C'est avec Giovanni Orelli que j'ai
envie d'ouvrir cet éditorial. A 76 ans, ses Quartine
per Francesco récemment parues déclinent
en petits poèmes aussi subtils que naturels le message
le plus positif dont la littérature puisse se nourrir
: la gaieté, la joie, l'optimisme, la légèreté,
donnent à la vision que l'on peut avoir du monde
autant de profondeur que la douleur, et certainement plus
que la " fausse gravité " que dénonçait
paisiblement le grand ténor Hugues Cuénod,
célébrant son centième anniversaire
le sourire aux lèvres et aux yeux. A ces poèmes
d'un grand-père à son petit-fils, - ou le
poète, selon Ovidio Biffi " tel un docteur d'allégresse
ne cesse d'ausculter les palpitations du petit cur
de l'enfant, attentif à en déchiffrer le quotidien
bienheureux " -, nous en ajoutons d'autres, joueurs
eux aussi : ceux de Klaus Merz et Zsuzsanna Gahse, en réponse
aux fragments de cartes postales de la Suisse que leur envoie
Niklaus Lenherr.
Blicken est un livre-jeu sur le regard.
La joie d'écrire, habite également Rafik Ben
Salah. Les inventions verbales euphoriques de ses Récits
de Tunisie, arabesques, entrelacs de pensées
et de récits nous laissent, comme l'écrit
Rose-Marie Pagnard, "saisis d'admiration sur nos chaises".
Rien qu'une phrase : "Avant la survenue de l'événement
qui allait l'avarier, Ithmène était un homme
effervescent d'éloquence, toujours survolté
et la parole haut levée, dressée et épineuse,
sans complaisance pour les détenteurs exclusifs du
verbe et du sou." L'écriture de Ben Salah est
bien la sur de l'éloquence d'Ithmène,
et sa verve en langue non-maternelle ne nous cache donc
pas que l'on peut bel et bien " s'avarier " sous
les coups de l'existence.
C'est précisément dans l'équilibre
et la tension entre la douleur, voire l'amertume, et l'aspiration
à écrire que se meuvent les livres d'Agota
Kristof. Pour elle non plus, le français n'est pas
maternel. Il est même ennemi, selon ses propres termes,
en ce qu'il se substitue avec les années à
la langue de son enfance. Aux antipodes stylistiques de
Ben Salah, l'auteur du Grand Cahier rompt son fulgurant
silence avec L'Analphabète
: un récit autobiographique tout en concision, ou
l'art de consigner l'essentiel d'une vie en quarante pages
de phrases courtes.
Quant à l'absence de complaisance envers les détenteurs
du verbe et du sou de notre guide Ithmène, elle est
pour le moins partagée par notre invitée du
mois : animée par un refus convaincu des poses désabusées
(elle ne renierait probablement pas Orelli) et des renoncements
intérieurs, Mona
Chollet, Genevoise établie à Paris, offre
à internet un site de critique sociale de grande
qualité, où ses lectures - des essais, mais
aussi de la fiction - tiennent une place importante. On
trouvera aussi parmi nos livres du mois son récent
essai La
Tyrannie de la réalité, qui démystifie
avec entrain une supercherie majeure de notre temps : le
mur prétendument étanche édifié
par la modernité entre la liberté de notre
esprit et la contrainte du réel.
Quel meilleur antidote proposer à cette rupture que
la mélodie, le poème chanté, lieu d'une
réconciliation absolue entre le monde physique, celui
du corps et l'intériorité ? Une art qui trouve
son excellence, ce n'est pas un hasard, dans le romantisme
et son sillage, en rupture ouverte avec le réalisme.
La musique des mots, leur incarnation, furent des vérités
littérales pour Hugo Wolf - la dépression
et la maladie en furent le revers -, et nous sommes heureux
de vous présenter Le
Tombeau d'Anacréon, un livre-CD consacré
à ce compositeur trop peu connu, servi par la chair
et l'âme de la mezzo Angelika Kirchschlager et du
pianiste Helmut Deutsch.
Pour conclure, nos remerciements à Christian Zehnder.
A 21 ans, le jeune Bernois nous offre une nouvelle vraiment
remarquable, "Les
assoupis", tirée de son premier recueil,
qu'il achève actuellement. Notre gratitude va aussi
au traducteur Pierre Deshusses, qui nous permet de vous
l'offrir en français.
Bonne lecture, bonne écoute.
Francesco Biamonte
Page créée le 10.11.04
Dernière mise à jour le 10.11.04
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