- Comment réagissez-vous à la reconnaissance
qui vous est accordée, à la consécration de votre
travail décrivain? Tout écrivain peut être heureux dentendre un écho à ce quil a fait, même sil ne visait pas à cela dabord. Comme on sait, je suis plutôt quelquun qui doute de lui-même et de ce quil écrit. Ces échos, en effet croissants avec les années, sont un réconfort momentané, dans la mesure où je retombe très vite dans mes doutes. Malgré tout, cet accueil est revigorant et même émouvant. Concernant les travaux universitaires, jajouterais que, étant de ceux qui naiment pas trop les commentaires et les analyses, je suis parfois gêné envers ceux qui passent tant de temps à étudier mes livres de ne pas pouvoir ensuite les lire et les juger comme ils le souhaiteraient, et comme ce serait un geste de remerciement normal. Je me souviens que Rilke prétendait navoir jamais lu ce qui sécrivait sur son oeuvre. Je ne suis pas sûr que ce soit absolument vrai, mais je pense en effet quil se tenait à peu près à ce principe, et quil survolait les livres qui lui étaient consacrés. Le danger de toute consécration, plus particulièrement lorsquil sagit détudes poussées ou approfondies, est celui de vous faire sortir de votre oeuvre et de vous-même, et de vous faire vous regarder de lextérieur. Cest un danger qui peut même aller jusquà paralyser le travail personnel, cest pourquoi je me tiens à distance. Si je lis ou feuillette ces études, cest un peu distraitement, et avec lintention doublier le plus vite possible ce qui mest dautant plus facile que joublie de plus en plus vite tout, le bon et le mauvais. Cest un danger réel quil faut affronter avec le sourire, ce nest pas un tourment. - Certaines remarques provenant dentretiens assez récents, et une attention portée sur la justification des choix de vos dernières publications, donnent parfois limpression quune liberté nouvelle vous a été donnée, par rapport à lauto-censure qui vous est naturelle, et qui semble sêtre un peu assouplie. Cette reconnaissance de votre oeuvre, toujours plus nette, a-t-elle contribué à cela ? Vous a-t-elle aidé à publier et republier des textes personnels du passé, comme les Observations et autres notes anciennes en 1998, et à republier Requiem, que vous ne citiez plus dans les bibliographies ? Oui, je pense que cela peut avoir joué un rôle, mais je crois plutôt que cest un souci dû à lâge. Jai eu besoin de revoir certaines choses, de faire en quelque sorte un bilan, et jai surtout voulu ne pas laisser aux autres le soin de publier, par la suite, des textes qui seraient restés inédits. Je connais lavidité des universitaires, ils ont parfois une dévotion pour le moindre petit billet ! Je me souviens de Gilbert Guisan recueillant avec moi les papiers de Gustave Roud à Carrouge, et ne voulant jeter pas même une facture de restaurant. Je préfère choisir moi-même ce qui me semble mériter encore dêtre publié. - Jaimerais que, afin de nous permettre de saisir le regard que vous portez sur votre vie dhomme et décrivain aujourdhui, vous évoquiez les lieux qui ont été importants pour vous : dans quelle mesure les lieux où vous avez vécu ou voyagé ont-ils marqué votre écriture (ceux de lenfance, de la Suisse, Paris, Grignan, lItalie, la Grèce) ? Je crois que les livres répondent à cela dune manière assez frappante en ce qui concerne Grignan. Ce lieu a été de manière inattendue la source de beaucoup de livres, ou plutôt, car cest ce qui importe, la source de lexpérience qui a nourri ces livres et qui a été tout à fait déterminante. Ce lieu-là est donc évidemment le lieu avant tous les autres. Pour ce qui est des voyages, jai toujours eu le sentiment den parler de manière un peu plus superficielle ou un peu moins nécessaire, parce que je navais pas baigné longtemps dans ces lieux. Concernant lenfance, il faudrait peut-être faire intervenir des analyses plus extérieures à moi. Contrairement à beaucoup dautres, je ne me suis pas souvent retourné vers mon enfance ; il me semblait que javais autre chose à faire, cela ne mintéressait pas. Pour ce qui est du travail poétique, jai limpression que cela na pas eu une importance considérable. Au fond, je pense que mes yeux se sont vraiment ouverts quand je suis arrivé ici et quauparavant, les lieux étaient moins déterminants. Cela dit, en reconnaissant que lItalie a compté beaucoup, non seulement le pays et ses lieux, mais aussi la littérature, les gens, les amis. LItalie est ma troisième patrie après la Suisse et la France. La Grèce a eu également une grande importance lorsque jy ai voyagé, beaucoup plus par exemple que lAllemagne où je suis peu allé et dont lapport est plus spécifiquement littéraire. - Y a-t-il des lieux imaginaires, rêvés ou perdus, qui vous habitent de manière significative ? Je ne crois pas. Je constate que je ne suis capable décrire que sur du concret et sur du vécu. En dehors de la part que je fais aux rêves dans les notes, je ne suis guère capable dimagination. - Concernant votre oeuvre, pour les proses et pour les poèmes, comment définiriez-vous le passage entre votre perception dun lieu, ce qui vous a fait signe, et lécriture ; entre le paysage réel et lécriture du paysage ? Cest toute laventure de mes livres à partir de La Promenade sous les arbres, et donc des livres que jai écrits ici, et qui représentent presque la moitié de lensemble . Il y a dun côté les poèmes proprement poèmes, et de lautre cette succession de livres qui ressassent au fond un peu toujours la même chose, mais qui le ressassent parce que lexpérience même a été revécue souvent, et sest trouvée être pour moi tout à fait centrale. Dans ces proses, à partir dune rencontre que je pourrais dire généralement illuminante, jai essayé de cerner avec les mots ces moments vécus comme de petites épiphanies, souvent très modestes, mais qui mont paru receler une sorte de parole tout à fait essentielle. Ces moments étaient ceux de promenades sans but, sans intention littéraire bien évidemment, qui me mettaient en contact immédiat avec le monde naturel. Jétais étonné par lintensité de lémotion que cela produisait en moi, au début tout à fait surprenante, puis ensuite un peu moins puisque que cela se répétait. Mon écriture se singularise dailleurs peut-être par le creusement de cette expérience, à la fois pour la dire et pour la faire rayonner. Il me paraît essentiel de faire rayonner ce qui vous a été donné, pour des raisons profondément et essentiellement humaines, notamment pour contrer le nihilisme. Par conséquent, il est devenu pour moi absolument indispensable de dire cette expérience et parce que je ne suis pas quelquun dextatique mais plutôt de pondéré et de réfléchi, dessayer de comprendre ce que tout cela signifiait, de déterminer sil était vraiment légitime daccorder tant dimportance à la rencontre dune fleur ou dune prairie. On peut davantage parler de travail pour les proses que pour les poèmes, dans la mesure où ces derniers sont donnés généralement dun seul élan, en chants très brefs ou plus longs et plus embarrassés, mais qui se déroulent dun bout à lautre, avec une continuité portée par lémotion. Dans les proses, la part de la réflexion, de la recherche du mot juste, de la retouche est avouée, elle fait même partie du texte. Le travail de ces proses était donc dessayer de cerner exactement ce qui métait arrivé, ce que javais vu, de le dire le mieux possible. Je continue à mapercevoir que cest extrêmement difficile. Cependant, ce nest pas une recherche sur les mots, un travail délaboration purement littéraire à la manière de Flaubert, qui résout la question. Au contraire, je me dis parfois que la difficulté de faire passer dans les mots cet émerveillement est mieux résolue quand limage, la métaphore, une cadence aussi bien, mest donnée presque toute seule, lorsque je me laisse aller à la rêverie. Il ne sagit évidemment pas non plus de résoudre cela en trouvant la clé de ce que cette expérience signifie, mais bien de chercher le mot pour la dire de manière à ce que je ne sois pas trop insatisfait du résultat, et à ce que jaie limpression que quelque chose dessentiel passe dans ces pages. - Vous lire, vous entendre, voir le lieu où
vous habitez donne le sentiment que vous vivez dans une grande justesse,
cest-à-dire dans une harmonie entre votre être intérieur
et votre manière de vivre. En effet, votre réflexion sur
la justesse poétique dépasse, à bien des égards,
le seul domaine de lécrit. Vous décriviez, dans une
observation datant de 1952, à quel point il était important,
pour que votre voix vous paraisse juste, quelle repose
sur une perception, un sentiment ou un événement qui lait
été également dans la vie. Cela a été plus que jamais une préoccupation et une nécessité, bien entendu difficile à maintenir. La vie vous empêche souvent dêtre dans la justesse, il arrive quelle contredise ce besoin utopique, mais lutopie reste une orientation. Il est vrai que justesse de vie et justesse de parole sont inséparables pour moi. Il me semble que je sens, quand je me relis, là où cela dérape, où cela cesse dêtre juste, même si cest quelque chose de mystérieux. Il y a pour chaque expérience à décrire des mots qui sont plus vrais que dautres, même si ce processus, pour lensemble de lexpérience, appartient à quelque chose qui est dun ordre existentiel, et peut-être même inconscient. Sil y a correction ensuite, dans chaque cas, le mot qui dit la chose doit correspondre le mieux possible à la chose vécue. - Vous avez dit, dans un entretien datant dil y a quelques années, que vous écriviez de plus en plus de choses positives. Pouvez-vous dire ce qui a permis cette évolution (découlerait-elle dune plus grande confiance en vous, dune plus grande sérénité intérieure, indépendemment des événements du monde extérieur ) ? Il est toujours dangereux de dire cela, parce quon peut être vraiment démenti ensuite, par des événements douloureux quels quils soient, extérieurs à soi ou dans la vie privée, et cest là quon risque ensuite de devoir se contredire. Aujourdhui, je serais très prudent sur ce point. Jai eu en effet, à un moment donné, limpression dune plus grande légèreté ou dune plus grande sérénité, mais ce nest plus tout à fait le cas. Par la force des choses, on est confronté au deuil de plus en plus souvent à mon âge, et ces belles demi-certitudes ne peuvent être québranlées. Lobligation décrire des choses plus noires qui viennent contredire cet espoir ou cette tentative de clarté plus assurée simpose à nouveau. Il me semble toutefois important de ne pas se complaire dans la noirceur, ce qui est aujourdhui un mal extrêmement répandu. Dans la littérature surtout, il me semble que si lon a des choses lumineuses à dire, on a le devoir de les dire plus que jamais. Cest un problème moral. Mais bien entendu, toujours avec la réserve que cette clarté ne doit pas être fabriquée pour répondre à une espérance ou à un besoin polémique de ne pas être comme les autres. Là aussi, la question de la justesse se pose. - Un livre récent paru sur vous sintitule
Philippe Jaccottet, le pari de linactuel.
Il est vrai que lexigence dhumilité qui accompagne
votre démarche poétique, votre attachement aux éléments
fragiles du monde, visant à approcher ce secret caché dans
les éléments naturels, vont à lencontre dune
époque où larrogance et les certitudes, dans le milieu
littéraire particulièrement, semblent dominer. Cest une très bonne étude, dont jai suivi le travail de près car je connais bien son auteur. Je pense quil a voulu aller contre le sentiment premier que lon peut avoir quand on lit ces livres, en particulier ceux consacrés au paysage, dune inactualité dans le sens où je naborde que très rarement des problèmes politiques ou une réflexion sur lépoque, et que je nai pas été influencé par certains mouvements contemporains. Je le comprends comme une défense de mes livres contre ceux qui pourraient les considérer comme effectivement et gravement inactuels. Cela dit, je nai jamais fait le pari de quoi que ce soit, jai écrit ce que je pouvais, comme je pouvais. Il faut toujours nuancer ces affirmations-là, il y a tellement peu dintention dans mon travail, cela depuis le début. Jai répondu par des mots à ce qui se passait dessentiel dans la vie de tous les jours de manière personnelle. - Pensez-vous que le fait de vivre en dehors des grands centres vous a permis en quelque sorte de vous protéger de certaines influences ? Il y a certes des courants par lesquels je ne risquais pas dêtre touché, parce quils métaient par trop étrangers, mais il est vrai quà Paris, comme je suis quelquun dincertain, jétais plus quun autre exposé au risque dêtre désemparé par la force daffirmation de certains. En racontant cela, jai nettement le souvenir de mes rencontres avec Francis Ponge, qui était si différent de moi, mais avec qui jai eu une vraie amitié pendant des années. Il est vrai que je risquais dêtre paralysé par un homme comme lui, avec une autorité et une extrême assurance de sa poétique, si bien quen venant ici je me mettais à une distance salutaire de ces influences. Par conséquent, je crois avoir pris la bonne distance à cet égard. Jaime employer la métaphore de la bougie : si on est un soleil, notre rayonnement simpose, mais si on a limpression de répandre uniquement la lumière dune bougie, il vaut mieux se protéger un peu, au risque que le moindre souffle nous éteigne. - Quel est limportance de la peinture et de la musique, ces deux arts dont vous parlez fréquemment dans les réflexions et les textes critiques, dans les périodes créatrices intenses ? La musique a toujours été présente, sans doute du fait que je suis issu dun pays où lon en fait beaucoup. Elle na cessé de maccompagner depuis ladolescence. Dans le domaine de lart, la musique reste ce qui soppose le plus intensément et le plus victorieusement au désespoir de toute sorte. Je ne suis pas le premier à le dire, même un nihiliste comme Cioran la noté. Cest dune certaine manière lart le plus global et le plus détaché, qui fait partie de ces ressources permettant de ne pas perdre pied, car il y a des périodes où tout vous ferait perdre pied. Plus dune fois, dune manière immédiate en écoutant certaines oeuvres, je me dis que lon ne peut pas désespérer totalement de lhomme sil a été capable de créer cela. Mais je ne crois pas que cela ait influencé ma façon décrire, ni quil y ait un lien à établir entre les périodes de travail et les autres. Il y a une musique dans la poésie qui est une autre espèce de musique. Jai une fois au moins écrit à partir de la musique, dans lhommage à Purcell, qui essaie de dire ce sentiment dêtre porté très haut au-dessus du sol par la musique, et ainsi de traduire de la même façon que javais traduit des rencontres avec des êtres ou avec la nature, la rencontre avec une oeuvre dart. Jétais moins sensible à la peinture quand jétais très jeune, je lai découverte plus tard, surtout dans la vie commune avec ma femme, qui est peintre. Le fait dêtre confronté quotidiennement à des paysages a peut-être également accentué cet intérêt pour la peinture. Comme pour la musique, léclairage sur le monde donné par les grandes oeuvres de la peinture, des origines à aujourdhui, fait partie des ressources de lêtre. Mais si mes proses des paysages ressemblaient trop à des tableaux, cela me gênerait. Jespère quil y a, dans ce travail, quelque chose qui soit plus spécifiquement de lordre des mots. Il est vrai cependant quen considérant loeuvre de Cézanne, que jai toujours admiré, et en particulier les aquarelles de la fin de sa vie, je me dis quil a dû, à sa manière à lui, éprouver quelque chose du même ordre que ce que jéprouve face aux paysages. Cette peinture ne se limite pas à ce qui est visible, elle est comme envahie de plus en plus par une sorte de lumière qui ronge les couleurs et les formes de manière extraordinaire. Ce que je ressens face à ces tableaux est très proche de ce que je pourrais souhaiter avoir réussi avec les mots. - Quelles sont vos lectures aujourdhui, lisez-vous les mêmes auteurs quauparavant ? Quelle est la part de vos lectures dauteurs contemporains ? Je lis beaucoup moins doeuvres nouvelles depuis assez longtemps déjà. Dans les années 1968, jai arrêté de faire de la critique, tout dabord parce que javais peut-être moins besoin dajouter ce modeste complément à mes droits de traducteur, ensuite parce que je commençais à être moins sensible à ce qui paraissait, et de plus en plus étranger à certaines orientations. Les années suivantes, je nai publié que quelques articles ou hommages beaucoup plus épars. Je suis peut-être devenu ainsi un peu moins curieux de ce qui se fait aujourdhui. Cela ne veut pas dire que je ne lis plus dauteurs contemporains, mais nayant plus la nécessité davoir une vue densemble, mes choix se font plus au hasard des rencontres et des découvertes. Je pourrais citer par exemple le poète portugais Nuno Judice, que jai découvert lors dune lecture donnée en Espagne et qui ma beaucoup touché. Lâge fait aussi que lon devient plus avare de ce temps qui reste a vivre. Si lon veut écrire encore un peu, étant donné que lon écrit plus mal et plus lentement, le temps de loisir pour la lecture sen trouve diminué. Jai aussi envie de relire des choses qui mont beaucoup ému autrefois, ou de découvrir certaines grandes oeuvres que je nai jamais lues, par exemple Les Fiancés de Manzoni, que je viens enfin de découvrir. Jai relu également presque toute la poésie française du XXème siècle, dont je me suis si souvent nourri, pour me faire une petite anthologie subjective, au départ par amusement ; elle a ensuite intéressé un éditeur et sera probablement publiée. Parmi les poètes contemporains, ce sont souvent des poètes étrangers qui me touchent et mémeuvent le plus. - Dans lune des Observations
et autres notes anciennes datant de 1956, vous avez exprimé
votre amour de la vie par ce magnifique oxymore : Je
crois que mon désir serait tout bêtement dêtre
éternellement mortel... Ce qui est le plus bel hommage que lon
puisse rendre à la vie. Afin dêtre clair là-dessus et moins grandiloquent, comme il ny a rien moins de sûr que dêtre éternel, ce que lon peut dire après tant dannées, cest quil y a effectivement des instants, et ce sont peut-être ceux-là qui fomentent le poème, où on a limpression dêtre sorti du temps même sans quil sagisse dune extase ou dun élan mystique, de la prison du corps, où on a limpression de toucher les limites de lespace. Cest probablement un des enjeux de la poésie que de donner ce sentiment, à cette correction près que, à tout moment, on se dit que cest une illusion. Même si cest une illusion, elle aura été nourrissante. Et elle est peut-être tellement nourrissante quelle ne peut pas être tout à fait une illusion. - Dans votre texte Si
nous sommes en vie, vaquons à notre affaire, paru dans le
premier numéro de la revue Sorgue
consacré au retrait dans la création poétique, vous
exprimez un sentiment nouveau face à lécoulement du
temps, comme une perception du monde réel qui serait devenue plus
nette, plus immédiate, et plus intense. Vous terminez ainsi :
Il se peut donc que jamais je ne me sois senti aussi réel dans
un monde lui-même aussi réel que maintenant alors que
linconnu approche, inéluctable. Il est vrai que jai ressenti, ces dernières années, une intensité plus grande, dûe à une situation plus tendue. Cest une chose tellement perceptible dans les derniers poèmes de Hölderlin, avant quil ne sombre dans la folie, même si dans son cas ce nest pas langoisse de la fin. Cest dailleurs cette tension qui rend ses poèmes si modernes à nos yeux. Dans lun des poèmes quil a écrits juste avant davoir ses premières crises dégarement, il dit que le parfum du citron lui est presque douloureux, et décrit comme une venue brutale du monde concret, du monde extérieur jusquà lui, qui est très rare dans la poésie de cette époque. Il se trouve que jai fait une expérience proche. A de certains moments en effet, ces dernières années, tout a pris plus de relief et dintensité : comme si, sur un fond noir, les couleurs ressortaient mieux. - Pensez-vous que ce sentiment de totalité, même sil est mêlé à la crainte de cet inconnu qui approche, puisse vous conduire à ne plus avoir besoin du langage, à vous libérer (dans un sens neutre) de la nécessité décrire ? Rien nest jamais acquis, ce ne sont que des moments car, dans le grand âge où je me trouve, on est vite condamné à retomber dans le spectral, et on a plus souvent le sentiment dune distance accrue et dun affaiblissement de la réalité. Ce nest pas une chose acquise, cela na donc peut-être pas de conséquences très importantes sur lécriture, en tout cas pas au point de vous faire renoncer à écrire. Comme le suggère le titre dun petit recueil darticles, Tout nest pas dit, rien nest jamais dit jusquau bout tant que lon a encore des capacités intellectuelles. Mais pour quelquun qui acquiert par exemple tardivement une foi religieuse quelle quelle soit, il doit être possible de se taire, parce quil y a accomplissement de quelque chose. Cela sest vu, mais ce nest pas mon cas. - La mort est très présente dans votre oeuvre. Dans votre premier recueil, Requiem, vous lévoquez avant tout comme événement historique (la réaction à la mort de jeunes maquisards du Vercors assassinés par les Allemands, vers 1945-46) ; dans Leçons et Chants den bas, vous lévoquez de manière très personnelle, suite à la disparition de personnes proches, dans vos derniers recueils et dans les Semaisons, elle apparaît à travers des réflexions témoignant dune conscience aiguë du temps qui passe. Quel est pour vous le rôle de lécriture face à la mort ? Lors dune lecture à Mantoue, il y a peu de temps, jaurais voulu supprimer le dernier vers de lun des poèmes écrit à lâge de trente ans, où je parle du vieillissement, et qui me fait sourire à présent. Je reproche également au Requiem davoir été écrit à partir dune relation trop indirecte avec la mort, de simples photographies dotages. Javais le droit dêtre bouleversé par des photographies, mais cétait encore très extérieur. Il est évident que jattache plus de prix aux textes que jai écrits ensuite, dans lesquels je crois avoir essayé dêtre assez juste envers ce qui était si difficile à regarder, et de lavoir fait assez honnêtement. Les derniers textes me concernent plus directement, et je crois que la crainte la plus grande est celle de la dégradation physique et intellectuelle à laquelle on est confronté chez des proches, plus que la mort même. Dans chaque cas, car le problème est le même aussi bien pour les sujets douloureux que pour les autres, lécriture devrait pouvoir permettre dexprimer les choses le plus exactement possible. En les exprimant, il sagit dune certaine manière aussi de les maîtriser. Tant quon peut encore écrire, cest que lon na pas été terrassé, cest une façon de se battre, dêtre encore vivant au bon sens du mot, et de ne pas rendre les armes. - Ecrire, vous le dites à plusieurs reprises, cest aussi traduire. Comment avez-vous vécu vous avez à présent renoncé à la traduction cette double activité de traducteur et de poète ? De manière différente selon les époques et les traductions. Dans mon travail de traducteur, il y a le gagne-pain, cest-à-dire, pour simplifier, les romans, et la poésie. Dans le premier domaine, jai eu la chance de pouvoir traduire souvent des oeuvres qui me passionnaient, ou pour lesquelles javais une grande admiration. Même si javais des affinités avec lauteur ou les thèmes, il sagissait doeuvres qui étaient étrangères à mon travail personnel. Je pouvais donc facilement mettre une cloison étanche entre les heures passées à la traduction, et celles passées au travail personnel. Je crois que lun ne déteignait pas sur lautre, nenvahissait pas trop lautre, du moins je my efforçais. Jai eu, naturellement, des moments de révolte, de lassitude, parce que cela me prenait beaucoup de temps et de forces. Mais je nai pas damertume à cet égard, car il ny avait pas de gêne pour mon propre travail et le résultat en a valu la peine. Lautre part, celle des poèmes, est beaucoup moins importante quantitativement. Comme chacun sait, cela ne rapporte presque rien, je lai donc fait par désir de faire connaître certains poètes, ou parfois parce quon me lavait demandé. Ungaretti, par exemple, a beaucoup insisté pour que je le traduise. En traduisant de la poésie, jai retrouvé le danger que je croyais avoir écarté en méloignant de Paris, celui des influences. En traduisant des oeuvres qui étaient peut-être plus accomplies que les miennes, il y avait le risque den être imprégné au point dy perdre un peu de ma singularité. Il se peut aussi que cela ait été un apport positif, dans le cas de Rilke par exemple, qui était ma passion dadolescent et qui ma accompagné pendant des années, parce quil y avait une évidente affinité de nature. Après avoir traduit lOdyssée, qui était une commande, jai eu limpression que la technique que javais choisie prosodiquement pour traduire le poème pouvait mêtre utile dans ma propre prosodie ensuite. - Est-ce que le fait de tenter avant tout de vous effacer derrière la voix dun autre poète vous a permis de vous protéger, de préserver votre voix propre ? Je nai pas tenté de meffacer : je ne pouvais pas faire autrement. Il y a des traducteurs qui ont un génie de la création ou de la réinvention, aux dépens dune certaine littéralité. Je ne pouvais choisir que lautre voie, qui est naturellement en partie illusoire. Affirmer que jentendais la voix de lautre dans la langue étrangère était un peu risqué, dans la mesure où je ne connais aucune langue étrangère assez intimement pour affirmer cela. Cest donc peut-être moi qui, en meffaçant, me mettais en avant. Je me suis rendu compte, en relisant de mes traductions, quelles me ressemblaient peut-être en fin de compte un peu trop, dans une certaine grisaille que me reprochait P.-L. Matthey. Après tout, ce nest pas faux non plus. Jai toujours été proche de la manière de traduire de Henri Thomas, qui a traduit, entre autres, les Sonnets de Shakespeare, et auquel on pourrait peut-être reprocher davoir tiré Shakespeare vers un ton un peu plus gris ou plus prosaïque. P.-L. Matthey, dans sa traduction des Sonnets, ajoute au contraire des métaphores qui ny sont pas ! La soumission au texte original est donc en partie illusoire. Un travail passionnant à faire dans ce domaine serait la confrontation des traductions françaises des Sonnets. Elles sont nombreuses, ces poèmes sont parmi les plus beaux du monde, et ils ne font pas partie des moins traduisibles. - Dans quelle mesure le fait davoir traduit tout loeuvre de Robert Musil a-t-il modifié votre regard sur le monde ? Je pense que sans je men sois douté au début, puisque jai découvert LHomme sans qualités très jeune certaines affinités nous lient, toutes proportions gardées bien sûr. En ce sens que Musil est un sceptique, quil est partagé entre sa fascination pour la science, la rationalité et la poésie, et même la mystique. Cette confrontation somme toute jamais résolue explique sans doute linachèvement du livre, car Musil était un être vraiment divisé, écartelé et paralysé par cet écartèlement. Même si je ne vis pas une telle division intérieure, la lecture de cette oeuvre ma conforté dans un certain relativisme à légard de tout totalitarisme, religieux ou politique, et a raffermi certaines de mes intuitions. Il y a tout de même dans son oeuvre, à certains égards très aride, cette part essentielle quest lexpérience de lautre état, si proche de létat poétique. Jai été conforté par la constatation que cet homme, si fasciné par les sciences, ait pu garder en lui cette corde plus vibrante et plus mystérieuse qui à mon sens fait la principale richesse de son oeuvre. Si elle se réduisait à une satire, si brillante soit-elle, elle en serait très appauvrie. |