Hommage à l'homme de lettres Pierre-Olivier Walzer :
la voix qui persiste

A 80 ans passées, Pierre-Olivier Walzer avait su garder une physionomie heureuse, empreinte de sérieux, qui prenait une espèce de vivacité espiègle lorsqu'il s'exprimait, une séduction pour tout dire irrésistible

Elancé, maigre, presque chauve, un peu emprunté aux entournures, il avait un air modeste, plein de bonhomie et d'affabilité. Perdant ses forces, il avait encore gagné en générosité, tel qu'un pommier qui s'architecture.

La courtoisie à l'état pur

Dans ses livres, Pierre-Olivier Walzer, c'est d'abord la respiration de la générosité et de la courtoisie à l'état pur, un grand style classique, à la fois sec, musclé, d'une familiarité, d'un tact exquis, qui place d'emblée la littérature dans une perspective souriante à l'homme qu'il rejoint au fond de ses exils. Au service des causes les moins entendues, sa passion d'écrivain traduit une âme toute droite, limpide, sans apprêts, d'une intelligence nette, pleine de jeunesse, une curiosité insatiable, qui a circulé comme nulle autre à travers les méandres et les accidents du siècle afin de nous donner en partage une lecture bienveillante et fraîche d'oeuvres méconnues, laissées sans récompense, lui-même ne désirant rien que de buriner le buste des poètes ou des saints vénérés, comme par privilège.

Dans sa galerie de portraits, les illustres côtoient les humbles, les réprouvés, les marginaux, victimes de la grande machine à faire et défaire les réputations, qui trie, élague, jette parfois, hélas ! sans y regarder de trop près. Aux laissés-pour-compte, aux oubliés en friche sur la large rive des purgatoires de toute espèce, il prête un instant sa voix, sa force, un peu de son temps et beaucoup de ses ressources cachées ; il leur fait recouvrer l'honneur galvaudé, sinon une famille, une filiation, aussi obscure fut-elle, une audience, une légitimité.

Les grands sentiments

Aussi, sous les multiples facettes de l'éditeur (aux Portes de France) , du polémiste (celui des Poils du côté de la fenêtre, ce délicieux pamphlet antimilitariste), de l'exégète (de Toulet, Mallarmé, Cingria, Laforgue - comment les citer tous ?), du chroniqueur (qui enchâssa dans ses Humanités provençales de merveilleuses pages d'enfance jurassienne), est-ce finalement un regard uni qui s'impose. Révoquant en doute les codes établis, à l'encontre des magistères en renom, l'édifice walzérien est en même temps celui d'un moraliste qui, par sympathie, se sent solidaire d'une certaine forme de tradition occidentale tout en postulant une connaissance qui ne se polarise pas dans des conflits d'inclusion ou d'exclusion. Sa lecture est à la fois fondamentalement aventureuse et systématique dans les exigences qui la gouvernent. Seuls les grands sentiments sont éternels, ils appartiennent à un fonds, ils s'inscrivent dans une recherche, ils se retrouvent sous la plume des cénobites forestiers ou de ces mystiques nouveaux, les poètes et les romanciers, dans leurs carnets et correspondances. Lire ou relire, c'est encore prendre part à la légende, rattacher ses propres idéaux et souffrances à une figure, à un thème ou un destin. Voici Paul Valéry, qui s'est tu pendant vingt-cinq ans. Voici Werner Renfer, né dans un méandre de la Suze, écrasé comme son Hannebarde par l'adversité. Voici saint Pantale passé au fil de l'épée à la tête de ses onze mille vierges.

L'hagiographe moderne

Cette conspiration universelle inspire à Pierre-Olivier Walzer la plus vibrante éloquence ; et celle-ci atteint un rare degré d'intensité dans sa Vie des saints du Jura, son chef-d'oeuvre le plus accompli peut-être, par l'aspect concret du réseau de signifiants et d'emblèmes, la profusion des détails insolites, leur résurgence dans l'excroissance de l'appareil critique (accumulation de notes, documents iconographiques, catalogues) venant accentuer encore si possible le plaisir du lecteur. Toujours soucieuse de produire la clarté, la phrase vole, rapide et légère, elle sait rester simple de goût, de pensée, de caractère, à la fois souple et ferme, magistralement tenue, minutieuse et active, concise, élégante comme une pointe sèche. Pied à pied avec ses prédécesseurs, l'hagiographe moderne compare et discute les sources, avance ou remet en cause les points de vue, les hypothèses de travail, laissant le plus souvent au lecteur le soin de trancher, en dernière instance, entre diverses versions officielles, celles de Bobolène, de Besson, de Vautrey, de l'abbé Sérasset ou de Damase, de Gelpke ou de Geofroy de Monmouth ; que disent les légendaires ? et les annales bénédictines de Mabillon ?

Un dualisme sans fin

Quant aux personnages de la geste jurassienne, proches des simples, des éléments, du rythme universel des saisons, tout prêts à se battre, plutôt hache que plume à la main, contre les prescriptions des baillis et des usurpateurs, leur conversion au Christ émeut, leurs supplices aimantent notre imagination, leurs requêtes expient par avance nos péchés et nos errements. Un haut et grand morceau de vie s'élève hors des confessionnaux de l'Eglise. C'est dire qu'une épiphanie s'opère sous nos yeux, redonnant vie à toute une troupe oubliée de serfs célicoles et de gros métayers vaguement rattachés à un Saint Empire romain germanique brumeux et terrifiant, ressuscitant le charroi échevelé de femmes et d'hommes éparpillés par les sentiers vicinaux qu'il faudra jouer à débusquer dans les marges de Histoire, entre les masures et les groseilliers, jusqu'à ce qu'un rapport neuf s'établisse, une certaine façon d'allonger la jambe dans l'oeuvre pédagogique, comme on prend pied dans une famille, par alliance ou par cousinage, c'est selon. Et ce dialogue sublime avec la sainteté fait de Pierre-Olivier Walzer le permanent dépositaire de ce que le Jura possède de plus noble et de plus précieux. L'étude des chroniques - ce bel objet archéologique - hypostasie l'inscription pour la monnayer en images ; elle est revification d'éléments de la tradition tombés en désuétude, activité mercuriale joyeuse de mille sympathies anciennes et nouvelles, elle réconcilie le présent et le passé, puisque tout est réel : les noms, les lieux portés ici, et jusqu'à ce frémissement de la langue véhiculaire, abondamment citée - et traduite - ce gras territorial latin de nos pères. Tempérament toujours en éveil, le saint n'illustre-t-il pas quelque peu la figure du poète, comme lui déchiré entre les forces du ciel et de la terre, empêtré dans un dualisme sans fin ?

Actualiser la vie

Comme il l'évoquait dans ses Humanités, les valeurs de simplicité étaient une qualité qui avait été imprimée en lui avec force, par son père, j'imagine, qu'il accompagnait à la chasse aux musaraignes ou aux doryphores, et qui agrémentait le bonheur familial par le jeu de toutes sortes d'instruments qu'il maîtrisait avec un bonheur non moins égal que la palette et le pinceaux. Afin d'échapper, peut-être, à l'ombre de ce génie paternel marqué au coin du caprice (à l'instar de ces Saints en majuscule et en majesté, sur lesquels il s'est acquis des droits de concession perpétuelle), le futur traducteur de Heine s'enfuira à Lausanne, puis à Paris, avant de revenir sur ses terres natales dans la ferme idée d'y travailler et publier, renouant par ce détour avec ses origines en même temps qu'il se trouvait une justification existentielle si vraie qu'il n'en avait pas fini d'écrire ou de remplir les bons offices auprès de ses amis.

Souvent en rupture avec son milieu, en marge des grandes écoles, de leurs agences de gardiennage et de surveillance, Pierre-Oliver Walzer a persévéré dans la voie qu'il s'était donnée voici plus d'un demi-siècle, jusqu'à ce que se dégagent un caractère didactique, une ouverture de compas, une inflexion, la voix qui persiste, comme disait Larbaud, même quelque temps après la mort physiologique. C'est cette bonne chaleur qui finit par manquer le plus crûment, peut-être, à certaine forme de critique collutoire érigée en dirigisme, partis et syndicats.

Si pour lui l'écriture actualisait une sorte de primum movents de la vie, toujours à délabyrinther l'univers à l'aune des mots des autres, elle témoigne avant tout d'une certaine confrontation à nos limites, où l'amour et la curiosité (mais c'est encore une composante indissoluble de l'amour) permettent de retrouver l'élan pour mettre en forme de nouvelles oeuvres - quête des origines, retour à l'enfance, clarté au seuil de l'absolu. Nous sommes nés au langage parce que nous avons grandi dans l'insoutenable désirance d'une langue-mère infailliblement proche et présente, perdue aussitôt que retrouvée. C'est dans cette brèche, large comme on voit, que s'insère l'oeuvre de l'écrivain Pierre-Olivier Walzer.

Extrait de "Petits papiers et grands formats", in, revue Quarto N° 11, consacrée à Pierre-Olivier Walzer.

Ferenc Rakoczy

01.12.00