Préface de Claude Martingay : "Une forêt de sonnets"
La sentinelle dit, de Luce Péclard (Editions du Madrier, CH 1416 Pailly, décembre 2006)Imaginez un homme dans une forêt qui s'émerveille de ce que tous les arbres s'élancent unanimes vers le ciel et que de cette unanimité naisse une pénombre qui lui paraît alors le vêtement de la lumière. Je fus cet homme.
Quand, enfant, Luce Péclard accompagnait son grand-père dans le sanctuaire à la fois grandiose et familier des forêts de Sermans dont il ordonnait les rites, avec respect 1 , elle ne pouvait sans doute pas prévoir qu'elle-même conduirait plus tard le lecteur dans les forêts du langage dont elle ordonnerait les rimes et les mots avec respect et autorité. Jeux de mots peut-être, mais jeux qui dévoilent une face méconnue, et cependant essentielle du réel.
Cette face du réel est l'inclusion de la liberté dans la constitution de l'être ; c'est elle aussi qui permet de désigner du même mot: et les forêts de Sermans et les forêts de poésie. Mais parce que l'auteur de La sentinelle dit, elle-même sentinelle à l'orée de la forêt, s'est exprimée aussi bien en prose, en vers libres qu'en sonnets, ne peut-on pas, ne doit-on pas se demander si le sonnet n'a pas quelque chose à voir avec l'arbre et les arbres de la forêt?
Non pas un arbre plutôt qu'un autre, mais l'arbre. Car l'objet ou sujet des quatrains ne répond pas à un thème ou deux et trois thèmes limités, et l'éventail de l'inspiration de l'auteur est très largement ouvert.
Il se déploie depuis l'expérience multiforme de la Nature jusqu'à celle de la Sainte Ecriture en passant par celles de la lecture et de la vie en société, mais d'où qu'elles viennent, l'auteur a choisi de s'exprimer ici en la forme invariable du sonnet. La forêt devant laquelle veille la sentinelle comprend des essences nombreuses, mais toutes s'expriment en la forme de l'arbre. Pourquoi?
Le sonnet et sa structure ne seraient-ils pas une image de l'homme et de sa structure? De réponse décisive, je n'ai pas ; mais depuis que j'ai goûté à la pénombre de la forêt de Luce Péclard, la question habite mon esprit en permanence, à laquelle je ne peux répondre que par d'autres questions.
Ainsi, la stricte ordonnance de la symétrie et de l'asymétrie du sonnet ne fait-elle pas écho, ne donne-t-elle pas à entendre ce qui se voit tous les jours sans que l'on y prenne garde: la symétrie de la gauche et la droite, l'asymétrie entre le dos et le devant du corps humain? Et les nombres qui régissent la répartition des alexandrins, le nombre quatre pour les quatrains, le nombre trois pour les tercets, n'évoquent-ils pas respectivement l'espace du corps et l'espace de l'esprit?
C'est parmi de telles interrogations que j'avais franchi l'orée, mais je n'avais pas fait quatorze pas à l'intérieur de la forêt que son envoûtante pénombre me les avait fait toutes oublier. Cette pénombre qui est celle de la poésie de Luce Péclard, cette pénombre qui, de surcroît, est la frange du silence et le vêtement de la lumière.
La lumière, en effet, est silencieuse.
Il reste cependant que la pénombre la plus envoûtante n'empêche pas le familier de la forêt de s'attarder auprès d'un seul arbre, d'admirer d'un seul arbre une seule branche, d'une seule branche une seule feuille remuée par le vent, d'une seule feuille sa découpure et le dessin de ses nervures.
Arbre lui-même, chaque lecteur a ses préférences selon l'heure, ses souvenirs, le voisinage des autres arbres.
Il n'y a donc pas un mot de passe unique à présenter au garde-forestier qui veille sur la beauté du langage, mais un mot pour chacun qui désire connaître la forêt. Vous ferai-je connaître le mien?
Certes, j'admirais les immenses connaissances du garde-forestier, mais bientôt, mais plus encore l'oubli de soi qui lui faisait accepter les règles, non de son choix, mais d'autrui. Et repensant aux questions que soulève la structure du sonnet, la poésie de Luce Péclard m'apparut comme une incarnation, c'est-à-dire comme l'expression
de toute réalité, celle des sentiments, des pensées, des événements, mesurée à l'aune de la structure humaine. Le sonnet est alors la canne d'or avec laquelle, dans l'Apocalypse, l'Ange mesure la ville nouvelle, c'est-à-dire la réalité révélée .
C'est pourquoi il y a dans cette forêt un parfum de prophétie, comme il y avait eu dans les promenades avec son grand-père dans les forêts de Sermans le reflet préfiguré de la vocation littéraire de Luce Péclard.
J'avoue toutefois que je n'ai respiré ce parfum qu'à partir de la décision de ne lire qu'un ou deux sonnets par jour. Mon esprit n'a pas l'agilité de l'écureuil, mais plutôt la lente ténacité du paresseux...
… et le parfum perdure.
Claude Martingqy
1 Cf. Sortilèges d'enfance, p. 95