- Monsieur Lossier, quel regard portez-vous, à laube de vos nonante ans, sur votre uvre poétique, alors que le dernier numéro de la Revue de Belles-Lettres, entièrement consacré à vos écrits, vient de paraître? La Revue de Belles-Lettres me consacre en effet un superbe numéro où se lisent près de trente contributions de haute valeur, et dont le maître duvre est Patrick Amstutz. Jaimerais dire tout dabord combien il est émouvant, pour un auteur, de retrouver dans des textes réunis les multiples éclairages de son uvre entière ; ils lui permettent de constater quil est suivi, compris, mieux que lui-même parfois, et que ses intentions premières se retrouvent dans ce qui est écrit par la suite, sur ses ouvrages les plus récents. Vous me demandez de jeter un regard en arrière, je vous dirai que ce qui me frappe le plus, cest la continuité dans linspiration de ma poésie, le même accueil, ouvert et sensible, qui me fut réservé, et cela malgré les différences de formes et dexpression, depuis le premier recueil de poèmes que jai publié en 1939. Les différentes étapes de ma poésie marquent une sérénité gagnée peu à peu et avant tout, il me semble, une foi dans lesprit. - Chacun de vos recueils est le témoin dun travail de maturation long et patient, qui semble être à la clé de votre démarche poétique : de quelle manière procédez-vous ? y a t-il des périodes plus propices à lécriture, dautres encore où vous laissez le poème " décanter " ? Chaque poème est un long travail, une longue attente. Parfois jaillit un vers, ce que Paul Valéry appelait un " vers diamant ", je le laisse reposer longtemps, je le reprends et il peut arriver que toute une suite de vers vienne former un poème. Ma poésie ne vient donc pas brusquement, cest une longue patience, et si jinvoque les images, je veille surtout à ce que le langage soit le plus fluide possible, quil atteigne une sorte de légèreté, dharmonie. Si je pense à la diction de mes poèmes, je les aime dits " horizontalement ", cest-à-dire sans éclat, comme une musique chantée à mi-voix, une mélodie qui viendrait de loin, qui essaierait de parler de la beauté. Je mefforce donc que le poème ait une fin qui concrétise, par une image par exemple, le sens profond du chemin que je poursuis, et qui donne aussi le sens de la quête. Je souhaite que mes poèmes soient dits lentement, contrairement à ce que font souvent les acteurs, qui ont lhabitude de la scène où il faut parler vite. - Votre travail poétique dépend-il de ce que vous vivez spirituellement, personnellement, et de ce qui se passe dans le monde ?
Oui, naturellement. Il y a une osmose constante entre mon travail poétique et ma vie spirituelle. Quant au monde, celui de la vie quotidienne, il influence peu ma poésie. Dans un seul de mes recueils, Chansons de misère, on entend, ou on voit plutôt des ouvriers avec une caisse à outils sur lépaule, des enfants qui pleurent, exprimant une sorte de fraternité que jai essayé denraciner dans le réel. Dans ce recueil, je tente de dire le lien très fort existant entre la vie rêvée et la vie vécue, entre le visible et linvisible. Quand ma vie sociale devient très active, ma création poétique en souffre, ma voix intérieure devient muette, et pour quelle soit à nouveau présente, il faut un repli, une solitude, un silence. Ce sont des longues périodes de désert. Quand jai traversé le Sahara, jai rencontré par moments un silence total, absolu, où rien ne pouvait empêcher linspiration de pénétrer, car ce silence pouvait être fait particulièrement pour être comblé par une voix intérieure. Un silence presque insupportable, mais où lon voudrait vivre très longtemps, toujours peut-être. - Dès votre troisième recueil, "Chansons de misère", une ouverture formelle a lieu, laissant peu à peu simposer le vers libre. Quest-ce qui a permis ce passage ? Chansons de misère a été écrit après la guerre, alors que javais travaillé au Comité International de la Croix-Rouge pendant toute cette période. Bouleversé par les souffrances, les angoisses, les attentes, les interrogations auxquelles jai été mêlé, la naissance dune sorte de fraternité sest faite sentir en moi. Pour la dire, il fallait une forme plus souple que lalexandrin que javais employé jusquà ce moment, et il fallait que je puisse rendre ce que javais entendu de la souffrance de lautre. En même temps, je me suis souvenu de ce mot de Ruysbrueck, le mystique flamand du XIVe siècle, qui dit exactement ce que je pensais à lépoque : " Quiconque veut vivre de la vie intérieure et contempler, sans se soucier du prochain, na ni vie intérieure ni contemplation. " Il fallait que je donne un témoignage différent, que je ne parle plus seulement de ma quête personnelle, de mon angoisse personnelle, mais aussi de celle des autres. De là, une fraternité jamais ressentie au temps où jétais étudiant, alors que jétais préoccupé avant tout de débats intellectuels, métaphysiques, philosophiques, un autre monde donc, souvrait, qui demandait non seulement un surplus dâme, mais aussi un surplus de solidarité, damour du prochain. - Lun de vos recueils porte le titre " Lieu dexil ", quel sens donnez-vous au mot " exil " ? Oui en effet, Lieu dexil est mon dernier recueil, qui exprime lidée que nous sommes des exilés, vivant loin dune patrie antérieure, dune sorte de paradis perdu que nous reconstituons comme avec les morceaux dune unité perdue. Nous vivons dans le temps qui nous mange, qui nous prend, qui nous dérive, nous sentant des exilés parce quécartelés, oui le mot est juste, écartelés entre cette vie antérieure, notre enfance et plus en deçà encore, et la vie future, une vie future vers laquelle nous sommes tirés, appelés ; des exilés donc, puisque écartelés entre deux infinis. Nous sommes là entre les aïeux qui racontent et les morts qui appellent. Tout se transforme, rien nest permanent : cela aussi donne une impression dexil. Tant dhommes sont exilés sans savoir jusquà quand, ni quel est le sens de leur destinée. Quel peut être ce sens si rien ne les rattache à un certain sentiment déternité ? - Lorsque lon compare vos six recueils poétiques, on observe une évolution sensible allant vers un allégement toujours plus grand, comme si les mots se libéraient peu à peu dun poids pour atteindre, dans "Lieu dexil", une transparence pure. Pouvez-vous dire ce qui a permis cette évolution ? Je crois quen poésie surtout, il faut dire lessentiel, cela présume donc un langage dépouillé, un langage sans cris, sans clameurs. Je me rappelle ce mot, que racontait le Franciscain du XIIIe siècle également poète, Jacopone da Todi, il disait quun homme avait trouvé Dieu, quil clamait sa joie mais quil ne pouvait pas hurler assez son bonheur. Dieu ayant peur quil se consume, il lui dit : " Ordonne ton amour, ô toi qui maimes ". Cest pour moi une leçon : le poète doit dire lessentiel, surtout sil voit dans sa poésie une quête spirituelle. Il souvre à un autre monde, par " un chemin qui conduit vers lintérieur ", comme disait Novalis. Pour moi, la poésie entraîne vers la transcendance, elle suggère une transcendance, et pour la dire, il faut que cela soit en allant à lessentiel, dune manière limitée, mais qui soit exactement ce que lon ressent, et non pas des mots avec lesquels le poète jonglerait. - Que représente pour vous lélément de leau, très présent dans votre uvre, et plus spécifiquement dans "Le Long Voyage" ? Dans Le Long Voyage, en effet, il y a constamment un rappel, une évocation de leau. Leau pour moi est un élément mystérieux, et cest son mystère qui mattire. Cette attirance, surtout lorsque leau est calme, immobile, est de lordre dun appel. Sa transparence mattire également : lorsquon voit le fond, et il faut deviner ce quil y a plus profond que le fond. Pour moi, cest une image de lâme, de cette sérénité, de ce silence. Mais ma poésie est aussi traversée dune sorte de culte de la nature. Dans Saisons de lespoir, la nature joue un très grand rôle, elle est la beauté, elle est la force dans laquelle on reprend courage. Ainsi, par exemple, Gerard Manley Hopkins, le prêtre et poète mystique anglais, pouvait rester des heures devant une jacinthe. Cette jacinthe traduisait pour lui le spirituel devenu sensible, Dieu avait créé cela, et en regardant cette création, cétait aussi comme si on allait vers Dieu, et comme si Dieu venait vers nous, dans une sorte de double mouvement que lon retrouve dans leau courante, dans leau qui va avec force, qui entraîne tout dans un grand chant. Dailleurs, le fleuve est aussi ce que suivent les auteurs classiques, ils racontent ce quils voient sur la rive opposée, alors que les poètes romantiques ne montent pas vers le fleuve, ils redescendent à sa source pour y retrouver une sorte de lumière qui serait à lorigine des choses. - Quel rôle a joué la musique, plus particulièrement la composition musicale, que vous avez pratiquée durant vos années universitaires, dans votre travail poétique ? Certains morceaux ou des phrases musicales peuvent-ils être à lorigine dun poème (en donner le ton, linflexion première) ? La musique a en effet joué un très grand rôle dans ma vie. Tout dabord, ma mère était musicienne et par conséquent elle ma poussé vers la musique. Jai fait des études de piano, de composition musicale, et je trouve dans certaines musiques que jaime particulièrement une sorte de nostalgie qui mémeut profondément, et qui serait comme le chant des choses disparues qui nous répondent de loin. Schubert, Brahms, Duparc, Chausson, Fauré : tous ces compositeurs appellent à rêver, ils effleurent nos songes. Je suis heureux que ma poésie saccorde parfois à la musique. Ce fut le cas pour Du plus loin à partir duquel Matthieu Vibert, musicien de grand talent, composa Trois mélodies pour chant et grand orchestre, qui fut créé à Genève par lOrchestre de la Suisse Romande, et rejoué plus tard puis enregistré en disque. Jai ensuite quitté la composition musicale pour la poésie. Cest en effet parfois la musique qui minspire, comme si des phrases musicales laissaient une trace, et que cette trace appelle des mots, pour chanter encore en poésie. Je dois dire que jai eu une déception. Jaurais tant aimé que mes poèmes soient mis en musique, comme cela devait se faire, avec Frank Martin. En effet, la radio romande nous a demandé, à Frank Martin et moi-même, décrire un oratorio pour la paix, mais nous navions quun mois pour le réaliser. Il était en mesure de respecter ce délai mais moi-même, travaillant à lépoque au CICR, je ne pouvais prendre de vacances, et jai donc dû refuser. Ce fut vraiment une déception, car Frank Martin mavait choisi comme auteur ; il a donc écrit la musique et les paroles lui-même, en sinspirant de passages de la Bible. Ce fut le très bel oratorio In terra pax. - Pouvez-vous nous parler des poètes et écrivains que vous avez connus dans les années 30-40 ? Certains dentre eux ont-ils eu une importance plus particulière dans votre cheminement poétique ? A lépoque que vous citez, certes, cest-à-dire les années trente-quarante à Genève, il y avait une vie littéraire très animée, des écrivains de valeur attachés à leur ville, romanciers, essayistes, critiques littéraires ; ils ont tous reçu le tout jeune poète que jétais avec une chaleur et une amitié très grande et constante, dont je suis fort reconnaissant. Je citerai quelques noms parmi ceux que jai connus : Henry Spiess, Pierre-Louis Matthey, Marcel Raymond, Jacques Chenevière, Albert Rheinwald. Dans ce climat favorable, je ne me souviens guère de rivalités, du moins, je ny étais pas mêlé. Celui qui me devint le plus proche, ce fut Marcel Raymond. Javais écrit Saisons de lespoir, mon premier recueil, je lui demandai de me recevoir, lui apportai mon manuscrit, dans lespoir quil le lirait, et il ma simplement dit : " Je le prends, revenez dans quinze jours ". Je suis donc retourné le voir et il ma dit : " Jaime votre manuscrit, je vous propose décrire une préface ". Non seulement il écrivit une préface, mais encore il mintroduisit dans la maison Corréa à Paris, qui était à lépoque un grand éditeur de poésie. Comme la vie littéraire était différente daujourdhui : les journaux, les sociétés, les revues étaient ouverts à la poésie. Quand Henry Spiess publiait un recueil, cétait tout un bas de page avec photo qui lui était consacré dans un grand journal. Même les journaux illustrés accordaient une place à la poésie, mais cela a bien changé. - Pendant une quinzaine dannées, de 1961 à 1976, vous avez dirigé la chronique de poésie du "Journal de Genève". Que vous a apporté cette activité de critique littéraire ? Elle ma beaucoup apporté, mais elle a pris aussi beaucoup de temps à ma poésie. Jai pu connaître ainsi des poètes romands et dautres régions ou pays, puisquà la rédaction nous recevions quantités de recueils. Jai eu ainsi une riche correspondance, car les poètes dont javais parlé mécrivaient, et dautres me demandaient que jécrive quelque chose sur leur poésie. Cest comme cela que jai fait de belles rencontres, avec Gustave Roud, Pierre Emmanuel, Pierre Jean Jouve et dautres encore, puisque cette rubrique a duré quinze ans. Jai aussi noué des amitiés romandes, avec Pierrette Micheloud et Charles Mouchet notamment. Cétait pour moi la joie de lire de la poésie et surtout de faire connaître ces poètes, car je savais leur sentiment heureux dêtre lus, reconnus, de savoir que quelquun, de loin, leur faisait signe. Javais dailleurs la plus totale liberté dans le choix et dans mes jugements, je parlais des livres que jaimais et je vous assure que je nai jamais fait de démolition, je pense que cela est inutile. Heureuse époque où un journal réservait à la poésie une place régulière, tandis que les journaux illustrés accordaient non seulement une place au poète, mais aussi à sa photo ! - Comment votre poésie sest-elle peu à peu ouverte à un chemin spirituel ? Ce chemin spirituel, lenfance déjà my prédisposait. Une enfance calme, protégée, avec des parents très croyants, qui créaient une atmosphère totale de confiance, de foi vécue. Mais comment ce chemin spirituel est-il devenu poésie ? Marcel Raymond a écrit un livre intitulé De Baudelaire au surréalisme. Ce livre a été pour moi une révélation. Ainsi, je découvrais quune certaine poésie, depuis le romantisme, pouvait être quête spirituelle. Cest alors que jai abordé la poésie comme un mouvement vers la transcendance, et donc comme un travail investi dun pouvoir nouveau. Je désire que ma poésie soit, pour moi comme pour dautres, un chemin vers la spiritualité. - Vous parlez, dans la réponse que vous donnez à la question " Les mots sont-ils vos alliés " posée par Patrick Amstutz à une quarantaine décrivains romands, de la " force incantatoire des mots ", de leur pouvoir " intercesseur ", et de la voie quils peuvent ouvrir vers " lextase ". Où réside, dès lors, pour vous, la limite entre le poétique et le sacré, entre la parole poétique et la parole divine ? Bien sûr, les mots ont une force incantatoire et un pouvoir intercesseur. Songez à ce que peut être la puissance dune prière dite avec des mots choisis, prolongeant laffirmation du divin. Des communautés orientales répètent inlassablement certains mots, certains vers et le font dans lattente dune extase, cest-à-dire dune sorte de réponse de Dieu à toute leur quête. Des prêtres bouddhistes, par exemple, répètent sans relâche des formules sacrées. Et alors les mots deviennent des passerelles vers le divin. La poésie, par moments, se fait prière. Elle peut se faire aussi, comme chez certains mystiques, témoignage de descentes brûlantes vers les profondeurs.
- Ce pouvoir suprême que vous accordez à la parole poétique, lié à la dimension mystique dans laquelle sinscrit votre poésie, peut toutefois comporter le risque de mener à un au-delà de la parole, à un point où les mots mêmes ne seraient plus nécessaires : avez-vous ressenti cela à certaines périodes de votre vie ? quen est-il aujourdhui ? Non, en tant que poète, je ne suis pas arrivé à cet au-delà de la parole dont vous parlez. Là, nous sommes dans le domaine de lexpérience mystique. Le silence des mystiques simpose totalement pour laisser place à lillumination quils espèrent. Cest donc le silence dune attente. Mais il y a un autre silence, qui peut surgir pour un poète, celui qui sinstalle quand la poésie sest retirée de lui. Le grand poète autrichien Hofmannstahl en a fait lexpérience, et il en parle dans son très beau livre la Lettre de Lord Chandos. A travers ce personnage de Lord Chandos, cest au fond de sa propre expérience quil parle. Il ressent, à un moment de sa vie, une impuissance décrire. Lui qui était déjà un poète connu, il ne voit plus le lien que les mots peuvent avoir avec lui. Les mots senfuient de lui dans le silence, la solitude, langoisse. Il décide alors de quitter pour toujours la poésie, puisque le silence est un obstacle. Ensuite, il se tourne vers la composition dramatique, impliquant autrui, tandis que la poésie nest plus que solitude. Le théâtre est en effet un art social, avec des interlocuteurs directs auxquels vous parlez et qui vous répondent. - Votre poésie porte un message despérance dune grande profondeur, rare dans la poésie daujourdhui. Ce message, si lon est à même de le recevoir, permet dappréhender la mort non pas comme une rupture, mais comme un accomplissement. Vous parlez magnifiquement de la poésie comme dun " mot de passe " vers lau-delà, où la rencontre avec léternel se ferait dans une unité totale. Pensez-vous que lhomme, pour vivre en harmonie avec lui-même et le monde, comme le suggère la voix de La Grande Amitié dans Chansons de misère (" le monde est fraternel/Au veilleur prêt à mourir "), doive passer par une sorte d " accueil" de la mort ? Marcel Raymond disait dans un article que mes poèmes ouvrent un chemin vers la mort, la mort vue dès lors comme un accomplissement. Mais pour moi, ce nest pas la mort qui est présente dans mon uvre, et qui serait personnifiée comme un être mythique, non, ce sont les morts, leur immense cohorte avançant dans le temps et qui sont tendus, tirés, appelés vers un but ultime. Sils soccupent de nous, ce nest pas pour nous faire du mal, au contraire, ils sont plutôt indifférents, tout occupés quils sont à leur mission, à leur voyage, au pays quils traversent et quils transcendent. Ils font partie encore de notre destinée sur la terre, cette terre dexil où nous sommes ; ils nous inspirent, mais ils ne se mêlent pas à nous. Parfois, du plus loin, ils nous donnent le sens de leur marche, une marche ascendante, cette marche qui sera la nôtre. Le dernier poème de mon dernier recueil, Lieu dexil, évoque justement les morts, leur présence dans notre sommeil. Voici ce poème : Sommeil Lécho des voix éteintes Inapaisable est le vent profond Sommeil maître des signes : - Votre poésie témoigne de la recherche constante dune unité. Que représente-t-elle pour vous ? Jai toujours senti en moi cet écartèlement dont nous avons déjà parlé. Ecartèlement entre un monde antérieur, dont le souvenir nous hante, et le monde futur, le monde que nous ouvre la mort. Les mystiques, dans cette optique du futur, parlent constamment dunité. Ma poésie sen inspire, cest vrai. Hanté que je suis par cette image de la montée de toute chose vers ce qui se rejoint, se réunit, se retrouve. Comme si tout devait devenir " un " dans un immense élan vers le haut. Teilhard de Chardin, ce grand visionnaire, disait : " Tout ce qui monte converge ". Il définit ainsi lélan vers le haut qui nous entraîne vers lunité divine . Cest une voix personnelle mystique, lespoir dapporter le meilleur de nous-même pour rejoindre et enrichir cette unité. - À la suite de Novalis, de nombreux poètes ont cherché à rassembler les morceaux épars dun paradis sur la terre. Dans votre poésie, il semble que la lente recomposition du monde fragmenté (comme le dit le poème "Espoir : Le monde fracturé/Recompose doucement/Son unité") ait lieu, et de manière peut-être plus sûre et plus sereine, vers le futur. Mais la poésie ne serait-elle pas, justement, lun des moyens datteindre cette unité ? Non, je ne crois pas. La poésie ne peut pas atteindre cette unité dont nous venons de parler, elle peut simplement la proclamer, en témoigner ; elle permet daller plus loin, de dépasser les limites, dimaginer, donc de rêver lunité. Il est de fait que, dans ma poésie, cest la recomposition dun monde fragmenté, la tentative de retrouver lunité davant, une sorte de jardin de la préexistence. Et cest la nostalgie de ce paradis perdu que je tentais dexprimer lorsque je composais de la musique. Cette nostalgie est aussi celle de ces longues après-midi du dimanche où ma mère jouait du piano, tandis que je me blottissais sur ma petite chaise et lui disais doucement : " Encore, encore ! ". Tout était jusquau soir dune telle tendresse quon finissait tous deux par pleurer.
- " Ambition de ne pas chanter le monde seulement mais dagir sur lui " (Le Chemin intérieur). Cette phrase résume à elle seule le double engagement (le double " service ") qui a dicté votre vie : envers le travail social et humanitaire, et envers la poésie. Les avez-vous toujours menés parallèlement ? Quel a été, pour vous, le lien de lun à lautre (avez-vous eu limpression d " agir " également par la poésie ?) ? Oui, ce fut tout au long de ma vie un double engagement, un double " service ", pour reprendre un terme que jaime tout particulièrement. Ce ne fut pas toujours facile dailleurs, jai été pendant plus de trente ans collaborateur du Comité International de la Croix Rouge, jai été enseignant, critique littéraire, sociologue, la poésie avait de la peine à survivre. Cela explique que mes recueils ne soient pas nombreux. Mais, pour vous répondre mieux, je dirai que jai toujours mené parallèlement le travail poétique et le travail social et humanitaire. En même temps, javais le désir constant dagir dans le domaine social et non dans le domaine de la poésie. Parce que cest là quon peut " agir ", au sens pratique du terme. Cependant, lorsque jécrivais des poèmes, javais lespoir quils seraient peut-être des témoins dune spiritualité dont le monde daujourdhui a tellement besoin, par le fait même quils sont une quête spirituelle, et que ces poèmes pourraient être un signe de fraternité : parler à lautre de ce qui est si important pour moi, partager.
- Vous dites, dans lentretien avec Patrick Amstutz paru dans la revue "Pierre dangle" en 1998, à quel point, dans le monde qui est le nôtre, la nécessité de la fraternité est forte, vous ajoutez que leffort de chacun devrait aller vers la " communion " plus que la " communication ". Même si le poème reste sans doute lun des moyens pour tendre vers cette communion, la révolte face à lévolution du monde a-t-elle parfois été forte au point de vous éloigner de votre recherche poétique et spirituelle ou, au contraire, vous a-t-elle conforté dans la nécessité d " agir " à travers elle ? Le poème est un moyen de communier, de créer une communion, au-delà de la communication dont on parle tellement aujourdhui. Comme vous évoquez ma recherche poétique et spirituelle, je ne vois pas que je pourrais en être éloigné par lévolution du monde qui nous entoure, il me semble que ce serait plutôt linverse. Dans mon double engagement service social et humanitaire dun côté, poésie de lautre ce fut le contraire : plus la pression du monde extérieur se faisait forte et douloureuse, insupportable même, plus il me semblait nécessaire dêtre présent, pour affirmer une autre présence justement, un autre ailleurs, une transcendance. Cest là mon idée. Une tâche essentielle du poète est détablir des correspondances entre le corporel et le spirituel, entre le visible et linvisible. " Ouvrir le chemin vers lintérieur ", comme le dit Novalis, cest dépasser le rationnel en suscitant lespace de la vie rêvée. Et la vie rêvée nest-elle pas aussi vraie que la vie vécue ? Propos recueillis par Mathilde Vischer Rappelons que ses six recueils poétiques
sont réunis dans un volume paru aux éditions Empreintes
en 1995, dans la collection Poche/Poésie, sous le titre Poésie
complète 1939-1994, avec une préface de Gilbert Vincent.
Bibliographie Ecrits divers
Quelques articles et ouvrages consacrés à Jean-Georges Lossier
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