Yvette Z’Graggen dans les secrets de sa famille

LITTERATURE ROMANDE : " Mémoire d’elles " ou l’histoire de ce qui n’a jamais été dit. Entre une mère et sa fille, d’une génération à l’autre.

On l’appelait encore Bébé Fragile et innocente, Yvette Z'Graggen avait quatre ans à la mort de sa grand-mère Jeanne. Ce n'est que bien plus tard, lorsque sa mère est morte à son tour et qu'il a faIlu ranger l'appartement, que celle qui est devenue écrivaine a découvert deux lettres qui ont levé un coin de voile sur ce qu'a été la vie de cette grand-mère chérie et par conséquent celle de sa mère Lisi. Ces deux lettres sont le point de départ d'un récit qui, bien qu'étant ancré dans une réalité d'alors, touche d'abord aux êtres et à leurs souffrances intérieures, dont la peur qui tire les traits et empêche le cœur de battre normalement.

Sans témoin, mais par déduction et avec son imagination, Yvette Z'Graggen raconte dans Mémoire d’elles ce qu'a pu être la vie de sa grand-mère dans cette Genève pleine de principes où l'essentiel, comme l'amour, le désir, la douleur, avait aussi son langage diplomatique. Car Jeanne a aimé à une époque où on se mariait parce qu'il ne pouvait en être autrement pour une jeune fille comme il faut.

Elle l'a vue et elle a tout de suite su que c'était lui, Ludwig. Mais leur amour n'a pas supporté le quotidien et ses tracas, le métier de dentiste de Ludwig et le contact obligé avec une clientèle féminine, les longues journées inactives de Jeanne clouée dans leur appartement. Jeanne a peur. "Ou bien n'étais-je pas capable d'aimer autrement qu'avec une passion dévorante, destructrice, parce qu'il y avait en moi un immense manque d'amour à combler? ", se dit-elle déjà. Et Lisi est née et le fossé s'est élargi, plongeant Jeanne dans la déraison, jusqu'au premier trou noir.

LA DESCENTE

La jeune femme vit alors sa première hospitalisation. Il y en aura d'autres. Les deux lettres qu'Yvette Z'Graggen a retrouvées ont été envoyées à Lisi de cette chambre austère avec des barreaux aux fenêtres. Deux appels au secours. "Je te jure que je vous aime trop et que je ne peux plus me passer de vous, pourquoi, mais pourquoi faut-il toujours souffrir quand on pourrait pourtant être heureux ", écrit-elle dans la première lettre datée du 18 octobre 1915. La seconde, plus pathétique encore, est datée du 22 mai 1916: "Comprends-moi et aide-moi, mon petit, ici je deviens vraiment malade, j'ai peur, peur et je suis si angoissée que je ne sais que devenir. Aidez-moi, mes trésors, reprenez-moi!"

Seule la mort de Ludwig délivrera Jeanne de ses tourments. Elle sort alors de sa maladie comme le monde sort de la guerre: meurtrie, vulnérable, mais vivante. Yvette Z'Graggen a faite sienne cette douleur qui ne peut que toucher, car elle est sans âge et sans remède. C’est la douleur d’aimer et de ne pas savoir comment le dire et le vivre. C’est la douleur qui demeure entre une mère et une fille quand la culpabilité, la rancœur s’installent. L’auteur dépasse le début du siècle et suit l’empreinte du silence jusque dans cette commode à déménager et dans laquelle se trouve une pile de lettres qui résument une vie. La suite à y donner était entre ses mains. Mémoire d’elles est maintenant entre les nôtres, qui s’achève sur l’idée que la communication est possible malgré l’absence, " comme si un dialogue pouvait continuer bien au-delà de la mort ".

Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, Ed. de l’Aire, 143 pages.

Magalie Goumaz

Samedi 27 novembre 1999

 

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