que le virtuel est au réel : un dissolvant.

1Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Galilée, 1990. Cette idée est reprise lors d'entretiens avec Jean Petit dans Le paradoxe indifférent, Grasset, 1997.

« Le temps de la déraison, ou l’illusion contemporaine » l’Âge d’Homme

 

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