Hommage du poète à P.-O. Walzer : "Il parlait au papier"
Grand coup de blizzard soudain en notre redoux automnal. Notre grand homme, que l'on voyait si volontiers en père immortel, nous quitte, comme foudroyé
Mais il y a bien quelques années déjà qu'on le voyait décliner inexorablement alors même que sa plume restait infatigable. Il dédevenait (j'emploie volontiers à son sujet un mot jurassien qu'il appréciait), chandelle consumant ses dernières gouttes de cire dans une admirable soif encore de découvrir, de dire, de partager.
J'ai toujours eu envers lui l'attitude filiale d'un disciple auquel le maître aura dispensé, dans les années cruciales de formation et d'initiation, l'essentiel d'esprit critique nécessaire à tout aspirant écrivain. Il avait pour vous (bien d'autres que moi ont bénéficié de tel enseignement) une patience et une délicatesse extrêmes qui se doublaient d'un parler vrai qui vous forçait à remettre sans fin sur le métier. De quelques mots sans fioritures dialectiques, il savait vous remettre sur le bon chemin de votre salut personnel. C'est en cela qu'il fut un grand maître, avant même que ses propres travaux ne lui acquièrent la renommée d'un incontournable spécialiste de la littérature du tournant du siècle. Grâces soient rendues à qui sut faire naître autant qu'à partager avec brio ses connaissances.
Nul mieux que lui, je crois, n'aima les livres. Il traitait chacun d'eux avec d'infinies précautions. Chaque livre, du plus superbe in-quatro au plus modeste opuscule, lui inspirait le respect le plus absolu. On ne saurait comprendre la trajectoire et les entreprises de ce lettré exemplaire en méconnaissant cette facette lumineuse de sa personnalité. Il avait vendu, il y a quelques années, sa très riche bibliothèque pour épargner, m'avait-il confié, d'embarrasser ses héritiers avec tant d'encombrement... Contre toute attente et toute raison, dès que ses rayonnages furent libres, il s'empressa de les garnir par de nouveaux achats, de nouvelles passions, par les découvertes que lui offrait son incessante curiosité bibliophilique. C'est ce goût profond, immodéré pour le livre qui mena, me semble-t-il, Pierre-olivier Walzer tout droit à la littérature. Il tenait le livre non comme un simple objet mais comme un être à part entière. Il entretenait avec chacun d'eux une relation quasi sensuelle, goûtant la qualité des papiers, palpant les typographies, caressant de la paume les reliures. Il m'apparaît, après tout, que c'est l'amour même des livres qui incita Walzer à devenir éditeur et directeur d'innombrables collections. Y aura-t-il jamais assez de livres pour assouvir nos passions ? Très tôt dans sa studieuse jeunesse, il s'était mis, comme disait Montaigne, à parler au papier. Toute bonne chose humaine, à ses yeux, appelait la confrontation de la plume, de l'encre et du papier. Son écriture, qui fut joliment décorative, s'épura avec les ans pour devenir, comme il disait, des "pattes de mouche" où se lisait la fermeté de l'homme, l'élégance du geste et une sensibilité sur le qui-vivre.
Walzer fut donc un homme de passions. Et de passions raisonnables. Foncièrement attaché à ses origines, il fut discret dans le débat qui nous agita dans les années 60-70. Néanmoins, comme l'a relevé Bertil Galland dans un bel hommage publié en 1991, c'est l'Anthologie jurassienne et tout ce qu'elle mit en branle qui, en 1964, érigea les fondations du nouvel Etat. Nul éclat donc, ce n'est pas dans sa nature. Mais révéler, dispenser, mettre en lumière, afficher, voilà qui va faire avancer formidablement l'idée. Ses coups de coeur superbes ne doivent pourtant pas cacher ses phobies dont deux d'entre elles lui inspirèrent des libelles vengeurs. De sa longue expérience sur deux fronts, il avait accumulé suffisamment de munitions pour dénoncer et pourfendre avec la rage la bêtise militaire (Les poils du côté de la fenêtre) et l'humiliante mendicité à laquelle sont réduits ceux qui, chez nous, se vouent à enrichir le patrimoine culturel (A vot'bon coeur M'sieur'dame, petit traité de mendicité culturelle). Qui prétendait que ce monsieur doux et courtois et distingué n'osait jamais élever la voix ?
Et voilà notre père à tous devant son éternité. J'avais pour lui, je l'ai dit, dès mes premières approches vers 1950, une reconnaissance filiale. Son attitude envers moi fut très longtemps cordialement, joyeusement paternelle. Il avait fini par m'appeler "mon frère". Soit. Salut, mon grand, grand frère.
Les Portes de France
Walzer était le dernier des mousquetaires de l'épopée des Editions des Portes de France (1942-1946), mousquetaires qui, comme chez Alexandre Dumas et comme on sait, n'étaient pas que trois, Jean Cuttat, Roger Schaffter et POW. Le quatrième étant la famille Cuttat tout entière, fidèle, attentive et généreuse envers la cause livresque. Pierre-Olivier, dans cet équipage, était l'homme de l'art, celui qui, par vocation, avait le souci de la bienfacture et de la beauté de chaque ouvrage. Le réflexe esthétique l'habitait tout entier. Et son immense culture. ajoutée au réseau des relations qu'il entretenait déjà dans le monde littéraire, fit le reste.