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Editions Demoures

(sous la responsabilité des Editions d'en bas)
12 rue du Tunnel
1005 Lausanne
Tél. 021 323 39 18 - Fax 021 312 32 40



 

  Peter Bichsel / Chérubin Hammer et Chérubin Hammer

ISBN : 2-940 244-20-0

Plus tard, il a vu Hammer, toujours avec son cartable, dans les couloirs du palais, marchant de long en large ou assis devant la salle d'audience sur l'un des petits bancs de bois, mais pas comme quelqu'un qui attend ou qui s'ennuie, mais comme quelqu'un d'actif, qui a du pouvoir et de l'importance. Du reste, c'était un bâtiment public, et les procès étaient publics. Il était déjà arrivé, des semaines auparavant, que des dossiers de Gruber disparaissent, mais dès le lendemain, ils étaient en ordre devant la porte de son bureau.

Non, Hammer n'est pas devenu bizarre, il est seulement devenu de plus en plus Hammer, Chérubin Hammer1. Maintenant il restait assis des heures à lire à la table de la cuisine. Il allait vraiment chercher ses livres dans sa chambre - Les Années de voyage de Goethe et les Veilles de nuit de Bonaventura - s'asseyait à la table de la cuisine et lisait.

1Chérubin avait un pignon sur rue. Son commerce de vins et antiquités faisait de lui un Monsieur dans sa branche, et ses clients étaient flattés de fréquenter quelqu'un qui avait une vie, avait été dans la Légion - il n'y avait pas été - et Chérubin essayait de jouer le rôle que les dames de la bonne société locale voulaient lui voir jouer. Il se mit à s'imiter lui-même, mais il n'avait pas le moindre talent d'acteur, et il était bien moins bon que l'authentique Cherubin qu'il avait été. Les ivrognes de la Taverne ne se racontaient plus d'histoires sur Chérubin. Mais tout cela n'a plus duré longtemps.

Extrait de Chérubin Hammer et Chérubin Hammer de Peter Bichsel
Traduit de l'allemand par Jean-Philippe Mathieu - Illustrations de Tom Tirabosco


Peter Bichsel
est l'un des écrivains majeurs de la littérature suisse alémanique contemporaine. Avec Frisch, Dürrenmatt, Muschg, Loetscher... il fait partie des grandes voix qui ont su faire entendre et passer leurs idées dans la littérature suisse du XXe siècle. L'une des composantes essentielles de ces auteurs, comme celui également de Meienberg, se situe dans leur esprit critique très acéré, qui s'en est pris aux clichés sur la Suisse, à ses mythes, à ses conformismes, à ses tics...

Peter Bichsel fait prendre conscience à notre pays de ses vertus, mais aussi de ses vices cachés, de ses habitudes mortifiantes qui paralysent parfois, même souvent, son esprit d'analyse. Il n'est pas rare non plus que Peter Bichsel participe activement à la vie sociale et politique suisse par des prises de position très pointues.

Jean-Philippe Mathieu a traduit en français K.Marx, A. Einstein, H. Heine, F. Engels, M. Weber, E. Schaper et d'autres écrivains.


L'histoire

Dans ce texte, Bichsel décrit en parallèle la vie de deux hommes. Ils s'appellent tous les deux Chérubin Hammer, et ne se connaissent pas. Et il n'y a entre eux aucun lien, aucun rapport apparent.

Le premier - décrit dans le texte principal - est un homme introverti, secret, fils d'un grand érudit de la littérature. Au fil des pages nous apprenons qu'il aurait voulu être écrivain. Il fait des études de lettres, et finit par étudier des archives d'une manière presque obsessionnelle. Le même esprit compulsif le pousse à transporter chaque jour une pierre dans la montagne, quel que soit le temps ou la situation.

Le deuxième - décrit dans les notes en bas-de-page - est une espèce de SDF fanfaron et vantard, dont on ne connaît pas l'origine, qui se lance périodiquement dans des entreprises hasardeuses qui se terminent généralement en prison.

Le lecteur intrigué cherche un lien entre ces deux destins, si fortement mis en rapport par la disposition du texte. L'auteur tisse des variations fascinantes sur le thème de l'identité et sur "je est un autre". Teintée de mélancolie et toute en finesse, c'est une prose à déguster de phrase en phrase.

Chérubin Hammer et Chérubin Hammer de Peter Bichsel, Editions Demoures, 2001.

 

  Mariella Mehr / Noir Sortilège

ISBN : 2-940244-18-9

Elle est toute grise, avaient-ils sans doute pensé, on dirait qu'elle veut aller mettre au clou sa pauvre carcasse. Alors, où va-t-on, demandons-nous d'une voix mielleuse en essayant d'éviter de ricaner, nous ne voulons quand même pas lui faire peur. Nous la regardons, l'air sérieux. C'est ce qu'on nous a appris, de regarder les gens dans les yeux quand on leur parle. On nous l'a appris, et c'est ce qu'on fait maintenant, mais la fille bredouille et baisse les yeux, elle veut décamper sans dire bonjour comme il faut, cette bécasse. Là, elle s'est trompée d'adresse, elle a intérêt à nous répondre, maintenant nous n'essayons plus d'avoir des voix gentilles. Maintenant, nous sommes des hommes, des vrais, et quand il s'agit de bonnes manières, pas question de rigoler, ça aussi, ça s'apprend, de savoir imposer sa volonté. Si elle ne veut pas répondre, et bien droite, au garde à vous, elle va s'en prendre une ; nous parlons d'une voix douce. Mais elle ne sait pas se tenir comme il faut, ça se voit tout de suite, alors nous lui barrons la route, les jambes écartées. La bière peut attendre, et nous disons aussi, alors qu'elle recule à tâtons pour allumer la lumière du porche de l'immeuble : mais je la connais, cette putain juive, encore une qui s'en met plein les poches pendant que nous autres, on se tue au travail.
C'est à peu près comme cela qu'Anna s'était imaginé cette scène dont Franziska ne voulait presque rien dire...

Extrait de Noir Sortilège de Mariella Mehr
Traduit de l'allemand par Jacques Duvernet
7 illustrations de Stefano Ricci


Mariella Mehr
est née en 1947 à Zurich d'une mère jenisch (communauté tzigane). Elle vit en Italie. Depuis plus de vingt-cinq ans, elle grave sur le papier la mémoire de cette communauté, victime, entre 1926 et 1972, de la véritable chasse au nomadisme que fut l'opération "Enfants de la grand-route". Comme des centaines d'enfants du voyage, elle a été arrachée de force à ses parents. Dans sa famille, trois générations furent touchées par cette politique de sédentarisation forcée : sa mère, elle, puis son propre fils...

À seize ans, elle écrit ses premiers poèmes. Son premier roman Steinzeit, paraît en 1981. Depuis lors, elle a publié en 1994, Zeus oder der Zwillingston, puis, en 1995, Daskind, (Lamioche), un roman d'une force expressive très grande, couronné par le Prix Schiller. Enfin, elle publie Brandzauber en 1998.

L'Université de Bâle lui a décerné un doctorat honoris causa.

Bernard Lortholary

Jacques Duvernet a traduit en français Einstein, Hesse, Thomas Mann et d'autres écrivains.


L'histoire

Mariella Mehr essaie une fois de plus de conjurer ses souvenirs qui la hantent.

Anna, le personnage principal de ce roman, travaille dans une maison de convalescence comme aide-soignante.

Sa mémoire est encombrée par les souvenirs de Franziska, ancienne camarade du pensionnat de jeune fille où elle a passé une partie de son enfance.

Franziska d'origine étrangère était Juive et sa famille refoulée à la frontière durant la dernière guerre. Elle seule put pénétrer en Suisse. Ce qui ne l'empêcha pas d'y subir des agressions antisémites.

Et l'une des patientes du centre de cure rappelle à Anna ces terribles événements et leurs relations faites de sadisme et d'attirance qui avaient ponctué cette période de son enfance.

Et qui se termina par la mort de Franziska.

Mariella Mehr, Noir Sortilège, Editions Demoures, 2001

 

  Ennio Maccagno / Croisière bestiale

ISBN : 2-940244-17-0

 

On frappa à la porte : trois petits coups en sourdine.

- No es posible ! Es inaudito ! - éclata le professeur exaspéré, tout en explorant de ses gros orteils préhensiles la zone invisible située sous le bureau art déco : à la recherche de ses voyantes pantuflas toreadoras.

Il traîna ainsi les pieds jusqu'à la porte, tendit le cou, colla son oeil myope au judas qui lui révéla, bien que déformées, d'exubérantes rondeurs, des seins roses et débordants, des masses adipeuses engainées à grand-peine dans un corselet en gros-grain noir.
- Bonsoir, chéri ! dit-elle pâmée en battant des cils et en papillonnant des yeux : petits, ronds et porcins.
- Encantado - dit Delgado à l'architecte, la porte ouverte juste ce que le permettait la chaînette de sécurité. L'espace d'un instant il fut troublé : peut-être par d'imperceptibles effluves hormonaux; plus probablement par l'âcre bouffée d'essences paludéennes qui lui remonta les naseaux. Cependant, ce rose trop rose, ce double menton, cette couenne exubérante et suante...

Effrayé, il lui claqua la porte au nez.

Traduction de Monique Baccelli


Extrait de : Croisière bestiale

La grosse fille provocante, peu portée sur la botanique, voltigeait avec une certaine cohérence dans les allées de gravier et entre les plates-bandes fleuries.

- Como una mariposilla1, se surprit à penser Delgado un peu rêveur. Comme un papillon qui flottait de fleur en fleur, suçant des nectars, traduisant des pollens, et se perdant enfin exotiquement parmi les étamines sporophyles, pistils sessiles et ovules plus ou moins nus.

Tandis qu'il remettait ses épaisses lunettes, cette figure rhétorique lui parut certes belle, quoique, peut-être, légèrement éculée et surtout inadéquate. Et, en effet, vu l'encombrante opulence mammaire de la traductrice, il eût été difficile de l'imaginer s'envolant lestement. Elle pouvait tout au plus ressembler à une paresseuse phalène, à une arctia dodue et nonchalante ; à l'issue d'une incertaine métamorphose, à la victime convoitée par tout aspirateur ménager. En définitive, la comparaison métonymique naguère forgée par Delgado, lors de la première rencontre, était peut-être plus apte à décrire l'impuissance lévitatoire de la grosse fille et le caractère désormais purement ornemental de ses ailes : como una oca2.

______________________________

1 Comme un papillon.
2 Comme une oie.

Ennio Maccagno (Suisse) est né à Bodio au Tessin en 1960. Il a fait ses études de philosophie à Genève et Paris (DEA). Il vit actuellement à Bellinzone et enseigne la philosophie dans les lycées de Mendrisio, Lugano et Bellinzone. Outre une recherche sur l'analphabétisme en Suisse italienne, il a publié un roman, La Vitrine de l'ornithologue (Casagrande 1992), très remarqué par la critique.

Monique Baccelli a traduit en Français : Beppe Fenoglio, Carlo Emilio Gadda, Mario Praz, Tommaso Landolfi. Et elle enseigne au Centre Européen de Traduction Littéraire de Bruxelles.


L'histoire

Delgado, un éthologue (étude descriptive des moeurs) espagnol, chargé, comme le révèle la suite du roman, d'une enquête tout à fait étrangère à sa spécialité, monte à bord d'un bateau effectuant une croisière sur le Verbano, lac tessinois. Le bâtiment est presque exclusivement occupé par les membres d'un séminaire consacré à la "défense et illustration" de l'Insubrité, sorte de régionalisme fanatique reposant sur des bases pseudo-historiques. Étroitement mêlé à la joyeuse bande, Delgado darde un regard perçant et ironique sur la microsociété flottante.

La traversée est ponctuée d'événements bien faits pour alimenter la presse à sensation : recherche de deux otaries échappées d'un cirque, parfois entr'aperçues sur les ondes du lac, mais régulièrement suivies par les comptes rendus de la presse, découverte d'un noyé, cambriolage à bord, arrestation de deux respectables membres du séminaire : l'un pour vol, l'autre pour "priapisme" etc. etc.

Le roman, sans que les ficelles n'apparaissent, est très savamment construit et comporte en outre une recherche linguistique poussée : Delgado s'exprime dans sa propre langue, l'espagnol, le corps du récit est rédigé en italien classique, mais semé de citations latines, de mots français, anglais, allemands, et de phrases dialectales. (Il est significatif que l'auteur ait refusé toute traduction des termes étrangers. Une bonne façon de stimuler le lecteur). Les tons et les registres sont tout aussi variés : tragi-comique dans son ensemble, le texte repose sur des collages : articles de journaux, communiqués scientifiques, discours, slogans, poèmes, chansons. Et ces éléments rapportés se fondent en une mosaïque harmonieuse.

Ennio Maccagno, Croisière bestiale, Editions Demoures, 2001

 

  Jean Mohr / Au bout du monde

ISBN 2-940244-19-7

"N'avais-je pas souvent eu ce sentiment, au cours d mes voyages, d'être "au Bout du monde" ? Non pas forcément géographiquement, c'est-à-dire face au vide, au bout de la route. Le bout du monde, ce n'est pas forcément le néant, cela peut aussi être un aboutissement. C'est certainement la fin d'un certain monde, celui dont on vient, auquel on appartient, et auquel on tourne momentanément le dos. Bref, c'est à un voyage dans le passé immédiat que je me suis convié, avec des arrêts "Bouts du monde" tout au long de cette longue errance."

Jean Mohr

Au bout du monde de Jean Mohr (Traduction : Katia Berger)
Introduction de John Berger dans une traduction de Katia Berger

 

Extrait de Au bout du monde de Jean Mohr

...Bref, ce Noël-là, je le passais très douillettement à Genève, à me remettre d'aplomb. Mais une chose était désormais certaine, ma volonté de passer le Nouvel-An prochain au Mexique, en compagnie de ma femme. Echange de correspondance. "Est-ce que le séminaire aurait lieu ?" Hélas, crise économique aiguë, réduction draconienne des budgets culturels, annulation de la réunion mais... "Vous êtes toujours les bienvenus, passez donc nous voir au cours de votre voyage à travers le pays."

Nous voilà donc libres d'organiser notre voyage à notre gré. L'option fut prise de louer une voiture, d'effectuer certains trajets en avion et l'accent mis sur la région des Chiapas, rendue célèbre par le soulèvement des zapatistes, deux ans auparavant avec, à leur tête, le très médiatique sous-commandant Marcos.

J'étais en possession de plusieurs numéros de téléphone pour entrer en contact avec des personnes proches de la rébellion, mais rien ne fonctionna vraiment. A l'hôtel où nous logions à San Cristobal de la Casa, on nous proposa en revanche un "safari" payant, à cheval, pour entrer en contact avec les guerilleros dans la jungle. Pas précisément ce que nous recherchions !

Et puis, un peu par hasard, nous avons appris qu'un grand rassemblement allait avoir lieu à Oventic, dans la montagne, pour célébrer le second anniversaire de l'insurrection et le passage à une phase plus politique et pacifique du mouvement...

Extrait de Au bout du monde de Jean Mohr (Traduction : Katia Berger)
Introduction de John Berger dans une traduction de Katia Berger

Jean Mohr est né à Genève, le 13 septembre 1925.. Ses parents étaient d'origine allemande - la famille a obtenu la nationalité suisse en 1939. Il se lance dans la photographie de presse. Ses photos sont publiées, tout d'abord localement, puis dans des magazines suisses et étrangers. Parallèlement, il collabore activement avec des institutions internationales, ce qui l'amène à un grand nombre de voyages dans le monde entier. Pour tenter d'échapper à l'aspect précaire des publications dans la presse, il se recentre sur la réalisation de livres, notamment avec l'écrivain John Berger.

John Berger reste à l'affût de toutes les mutations qui se produisent à la surface du globe. Il a beaucoup écrit sur l'exil, les migrations, les déplacements de population, qu'il a perçus très tôt comme un phénomène essentiel du XXe siècle, et sur leurs implications philosophiques.


L'histoire

"Il y a trois ans, à la suite de contrôles médicaux approfondis, le médecin en charge de ma santé m'a annoncé sans ambiguïté que j'avais le choix entre deux solutions : laisser faire la nature, avec une chance de rémission, mais un risque très réel de métastases, c'est-à-dire de cancer quasi généralisé. L'autre choix : éliminer la tumeur, couper carrément la vilaine bête... J'ai par conséquent choisi le moindre risque et me suis retrouvé dans une clinique située sur une colline dominant un paysage très champêtre, la courbe de l'Arve (affluent du Rhône) : le lieu-dit : "Le Bout-du-Monde". Le Bout du monde, ce n'est pas forcément le néant, cela peut aussi être un aboutissement. C'est certainement la fin d'un certain monde, celui dont on vient, auquel on appartient, et auquel on tourne momentanément le dos. Bref, c'est à un voyage dans le passé immédiat que je me suis convié, avec des arrêts "bouts du monde" tout au long de cette longue errance..."

Ce livre nous invite donc à parcourir les souvenirs de Jean Mohr en nous les contant sur un ton particulièrement vivant, grâce à une série de photos et de courts textes venant à chaque fois restituer l'ambiance au moment de la prise de vue.

Jean Mohr, Au bout du monde, Editions Demoures, 2001

 

Page créée le 01.03.02
Dernière mise à jour le 20.06.02

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