Les Méfaits de l’Instruction publique (1929)

Dans ce véritable réquisitoire contre l’instruction publique, l’auteur dénonce les « prisons » de son enfance: pêle-mêle, le conformisme ambiant, les certitudes apprises, le rêve raisonnablement organisé, la soumission des esprits, l’égalitarisme des connaissances, le gavage des cerveaux par le recours au manuel, la conception pénitentiaire de la discipline, la culture de l’esprit démocratique dans ses aspects les plus négatifs, c’est-à-dire le refus de la différence. Le système scolaire est un rempart contre l’expression de la différence, contre la reconnaissance de l’altérité, c’est-à-dire les valeurs mêmes qui sont à la base de l’apprentissage de la démocratie. Mais ce ne sont point les fondements de la démocratie, en tant que système politique, en tant que valeurs humaines qu’elle peut incarner qui sont attaqués ici, mais surtout ses dysfonctionnements, ses dérèglements, dus moins à l’idéologie qu’au pouvoir arbitraire que s’est attribué l’État en matière éducative. L’école, devrait apporter à l’enfant « des modèles de pensée, un entraînement de l’esprit, au lieu d’une somme de connaissances mortes ». Les valeurs de l’âme dont parle l’auteur sont celles qui développent les « ressorts de la révolte » et la «libération d’une personnalité », c’est-à-dire les vertus de l’imagination et la liberté créatrice, l’esprit d’invention et la culture de la différence, tout ce que l’école a brisé, parce qu’elle « s’est vendue à des intérêts politiques ». Telle est en définitive la trahison de l’instruction publique, et par elle, la trahison de la démocratie. C’est l’homme tout entier qu’il s’agit de retrouver, l’homme libre, non le citoyen, bagnard de son état, comme voudraient l’y préparer les hommes politiques.

 

Le Paysan du Danube (1932)

Les textes qui composent cet ouvrage se rapportent à la quête personnelle du jeune auteur au cours de ses voyages en Europe centrale (Prusse-Orientale, Autriche, Hongrie), à la recherche du romantisme allemand, et en Italie, durant les années 1926-1930. Ils se veulent une « contribution à l’archéologie des états d’âme » découverts dans le prime d’une géographie mystérieuse et sentimentale, et sont autant d’évocations et de descriptions d’un monde en disparition, d’observations minutieuses, de médiations sentimentales et de charmantes divagations que le récit de ses aventures nocturnes ou de rencontres étranges où l’auteur pressent des questions essentielles qui viennent briser quelque certitude de jeunesse. Le Paysan du Danube offre ainsi la vision romantique de cette « Europe du sentiment » comme d’une « patrie de la lenteur », un « paradis perdu », dont l’auteur cherche à recomposer la rumeur profonde. Ces textes sont des actes de présence à la réalité des choses et du monde, à l’être encore incertain de son devenir et de sa réalisation, mesurant sa jeunesse à l’appel du monde sensible. Ecrit à la faveur d’un séjour d’études à Calw en Wurtenberg, le « Petit Journal de Souabe » (1929) est le reflet d’une quête intérieure. La plupart de notes qui composent ce Journal sont de nature intime. Elles naissent à la faveur des heures d’errance et de repli sur soi, en un pays qui incline aux rêveries dans la douveur et le mystère des sentiers qu’il découvre au cours de longues promenades solitaires, et répondent aussi à la passion d’un homme jeune qui, parti à la recherche d’une raison d’exister, d’abord s’inquiète, puis s’interroge douloureusement sur le sens de sa vie. L’auteur y exprime une volonté d’être, de devenir un homme à sa juste mesure, de vivre l’existence dans la plus intense plénitude, d’appréhenser l’être intime confronté au monde des autres, et dont il se sentait séparé.

 

Politique de la Personne (1934, éd. augm. 1946)

Parmi les ouvrages fondateurs du courant personnaliste, ce recueil d’essais pour la plupart publiés dans la revue Esprit, postule le primat de la personne et de son lien indissoluble à la communauté. L’auteur y exprime sa volonté de rendre l’homme, en charge d’une vocation intime qui n’est pas un droit, mais une parole reçue de Dieu et obéie, à son destin spirituel. Dans son diagnostic de la crise de civilisation, Rougemont observe que l’homme moderne a perdu la mesure de l’humain, et que le devoir des intellectuels est de conduire une critique des mythes, de rétablir les valeurs fondamentales et concrètes de la personne, et de bâtir des institutions qui la respectent, le fédéralisme. Développant une critique du marxisme proche de celle de Berdiaeff, l’essayiste voit dans le communisme un abaissement de l’humain. L’auteur dénonce à la fois l’uniformisation des systèmes totalitaires, le conformisme bourgeois et l’oppression capitaliste, l’illusion d’une démocratie individualiste, et la montée en puissance des grands mythes collectivistes nés des maladies de la personne, lesquels expriment l’attitude démissionnaire de l’homme. Face au péril totalitaire, il s’agit de retrouver le sens profond d’une politique et d’une société à « hauteur d’homme », « dont le principe de cohérence s’appelle la responsabilité de la personne humaine ». Ce livre de doctrine, où s’affirme une vision protestante dans la ligne de Kierkegaard et de Karl Barth, ouvre une voie originale au sein du mouvement personnaliste. La personne, c’est l’homme en acte, libre et responsable, module universel de toute communauté humaine, consciemment et volontairement engagé. Distincte de l’individu, la personne représente l’attitude créatrice de l’homme, et vit dans le risque et dans la décision. L’auteur prône une politique du «pessimisme actif » (ou d’un « activisme sans illusions »), fondé sur un acte de foi chrétien né au cœur du désespoir, où toute action humaine doit être menée en fonction des fins dernières.

 

Penser avec les Mains (1936)

Véritable antithèse à la Trahison des Clercs de Julien Benda, cet essai pose le problème de la culture occidentale et de la crise de la pensée. Partant du constat que le désordre du monde moderne a engendré un divorce complet entre la pensée et l’action, entre le mouvement de la culture et la vie, entre les moyens et la fin, l’auteur affirme la nécessité de rétablir une commune mesure humaine librement acceptée par un acte de foi afin de donner une orientation nouvelle à l’engagement des intellectuels, l’esprit ayant perdu toute actualité et toute vertu créatrice. Dans une Europe marquée par la décadence de la culture et de la société, dont les causes sont le rationalisme vulgaire, l’individualisme et l’idéalisme des clercs, culture marxiste et culture bourgeoise se révèlent incapables de fonder une communauté vraiment vivante. Aux tentatives fasciste, soviétique et nationale-socialiste de restauration par la force d’une mesure commune, où la notion chrétienne d’unité fait défaut, l’auteur oppose une mesure nouvelle fondée sur l’épanouissement de la personne, qui prenne en compte toutes les puissances de l’homme. Toute fin qui n’embrasse pas l’entier de l’homme est mensonge. Rougemont pose dès lors les exigences éthiques d’une culture authentique, basée sur une pensée non spéculative, engagée, consciente de la responsabilité qu’elle porte dans le monde. Il s’agit pour l’auteur de réincarner la pensée dans le réel. L’homme doit penser en acte. Toute pensée ne peut avoir d’effet que dans l’instant où elle se traduit dans des actes et produit des conséquences utiles dans le concret de la personne. Dans la seconde partie du livre, l’auteur décrit la méthode d’une reconstruction de la culture véritable, en posant une hiérarchie nouvelle des vertus ou des valeurs morales de la pensée: réalisme (opposé au sentimentalisme intellectuel), violence spirituelle, autorité de l’esprit (affirmation de la volonté créatrice), goût du risque, originalité, ascétisme de l’expression, imagination, style de vie. Cette philosophie «existentielle » à base foncièrement éthique pose ainsi les fondements d’une nouvelle morale de la pensée et de l’action, créatrice par essence. « Penser avec les mains, c’est penser en puissance d’action, c’est concevoir en actes », engager sa vie, et la main représente l’engagement total de la personne dans l’acte de la pensée créatrice.

 

Journal d’un Intellectuel en chômage (1937)

Ce Journal naît à la faveur d’une circonstance précise: la perte de l’emploi que l’auteur occupait dans une petite maison d’édition protestante à Paris, et qui provoqua fin 1933 son départ pour l’île de Ré, puis une halte en Vendée, enfin dans un coin des Cévennes, par goût sans doute d’une aventure existentielle nouvelle, celle de la pauvreté matérielle, non sans essayer de tirer quelque revenu de son seul travail d’écrivain, et par le choix délibéré de vivre à plein une expérience originale sinon paradoxale, celle de l’intellectuel chômeur. Témoigner en toute simplicité, à travers les péripéties d’une existence hasardeuse et des paysages si divers, de sa condition d’homme, de son œuvre d’écrivain et d’intellectuel, retrouver loin des villes la terre et la vie toute nue, observer et partager l’humble vie des êtres, président à la rédaction de ce Journal, qui renferme des pages de ses rencontres parfois émouvantes parfois difficiles avec des gens du peuple. Sans tomber dans le registre de l’intimité, l’auteur livre des détails sur sa vie quotidienne, sur les doutes qui l’assaillent dans son travail de création. Ce Journal est aussi le récit des préoccupations et des réactions d’un intellectuel confronté à une situation particulière, le chômage, dont la conséquence immédiate est la perte de la dignité de l’homme. Or, l’intellectuel, dès lors qu’il est chômeur et désargenté, et bien que sa condition comporte quelques désagréments d’ordre matériel, se différencie radicalement de toute autre catégorie de chômeur, car dans le domaine des activités de l’esprit, de la culture et des arts en général, le chômage ne peut exister réellement. Au contraire du chômeur normal, ou industriel, l’intellectuel chômeur n’est pas démoralisé par la privation de son travail: il peut même travailler davantage. Sa situation matérielle déficiente change « sa conscience d’intellectuel, et l’oblige à se poser des questions toutes nouvelles ». Ce n’est point l’état de pauvreté qui intéresse l’écrivain, ou l’intellectuel qui par définition est en charge « d’une vocation d’expression et de réflexion », mais l’esprit de pauvreté, qui est à l’extrême opposé de l’esprit bourgeois et qui seul permet à l’homme d’« être libre selon la mesure de sa vocation ». À l’homme de vivre selon ses moyens et ses besoins réels, et non de chercher à s’enrichir de manière excessive. Car la pauvreté commande à l’homme vrai, le chrétien, non point de posséder, mais de « se posséder », et ainsi conquérir une liberté nouvelle.

 

Journal d’Allemagne (1938)

Parmi les rares ouvrages qui aidèrent à discerner le sens des événements en cours dans les Etats totalitaires, ce recueil de notes au jour le jour constitue certainement l’une des plus lucides analyses de l’époque sur la véritable origine et l’essence du national-socialisme. A partir de prises sur la vie quotidienne de l’Allemagne hitlérienne des années 1935-1936, sur son existence dans les êtres, l’auteur dément les explications fournies par les marxistes (défense du capital), les nationalistes (hystérie collective) et les démocrates (tyrannie), et décrit, preuves à l’appui, la nature réelle du phénomène qu’il rapproche du jacobinisme français de 1793: la dictature au nom du peuple, la centralisation extrême dans tous les domaines de la vie sociale et affective, la suppression brutale et militaire de toute expression libre, la répression et le nivellement des esprits, les fêtes symboliques, la divinisation des masses et l’exaltation de la nation considérée comme missionnaire d’une idée. Le succès du régime hitlérien se manifeste d’abord par son caractère sacral et l’attraction passionnée qu’exerce une religion nouvelle sur des masses athéisées et décomposées par un siècle d’individualisme où tous les liens sociaux et politiques, spirituels et humains sont dissous. L’Etat hitlérien, né de la misère et de l’angoisse du peuple allemand, est l’expression d’une mystique religieuse et nationaliste qui, seule, explique en dernier recours cette fusion totale de l’individu dans la nation. Face à ce phénomène d’une ampleur sans précédent qui lui inspire un frisson d’horreur sacrée, l’auteur appelle à la résistance la plus obstinée: celle d’une renaissance spirituelle, enracinée dans un acte de foi chrétien, et d’une révolution morale qui restaure une autorité formée d’hommes responsables et des institutions qui soient à la «mesure de l’homme ». Sur le plan politique, le fédéralisme s’avère la seule alternative raisonnable qui puisse faire échec au totalitarisme.

 

L’Amour et l’Occident (1939, éd. « définitive » 1972)

Œuvre fondamentale, enrichie en 1972 et constamment rééditée, maintes fois traduite, sur l’origine historique et spirituelle de la conscience poétique et amoureuse de l’Occident, de sa décadence mortelle au travers de la forme sociale en crise qui l’accompagne, le mariage. Le sujet de ce maître-livre est l’opposition dans la culture européenne entre l’idéal de la passion et la morale du mariage. La thèse décrit l’évolution du mythe de Tristan et Iseult, ses origines religieuses, son rapport à la mystique, ses représentations dans la littérature, du Moyen Age aux Classiques et aux Modernes (du Roman de la Rose, de Pétrarque à Corneille, puis de Racine qui abat le mythe, d’un XVIIIe siècle qui éclipse le mythe de Tristan, mais découvre son contraire, Don Juan, puis des Romantiques allemands, d’un Novalis ou d’un Jean-Paul Richter, et de l’opéra de Wagner qui consacre sans doute l’aboutissement du mythe et sa plus belle création artistique), sa dégradation traduite dans le goût de la guerre et la crise du mariage, enfin la nécessité d’un pari, celui de l’amour-action, ou de la fidélité. Partant de l’analyse de l’une des plus célèbres légendes lyriques qu’ait produit l’Occident et du thème qui lui est attaché, l’amour merveilleusement malheureux, l’auteur date le moment historique décisif de son entrée dans la culture occidentale au XIIe siècle lorsque s’opère la rencontre entre la poésie « courtoise » des troubadours occitaniens et le lyrisme religieux issu de l’hérésie cathare, héritière des philosophies gnostiques, celle des Albigeois, non sans indiquer l’influence que la poésie et de la mystique arabes exercèrent sur la naissance du langage de l’amour-passion. L’auteur soumet le mythe de Tristan à une critique démystificatrice, démontrant ainsi sa progressive profanation, sa conversion en rhétorique, puis sa dissolution finale. La pièce maîtresse du livre est la définition donnée par l’auteur du mythe de l’amour-passion: c’est l’amour de l’amour, « une passion active de la Nuit » qui se consume elle-même, qui se nourrit des obstacles qu’on lui oppose et qui appelle la Mort. Elle est une non-acceptation de la vie. A la différence de cet « Eros », où le désir sans fin n’est que la projection de l’idéal de l’amant sur un autre être, « Agapé », l’amour chrétien de la personne, réalisable hic et nunc, est un appel à la vie. L’analyse du mythe démontre le solipsisme profond des deux amants, enfermés dans leurs rêves d’amour, ne vivant qu’un amour imaginaire, n’aimant que l’idée de l’amour, alors que l’attitude opposée, qui est celle du mariage chrétien, reconnaît la réalité de l’autre en tant qu’être autonome. Le couple humain, qui est une création mutuelle de deux personnes dans le respect de l’autre, est le fondement de toute communauté libre. L’amour-passion, tel qu’il ressort du mythe de Tristan et d’Iseult, subi (de l’étymologie latine pati, qui signifie souffrir, être passif), s’avère ainsi l’ennemi intime du mariage, la seule manière chrétienne de concevoir l’amour, et du couple, dès lors que l’amour-action ou la fidélité s’inscrit dans la durée et exprime, par l’acte qui engage, ce que l’on désire faire pour l’autre, son Prochain au sens de l’Evangile. A une psyché occidentale déchirée entre l’aventure individuelle de la passion (ou de la mystique) et la morale collective de la Cité, entre le romantisme éternel et les nécessités de l’ordre social, l’auteur oppose une éthique du mariage fondée sur les notions de décision, d’engagement, et de personne libre et responsable.

 

Nicolas de Flue (1939)

Légende dramatique en trois actes, commandée par l’Institut neuchâtelois et composée aux jours les plus sombres de 1938 en vue des Journées neuchâteloises de l’Exposition nationale suisse, et mise en musique par Arthur Honegger. Le début des hostilités en Europe vint interrompre les répétitions et ajourner sine die la représentation prévue sous la forme d’un Festspiel. Nulle autre figure helvétique, tenue en haute estime par Luther et unanimement respectée au fil des siècles par le renom de sagesse qui entoura sa vie, par sa médiation décisive parmi les Confédérés qui, au sortir des guerres de Bourgogne, manifestèrent lors du Convenant de Stans (1481) leur solidarité devant le péril extérieur, ne pouvait mieux s’imposer à la méditation de l’auteur que Nicolas de Flue (1417-1487) pour célébrer, non point l’esprit d’une défense spirituelle au service de fins politiques, mais un esprit nouveau de résistance civique et spirituelle contre les inclinations malsaines. Symbole protecteur de la Confédération, ancêtre du pacifisme moderne et témoin d’une chrétienté unie, le Solitaire du Ranft incarne pour Rougemont « la principale force morale et politique » de la Suisse et une volonté de défense du pays devant la contagion des idéologies nouvelles et les menaces de toutes sortes qui planaient au-dessus d’elle. Cette œuvre de foi, rigoureusement conforme à la vérité historique et respectueux de l’esprit de la légende, devait incarner la force intérieure et la conscience mobilisée des Suisses, insuffler une dimension historique à leur identité commune et leur lointaine indépendance. L’auteur tentait d’éveiller la conscience helvétique par la présentation d’un destin exemplaire qui « fit intervenir des forces individuelles mais engagées dans une communauté réelle ».

 

Mission ou Démission de la Suisse (1940)

Recueil de conférences et d’essais, publiés entre 1937 et 1940, et rassemblés autour de trois ordres de préoccupation: la défense du protestantisme ou des valeurs chrétiennes de la personne; la sauvegarde des valeurs fondatrices de la « culture helvétique », valeurs indissociables de la culture européenne; enfin la protection du système politique fédéraliste et le rappel de la mission (ou la vocation) spéciale de la Suisse dans une Europe en armes et dans la reconstruction du Vieux Continent. Dans la bataille millénaire de la culture, la crise de la civilisation occidentale se caractérise par « l’angoissante impuissance de l’esprit », la négation « d’un grand principe d’unité entre [la] pensée et [l’]action », thème repris de Penser avec les mains (1936) et la perte d’une « commune mesure humaine ». L’auteur, engagé dans une critique ouverte des idéologies fascistes, rappelle l’urgence de bâtir à nouveau une société « à hauteur d’homme », et invite le peuple suisse à résister devant la mainmise des blocs totalitaires sur l’Europe. Il s’agit pour l’auteur d’attaquer de front toutes les politiques qui mépriseraient ouvertement la personne humaine. La mission de la Suisse, personnaliste au premier chef, consiste à préparer les hommes à agir dans le sens des valeurs chrétiennes et à diriger spirituellement, selon leur vocation personnelle, leurs actions. Or, seule une structure fédéraliste permet à chaque homme d’exercer cette vocation particulière au sein de la cité, d’assurer le maintien de la paix, le respect des personnes et des communautés, et l’avenir de l’Europe. Entre un individualisme anarchique, effréné et atomisant, et le collectivisme unificateur et tyrannique, le fédéralisme offre une issue créatrice, place pour une doctrine fédéraliste qui, transpsée sur le plan politique, est la seule réponse possible à l’homme La mision de la Suisse est de défendre une conception fédéraliste de la société, source d’une collaboration féconde entre les peuples européens, autant que sa raison d’être, qui est spirituelle seule solution capable de fonder la paix dans une Europe déchirée par les nationalismes fédéralisme, traduction politique de la doctrine calvinienne de l’Eglise et des vocations personnelles est aussi la seule réponse possible à la montée en puissance des systèmes et des mythes totalitaires. La Suisse, plus que tout autre pays européen, est la gardienne d’un principe fédératif éprouvé par une pratique séculaire. L’auteur n’entretient pas une image réconfortante de la Suisse, ni ne considère la neutralité comme un privilège, ni ne brise les fondements politiques ou institutionnels du pays. Il dénonce les pires défauts de la démocratie suisse et un certain orgueil national, mais appelle aussitôt les consciences à risquer un avenir « à hauteur d’homme », à hauteur de son destin européen. rôle d’exemple que pourrait jouer le fédéralisme suisse dans l’œuvre de reconstruction de l’Europe. doctrine fédéraliste qui conserve à l’homme sa personnalité tout en l’intégrant à une communauté permet à l’homme de réaliser ses virutalités et répondre de sa vocation personnelle au sein de la communauté Un pour tous, tous pour un, qui établit une juste relation entre les droits et les devoirs de l’homme au service du prochain l’expérience-témoin de la Suisse est annonciatrice d’une Europe fédérée. l’esprit fédéraliste appliqué dans tous les domaines de l’activité humaine

 

Qu’est-ce que la Ligue du Gothard ? (1940)

Manifeste rédigé à l’occasion de la fondation de la Ligue du Gothard, mouvement civil de résistance né en juin 1940 à l’initiative de Theophil Spoerri et Denis de Rougemont. Ce Manifeste d’une dizaine de pages expose les principes d’action et le programme du mouvement sous le signe d’une double orientation: la défense de certaines valeurs fondatrices de l’idéal helvétique, dont le fédéralisme, et la résistance aux idéologies totalitaires par l’exercice d’une neutralité active. L’auteur rappelle les circonstances de la naissance de la Ligue, ses raisons d’être, et résume la situation du pays en un moment critique de son histoire: son isolement en Europe, sa foi dans la démocratie fédéraliste, l’affirmation unanime d’une défense « à tout prix » de l’indépendance nationale, la nécessité d’une collaboration de toutes les forces vivantes du pays devant le péril extérieur. Les « buts d’action immédiate » de la Ligue, constituée d’équipes locales réunies en une fédération, laquelle est chapeautée par un directoire chargé de coordonner les initiatives et l’action des groupes particuliers, devaient se manifester par l’intervention personnelle de ses membres dans la vie publique, soit par un appel en faveur d’une défense nationale autour du bastion du Gothard, soit par la collecte de renseignements et d’études utiles à l’évaluation de la situation et à la mise en place de réformes économiques, politiques et institutionnelles, soit enfin par une « lutte contre le défaitisme et la propagande mensongère ».

 

La Part du Diable (1942/1944)

Reprenant la phrase de Baudelaire, « La plus belle ruse du Diable est de nous persuader qu’il n’existe pas », l’auteur intente un procès spirituel au monde moderne et à la réalité morale d’une époque, à ses terreurs et ses passions collectives. Incognito pendant des siècles, le Malin trouve sa manifestation la plus forte dans la figure d’Hitler, parfait alibi du Diable dans les temps modernes, tour à tour Prince du monde, Tentateur, Accusateur et Menteur. Mais le Diable est bien plus que cela: il est « Légion », tant il trouve de formes dans les insignifiances, les lâchetés et les hypocrisies humaines. L’avènement des masses anonymes, lieux d’élection de la possession démoniaque, a engendré des formes de vie étrangères à la vocation profonde de la personne. Le Diable est partout et nulle part, derrière les masques totalitaires et démocrates, littéraires, religieux ou sentimentaux, en chacun des hommes, provoquant d’insidieuse manière la croyance en de nouvelles idoles, les faux dieux de la Raison, de l’Instinct et du Progrès automatique, en de fausses spiritualités, la Race et la Classe. La présence du Diable est fondamentalement une absence d’être, une négation de la personne, et reflète le culte de l’Avoir des civilisations modernes. Au désordre du monde, où la personne démissionne au profit de la masse, il faut opposer l’ordre de la Parole. A l’homme de réinventer le courage d’être vertueux, de retrouver la conscience immédiate à l’ensemble de l’univers, ses lois connues et ses mystères, le sens du prochain, la responsabilité, la solidarité, et la liberté incarnée dans la vocation particulière et concrète de chacun.

 

Journal des deux Mondes (1946)

Ce Journal retrace l’itinéraire de l’auteur durant les années 1939-1940, passées en Suisse, et son «exil » aux Etats-Unis durant les années 1940-1946.

 

Les Personnes du Drame (1947)

Dépassant une simple approche de critique littéraire, l’auteur se livre à des exercices spirituels, à une méditation sur les rapports entre des œuvres d’écrivains et les données de leurs vies « personnelles », dont la mise en tension a produit les formes qu’on y observe. La sagesse d’un Gœthe, médiateur de valeurs irrationnelles et de valeurs personnelles, aboutit à une volonté d’agir dans le sens d’un équilibre vital. Chez Kierkegaard, la tension entre l’attestation des exigences de la foi et la forme du monde fonde une vocation martyre, de solitude et de désespoir. De la personne énigmatique de Kafka, prisonnière du drame de la culpabilité et de la lucide hésitation de l’homme confronté à « l’absurdité » du transcendant, naît le négatif d’une vocation. La doctrine de Luther illustre le triomphe d’une parole mortelle et salutaire, la liberté de la personne par rapport aux données naturelles, laquelle lui est donnée par la vocation reçue de Dieu. L’œuvre de C.F. Ramuz traduit une lutte de l’authenticité et de l’élémentaire contre l’artificiel, une tension créatrice qui lui donne sa véritable « raison d’être ». Par ce choix délibéré de figures qui, chacune à leur manière, reflètent un drame de la création, l’auteur met l’accent sur la tension libératrice entre la personne et l’œuvre, cette dernière étant le témoignage visible et tangible d’un drame entre l’homme et la vérité totale de l’être. Aux pages consacrées au Journal de Gide, où se trouve posé le problème de la sincérité, s’ajoute une méditation sur l’art poétique de Claudel. Cet essai sur les rapports entre l’homme, l’auteur et son œuvre est parachevé par une étude sur la maladie romantico-mystique de la personne, illustrée par le Romantisme allemand et ses prolongements mortels dans le romantisme politique, qu’est le national-socialisme.

 

L’Aventure occidentale de l’Homme (1957)

En précurseur du « Dialogue des Cultures », dont il sera l’un des principaux initiateurs, l’auteur nous offre une méditation sur l’aventure spirituelle, technique et économique, de la conscience occidentale du XXe siècle. Cet ouvrage décrit les principes de cohérence et les implications philosophiques de l’attitude de l’homme occidental et des croyances qui donnent à sa culture sens et raison d’être, interrogeant du même coup les options fondamentales initiales et finales de la civilisation occidentale. Celle-ci a produit, entre autres, deux créations typiques, deux réalités spécifiques, hétérogènes, d’ordre et de nature incomparable: la machine et la personne; elles fondent la genèse de l’Aventure occidentale. Des questions posées sur la finalité d’une civilisation découlent les formes de deux civilisations distinctes ? l’Occident et l’Orient ?, deux directions maîtresses de l’homme dans sa quête du réel: d’un côté l’obéissance active à un Dieu personnel qui a chargé l’homme d’une mission terrestre et, de l’autre, la connaissance immédiate de l’Esprit immobile par une ascèse qui délivre l’âme des liens du monde. L’option décisive de la quête occidentale est prise lors des grands Conciles œcuméniques, qui définissent la personne humaine, et sa destinée, à partir de la Trinité, de la personne du Christ, vrai Dieu et vrai homme à la fois. Naissent alors les paradoxes, les tensions et les contradictions de l’homme occidental qui, porté par une dialectique permanente de l’existence, poursuit une recherche jamais achevée, mais créatrice, d’un équilibre plus vivant mais cependant jamais stabilisé, une tension qu’il ne peut dépasser qu’en vertu de la foi, dans l’amour, et par l’obéissance absolue à une vocation transcendante. De la quête du Progrès, puissant ressort de l’aventure occidentale, découlent trois maladies spécifiques: la passion, la révolution ou la passion socialisée, l’Etat-nation ou la vocation socialisée. Toutes trois sont le résultat d’une transposition abusive de réalités spirituelles. L’expérience du temps historique, la découverte de l’espace, l’exploration de la matière et l’aventure scientifique généralisée n’ont guère permis à l’homme occidental de trouver son équilibre. Aussi l’auteur préconise-t-il une philosophie de la liberté qui n’exclut pas Dieu, et un dialogue métaphysique, nécessaire et possible, pour le salut de l’Occident et du monde, une quête sans fin entre l’Orient et l’Occident: une réconciliation de l’Aventure chrétienne occidentale et de la Voie religieuse orientale, « Dialogue » qui doit avoir lieu au niveau créateur des grandes cultures vivantes de la planète.
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Les Mythes de l’Amour (1972)

Cet ouvrage, dont le titre est emprunté au Lévithique (XIX, 18), reprend les thèmes essentiels développés dans L’Amour et l’Occident. Il se compose d’opuscules critiques sur les mythes de l’amour dans les littératures des XIXe et XXe siècle, dans l’histoire des religions, pour démontrer que le « mouvement d’aller et retour du religieux à l’érotisme est un des secrets de la psyché occidentale » et que les Mythes, puissants ordonnateurs des désirs, des passions et de l’amour, permettent de poser le vrai problème éthique et religieux, celui d’ordonner les décisions et les finalités de la personne: la liberté. L’auteur ouvre la voie à une recherche fondée sur une dialectique de l’amour et de la personne, deux réalités que Marx et Freud ont éliminés de leur système de pensée. Dans une première partie, l’auteur apporte des réflexions neuves sur les métamorphoses de Tristan au XXe siècle dans les œuvres de Nabokov, Musil et Pasternak, puis des regards croisés sur Kierkegaard, frère vivant d’Hamlet, écartelé entre les deux formes de l’amour, sur Nietzsche, Don Juan de la connaissance, poursuivant seul une vérité introuvable, enfin sur la personne ambiguë de Gide, où coexistent, voués à l’échec, les mythes de Tristan et de Don Juan. Par ces rapprochements, l’auteur démontre la présence active des mythes dans les choix de l’homme occidental. Dans une seconde partie, l’auteur confronte les conceptions occidentale et orientale de l’amour, celle qui dissout le moi et celle qui le transfigure. Se référant à la pensée de Kassner, l’auteur invite à créer de tout son être des faits nouveaux, à aimer le meilleur de l’autre et de soi. Si l’Occident est terre d’un conflit permanent entre morale religieuse et érotisme, l’Orient au contraire ignore les préjugés qui font de l’amour-passion le centre de l’amour, et qui lie l’érotisme à un obscur sentiment de culpabilité. Des trois écoles de l’amour, la personne conceptualisée par le christianisme, l’ange de l’Iran des spirituels, l’absolu bouddhique et taoïste, ressort l’existence d’une dualité, d’une tension entre l’individu et le « vrai moi ». Pour aimer, il faut être deux. Sans amour de soi-même, point d’amour du Prochain. L’auteur défend ici une vision moniste de l’Amour, car l’être même de l’Amour recrée la multiplicité des personnes et la préserve au sein de l’Unité. Aimer mieux, inventer un mythe de l’amour heureux et vrai.

 

L’Avenir est notre Affaire (1977)

Reprenant les grands axes de sa pensée, ce livre testament offre une véritable vision politique et philosophique du monde actuel. Il se présente à la fois comme un examen de fond sur la crise globale des systèmes socio-politiques provoquée par la mauvaise gestion de la Terre et comme une réflexion toute de lucidité sur le sort de la civilisation occidentale. L’auteur propose dès lors les remèdes possibles pour conjurer l’angoisse du devenir dans nos sociétés. Les défis de la nature surmontés, l’homme se trouve confronté à un autre défi, celui de ses passions et de ses souffrances. Le XXe siècle a développé une dialectique mortelle pour l’homme, dialectique entre les mythes du Progrès et une croissance économique effrénée, entre la technologie nucléaire et le mythe tout-puissant de l’Etat-Nation, générateur de guerres et cause première des déséquilibres et des périls qui en résultent. Au premier rang de ceux-ci figurent la centralisation et l’inflation bureaucratique, l’attentisme ou l’opportunisme des politiques, la passivité des citoyens, l’alignement des intelligences et des comportements, la déperdition de la responsabilité civique, le gaspillage des ressources. Face à l’incapacité des Etats-Nations à répondre aux défis de l’avenir, l’auteur propose le recours à l’écologie, définie au sens le plus large de « système des échanges et des interactions entre Nature, Cité, Personnes », c’est-à-dire d’un éco-système qui offre à l’homme la possibilité de coexister dans la diversité et de gérer durablement les ressources de la planète Terre. Le succès même de l’effort civilisateur de l’Occident contraint aujourd’hui l’homme à choisir librement son avenir. Sur le plan politique, une Fédération des Régions s’avère la seule alternative possible face à la puissance et au dogme de l’Etat-Nation ? formule périmée et dangereuse pour le genre humain. La Région à géométrie variable, définie comme un espace de participation civique, permet un rééquilibrage des compétences, des pouvoirs et des ressources d’énergie, la sauvegarde de l’environnement, la reconstruction d’un tissu de la vie sociale et de la communauté humaine. Sur le plan philosophique, la redécouverte des dimensions spirituelles et personnelles de l’homme, de ses responsabilités éthiques, est la seule réponse créatrice face au destin d’un siècle destructeur. L’avenir de nos sociétés ne doit plus être lié aux seuls impératifs technologiques ou aux nécessités économiques, mais à l’entier de l’homme. Ce choix est proprement révolutionnaire, car il exige de l’homme qu’il change radicalement les finalités de la société, et appelle chaque citoyen à une prise en charge de son avenir pour remédier aux défaillances des Etats. Il est devenu urgent pour l’homme de maîtriser la Création, de faire œuvre d’imagination, d’intervenir de manière responsable en rétablissant les fins de ses actions et en construisant une société basée sur les rapports des personnes, des communautés vivantes et des régions. Dans cet essai de prospective personnaliste, au service de l’homme et non des Etats, donner un sens à l’avenir n’est possible et réalisable que dans l’accomplissement de la personne autonome et solidaire de la communauté, et de sa liberté, but dernier de la société. Dépassant les concepts de prospective et de futurible, Rougemont leur oppose l’idée de prophétie, laquelle prévoit les conséquences lointaines des actions humaines. D’où un appel à une conversion, au sens biblique de ce terme, fondatrice d’une utopie: « situer au centre de l’homme le centre de la société ».