Extrait de "Tout va bien"

Avertissement

Selon Freud, il faut concevoir la perception non pas comme un enregistrement de la réalité, mais comme un système de protection contre elle. Voir, écouter, comprendre - ou plutôt croire comprendre -, c'est traiter l'information selon un code personnel et culturel sécuritaire. Nous pouvons nous amuser à repérer chez les personnes de notre entourage les différents systèmes de défense et de retraitement des données extérieures. Ma tante, par exemple, voyait le Bien partout, même et surtout chez les crapules; à l'instar de Gelsomina dans La Strada, il fallait toujours qu'elle découvre une petite fleur rédemptrice dans le fumier. L'une de mes amies a pour habitude de reprendre au fur et à mesure les propos de son interlocuteur comme si elle les faisait siens, mais en les atténuant; elle est particulièrement vigilante à l'égard de mes paradoxes, qu'elle retranscrit aussitôt dans le langage du lieu commun. Un autre ami a pour réflexe défensif le calembour: dès que la conversation prend un tour personnel, dès qu'il se sent impliqué intellectuellement ou affectivement, il réagit par un jeu de mots, il pratique l'humour comme une parade à tout ce qui pourrait l'atteindre. Mon père, lui, recourait au métalangage: quand j'abordais des sujets sensibles, il me reprenait sur mon vocabulaire et mes erreurs de syntaxe. Bref, chacun a sa méthode prophylactique pour désactiver les paroles d'autrui, et, plus généralement, pour faire façon de la réalité.

Critique bien ordonnée commence par soi-même: pour autant que je puisse en juger, mon système à moi, c'est la théorie, c'est le passage automatique du particulier au général, que j'opère et que j'applique à tout ce qui pose problème, même et surtout aux futilités, pour le plus grand agacement de mon entourage. Je me barde compulsivement de théories, à l'instar des obèses qui se calfeutrent contre l'adversité extérieure par des bourrelets de graisse. Je peux me considérer à cet égard comme une fashion victim : de Merleau-Ponty à Baudrillard, j'ai suivi l'actualité intellectuelle avec la même persévérance que certaines femmes suivent la mode, si bien que je dispose d'une batterie défensive tous azimuts. Dans n'importe quelle circonstance, j'avance une explication par réflexe, avec la rapidité du cow-boy qui dégaine. Ce qu'il y a de plus exaspérant au demeurant, c'est que mes théories sont presque toujours pertinentes - n'y voyez nulle vantardise, mais au contraire une expression de détresse: à l'instar des prédictions de Cassandre, les explications qui atteignent leur but vous exposent à une hostilité aggravée. Ce pourquoi je prends le parti de publier ces menus propos : je ne vous laisse que ce livre entre les mains, je me dérobe ainsi à des controverses oiseuses, c'est du temps gagné et pour vous et pour moi.

Ce qui vous est ici proposé, c'est un petit arrêt sur images à l'aube du troisième millénaire, des images kaléidoscopiques, ressortissant à la culture, à l'information ou à la crétinisation médiatique, glanées ici et là et données en vrac, parfois inextricablement mêlées, comme celles que nous déverse la télévision, précisément. Ces images, ou ces événements (quelle différence?), je les envisage à mon gré d'un point de vue esthétique, sociologique, politique, psychanalytique, ou philosophique, à telle enseigne qu'on pourra me considérer comme amateur, dilettante ou superficiel, ce qui, à mon sens, ne serait nullement dépréciatif, n'ayant pour prétention que de m'occuper de ce qui me regarde et d'inciter mes éventuels lecteurs à en faire autant.

Peut-être jugera-t-on mon commentaire aussi déplacé que les images, en ce sens qu'il prend volontiers un tour politique quand il s'applique à l'art et que, à l'inverse, il s'esthétise quand il s'agit de politique, qu'il traite philosophiquement de la superficialité et superficiellement de la philosophie, etc. A cet égard encore, l'objectif serait atteint. La création artistique est trop importante pour qu'on l'encadre, et la position qu'on y prend de résistant ou de collaborateur à la vulgarité ambiante a autant de portée sociale qu'un engagement politique. Corollairement, la politique, de gauche ou de droite, qui invoque des urgences économiques, sociales ou pédagogiques sans se soucier de l'analphabétisme artistique dont elle est la première affectée, se condamne et nous condamne à la barbarie. Les bombes déversées sur les pays censés constituer l'axe du Mal sont relativement propres en comparaison des agents d'infection diffusés à l'échelle planétaire par les canaux de la télévision, d'internet, des grandes surfaces, des galeries branchées, des stades sportifs, des fast-food, d'Adidas, de Disneyland, etc.

Les textes qui suivent proviennent en grande partie de chroniques écrites ou radiodiffusées, complétées, remaniées ou refondues pour le présent ouvrage, de manière à les dégager de l'actualité fugace qui en a été parfois le prétexte. La contrainte journalistique de variété et de lisibilité, peu propice à la spéculation philosophique, permettait du moins de faire de nécessité vertu : la conversation à bâtons rompus préférée à l'idiome universitaire. Je remercie notamment la rédaction du journal 24Heures à Lausanne et la direction d'Espace2 de la Radio Suisse Romande d'avoir donné leur accord à ce recyclage. Quant au titre, "Tout va bien", qui fut celui d'un film de Jean-Luc Godard, il faut le considérer comme un hommage à un créateur qui a exprimé son émerveillement devant les aubes navrantes de notre crépuscule post-moderne.

Michel Thévoz