Editions d'Art Gonin
Les Editions Gonin sont à la
genèse de l'édition d'art en Suisse romande.
Créées en 1926, elles ont survécu près
de soixante-dix ans en outrepassant les crises économiques
et politiques de ce siècle. Cette maison d'édition
a été dirigée par deux générations
pour qui l'amour du beau livre et les amitiés liées
à leur création étaient une priorité.
L'aventure des Editions Gonin débute
à Paris en 1926, mais prend sa source dans le milieu
de la librairie familiale une génération plus
tôt. La famille Gonin a toujours eu l'amour du livre.
Les parents de Philippe et André Gonin et de leurs
six frères et soeurs tenaient une librairie à
Lausanne au tournant du siècle. De situation modeste,
les huit enfants se sont forgé un caractère
d'entrepreneurs.
En 1923, Philippe Gonin, alors âgé
de 23 ans, se rend à Paris, où il s'installe
en tant qu'imprimeur-typographe-éditeur. C'est dans
la capitale qu'il découvre les magnifiques éditions
d'art françaises illustrées par les peintres
de l'Ecole de Paris, qui vont indubitablement influencer sa
conception du livre.
A Paris, Philippe Gonin rencontre François-Louis
Schmied, avec lequel il collabore dans l'édition de
quatre livres dont il imprime le texte et les xylographies.
Le premier ouvrage publié par Philippe Gonin porte
un titre évocateur: La Création. Les quatre
années suivantes, il reste fidèle à Schmied
en éditant Les Fables de La Fontaine (1929), Kim (1930)
et Le Livre des Rois (1930)). Philippe Gonin travaille également
avec le peintre animalier Paul Jouve et avec Jean Berque,
qui illustre quinze livres pour les Gonin; dès 1935,
c'est le sculpteur Aristide Maillol qui orne de figures archaïques,
gravées sur bois, quatre oeuvres des auteurs antiques
Ovide, Longus, Virgile et Horace.
Les Editions Gonin sont divulguées,
à leurs débuts, grâce aux illustrateurs
français, bien que François-Louis Schmied soit
d'origine suisse. Philippe Gonin a d'ailleurs contribué
à forger un lien entre les amateurs suisses et français,
car il fut l'un des membres fondateurs des Bibliophiles franco-suisses,
en 1928. Les ouvrages de cette époque restent fidèles
à la conception traditionnelle du livre de peintres
français. Il faut souligner que les deux conceptions
se confondent parfois, ceci dû, dès la fin du
XIXème siècle, à l'établissement
de nombreux artistes suisses à Paris, tel que Théophile-Alexandre
Steinlen ou Félix Vallotton. André Gonin disait,
en 1948, que la Suisse, quoi qu'on puisse dire, reste tributaire,
dans le domaine culturel, de ses grands voisins.
Si la Suisse romande n'innove pas énormément
en perpétuant le modèle français, nous
pouvons relever, par contre, que Philippe Gonin soigne ses
éditions dans les moindres détails, que ce soit
dans la qualité du papier, de la typographie ou dans
l'impression des estampes. Ce label demeure valable pour toute
la production des Editions Gonin. Un livre est pour eux un
ensemble dont il faut parfaire chaque élément,
même si cela demande beaucoup de temps et d'argent,
comme le démontre l'aventure des Fables de La Fontaine,
illustrées par Jouve. Quatre ans, de 1925 à
1929, furent nécessaires pour éditer les Fables,
ainsi qu'une centaine d'ouvriers et 600'000 francs français
de l'époque. La devise de Virgile dans Les Géorgiques
"Labor Omnia Vicit Improbus" devient alors celle
des Gonin, qui, grâce à leur labeur acharné,
triomphent de tous les obstacles.
Philippe Gonin demeure à Paris
jusqu'en 1939. La guerre le contraint à retourner en
Suisse s'il veut continuer à éditer des livres,
car la France est en manque de papier. La période de
1940-1945 devient favorable à l'édition suisse,
qui prend le relais de l'édition française et
double sa production de livres imprimés entre 1940
et 1943. La guerre permet en quelque sorte à la Suisse
de prendre la relève de l'édition française.
D'autres éditeurs, tels que Henri-Louis Mermod ou les
Editions du Verseau se retirent à ce moment-là
du marché du livre d'art, alors que les Gonin inaugurent
une nouvelle collection de livres de petit format.
La période d'essor du livre
en Suisse romande coïncide avec la transmission du flambeau
entre les deux frères, Philippe et André Gonin.
La série de dix ouvrages, inaugurée par André
Gonin en 1943, s'intitule d'ailleurs la Collection des Flambeaux;
elle est caractérisée par un petit format et
un prix raisonnable, accessible à 300 amateurs. La
période de transition, de 1941 à 1943, est dominée,
au contraire, par des livres de grand format qu'apprécie
énormément André Gonin.
Les années quarante sont également
marquées par le début de la longue collaboration,
de cinquante ans, avec Hans Erni, qui privilégie l'illustration
de textes antiques et idylliques. Jusqu'alors, la majorité
des textes choisis par Philippe et André étaient
antiques (Esope, Ovide, Virgile, Pindare), bibliques (La Création,
Le Livre des Rois) ou classiques, dans la large acception
du terme (Ronsard, Shakespeare, La Fontaine, Racine, Voltaire,
Goethe, Baudelaire, Verlaine). Ces genres restent prépondérants
même si André Gonin prend alors une nouvelle
orientation en confiant l'illustration de ces textes à
plus d'artistes suisses.
Une troisième phase survient
dans l'histoire de cette maison d'édition, dès
1956, lorsque Pierre Gonin se joint à son père
André. Un nouveau courant apparaît dans le choix
des textes qui relèvent d'un répertoire plus
contemporain. Une volonté de rendre le livre d'art
plus vivant est évidente. La nouvelle collaboration
avec l'artiste français Jean-Pierre Rémon en
est un exemple; il orne les textes d'aquarelles originales
et donne ainsi à chaque exemplaire sa spécificité.
D'autre part, un souffle neuf est transmis par des artistes
suisses de styles et techniques totalement différents,
comme Jacques Berger, Hans Falk, Fernand Dubuis et Albert-Edgar
Yersin.
Un courant novateur plane au début
des années soixante, bien qu'une ligne directrice classique
demeure. La typographie, les illustrations et les emboîtages
se font plus originaux. Les auteurs sont choisis parmi les
Suisses, notamment Charles-Ferdinand Ramuz, dont une grande
partie des textes sont repris par les Editions Gonin et illustrés
par ses compatriotes. Un équilibre est maintenu entre
auteurs et artistes suisses et français. Une prépondérance
pour une unité helvétique apparaît dès
1977 jusqu'aux dernières années.
Il est difficile de renoncer au métier
d'éditeur, surtout lorsqu'il est indissociable d'une
existence et d'une personnalité. Tel fut le cas d'André
Gonin qui n'a passé la relève à son fils
Pierre qu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Ce
dernier n'a pu oeuvrer seul que trois ans, le temps de publier
trois livres. Il n'a pu voir achevé son dernier livre
Vergers, illustré par l'artiste d'origine suisse italienne
Pietro Sarto, suite à sa disparition prématurée
qui a rendu incertain l'avenir des Editions Gonin.
Les Editions Gonin ont maintenu une
cohérence et une unité en sauvegardant une conception
classique, tout en laissant la voie ouverte à une grande
diversité formelle, littéraire et technique.
Chaque livre est différent et marque une rencontre
entre un auteur et un artiste, un accord entre un texte et
des illustrations. Les Gonin ont laissé libre choix
aux artistes afin qu'ils trouvent une harmonie entre leur
travail et le texte à illustrer. Les Editions Gonin,
c'est aussi cela: la naissance d'un livre après une
rencontre, des échanges d'idées entre amis.
Les livres sont le signe de complicités et d'un travail
d'équipe dont l'éditeur est le témoin
et le coordinateur. Maurice Chappaz disait à propos
de l'éditeur de nombreux de ses textes: "Pierre
Gonin est à la fois architecte du livre, conciliateur
et fin psychologue". De longues collaborations sont nées
autour des livres. D'abord avec les artistes qui régulièrement
ont illustré les livres Gonin, tels que Hans Erni,
Jean-Pierre Rémon, Albert-Edgar Yersin, Gérard
de Palézieux. Ensuite les collaborateurs éditoriaux,
dont le principal fut Jean Graven, juriste valaisan et surtout
grand bibliophile, qui contribua à la création
de maints ouvrages entre 1943 et 1970. Enfin, les collaborateurs
techniques qui gravissent autour de l'éditeur pour
confectionner le livre dans ses moindres détails; les
imprimeurs que furent les Kundig à Genève et
plus récemment Nicolas Chabloz à Lausanne; l'atelier
de gravure dirigé par Pietro Sarto, à l'enseigne,
de 1964 à 1971, de l'atelier des presses artistiques
de Pully, et dès lors, de l'atelier de taille-douce
de Saint-Prex. 1964 marque le début d'une collaboration
fructueuse de trente ans avec cet atelier.
Camille Mauclair, critique d'art français,
disait en présentant les Editions Gonin dans les années
30: "Un beau livre est le cercueil d'une pensée
vivante: mais il lui survit, et parle bien longtemps après
qu'elle s'est tue". La collection de 126 livres édités
par deux générations Gonin subsiste pour témoigner
de la passion d'une famille respectueuse de la tradition du
beau livre d'art.
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