Navez-vous toujours écrit que de la poésie ? En effet, cest la poésie qui sest imposée demblée, très tôt, dès que jai fait sa découverte au cours de ma scolarité. Je nai jamais été tentée par le roman ou la nouvelle. Jai pourtant écrit (tout de même en vers libres !), sous le titre Le Conte dété, le texte dun spectacle inspiré dun conte méditerranéen (dans sa version portugaise), sur lequel le compositeur Bernard Reichel a écrit une très belle musique. Le tout a été donné au théâtre de Vidy en 1976 en version de concert, et enregistré à Radio-Lausanne, avec lOCL. Il a passé à deux reprises sur France-Musiques. Vous dites, dans un entretien réalisé par Marion Graf en décembre 1996, que vous navez pas voulu faire de critique littéraire, comme si une trop grande lucidité par rapport à loeuvre dautres poètes risquait de mettre en danger votre propre travail poétique, qui doit garder sa part dobscurité. Navez-vous jamais été tentée par un travail réflexif, sur les oeuvres dautres poètes et sur votre propre oeuvre poétique ? Non, je nai jamais été tentée par ce genre de travail (sauf à de rares occasions), je ne me sens pas faite pour cela. Je nai guère (ou pas suffisamment) lesprit analytique. Du moins, je ne lai pas cultivé, par manque dattirance, mais peut-être aussi pour laisser toute la place à lécoute de ma propre voix. Jai eu besoin de beaucoup de silence. A certains moments, même lire dautres poètes me dérange. De quelle manière percevez-vous ce qui sécrit sur votre oeuvre ? Cela mintéresse et me fait souvent plaisir, mais je loublie très vite. Cet accueil est nécessaire la poésie sadresse à dautres, et sil ny avait aucun écho, cela serait difficile à certains moments même si au fond cela ninfluence pas ce que jécris par la suite. Lenfance et lenfant sont présents dans votre oeuvre. Votre propre enfance vous a-t-elle beaucoup marquée, dans quelle mesure a-t-elle déterminé votre rapport aux mots ? Cest vrai que lenfance occupe une place de choix dans mon oeuvre. Mais, me semble-t-il, moins comme une nostalgie du passé que comme un point lumineux, une source qui est en avant de moi : lesprit denfance plutôt que la condition denfance. A-t-elle joué un rôle dans mon rapport aux mots ? Très certainement. Mais je laisse à la critique le souci de suivre ce fil à travers mes livres. Vous avez dû choisir, à un moment de votre vie, entre la musique et la poésie. Quest-ce qui vous a poussée à choisir les mots ? Quelle est limportance de la musique dans votre travail poétique ? Ai-je choisi ? Cest la poésie qui a choisi. Peut-être aussi que je nétais pas vraiment douée pour la musique, pour en jouer ou (encore moins !) pour en écrire. Mais elle na jamais cessé de maccompagner, de mhabiter. Quelquun ma dit très récemment que javais rendu à la poésie de langue française la musicalité que lusage du vers libre lui avait fait perdre. Est-ce vrai ? Voilà où serait alors passée la musique, comme naturellement, presque à mon insu. Il est vrai que jessaie peut-être de recréer une musique du vers qui allait de soi avec lalexandrin. Quels ont été vos liens aux poètes de votre génération, au moment où vous étiez proche des collaborateurs des revues Rencontre puis Poésie ? De beaux liens damitié se sont noués en Suisse romande à ce moment-là. Nous brûlions tous du même feu. La poésie nous attirait, nous fascinait. Nous regardions encore beaucoup vers la France et ses poètes dalors, mais ici il y avait eu Ramuz, tout proche encore, et il y avait Gustave Roud. Il était comme un phare pour beaucoup dentre nous. Nous nous sentions en terre de poésie, ici-même. Cétait une période où il ny avait pas de rivalités. Jai gardé des liens avec certains amis pendant longtemps. Je me souviens que Hermann Hauser, directeur des éditions de La Baconnière où travaillait alors mon mari, avait organisé à cette époque une rencontre poétique avec des auteurs français, et cela avait été loccasion pour nous de rencontrer plusieurs poètes dont nous lisions les oeuvres depuis longtemps, comme Pierre Emmanuel, Jean Cayrol ou Alain Borne. La découverte des surréalistes a été importante pour vous, notamment par louverture des frontières formelles que leur écriture a réalisée. Toutefois, votre poésie est très éloignée de leur pratique de limage. Quel est votre rapport à limage poétique ? Oui, les surréalistes ont le mérite davoir fait sauter les limites de la prosodie traditionnelle, et davoir ouvert à la poésie lespace attirant de la liberté. Attirant et dangereux en même temps. Laisser la bride sur le cou aux mots, aux images, était le risque auquel il fallait prendre garde. Mon rapport à limage dans ces nouvelles perspectives ? Cela a toujours été, me semble-t-il, un rapport heureux (à la différence peut-être de Philippe Jaccottet, qui sest davantage méfié des images !). Les pensées, les sentiments, tout ce que je sentais bouillonner en moi dune façon confuse venait tout simplement sincarner dans limage. Je crois que la poésie vit de cette incarnation. Mais ce qui est sûr également, cest quil ne faut pas se laisser entraîner par limage, et rester constamment vigilant. Dune manière pourtant très souple : parfois les rôles sinversent et cest limage qui vient la première, alors il faut la suivre, lui faire confiance et voir où elle va nous mener. Je me souviens que lun de mes poèmes mest venu en faisant la file à la poste : une image ma surprise tout à coup, sans idée préalable, et je lai suivie. La poésie sans limage, pour moi, nest pas suffisante. Je vois les poèmes en moi comme je ne les vois jamais sur le papier. Même mon écriture me dérange, jai limpression de ne pas voir ce que jécris, alors je tape mes poèmes à la machine. Vous voyez les poèmes avant même de les écrire ? Oui, le poème se fait toujours à lintérieur, et même si je retravaille, cela se fait dans ma tête. Il y a des poèmes que jai beaucoup travaillés, mais toujours à lintérieur. Cest ainsi que je les entends et que je les vois en même temps. Cela vient peut-être en partie du fait que jai commencé à écrire assez tôt, chez mes parents, et comme on ne me prenait pas très au sérieux, je me cachais, je ne voulais pas quon me voie écrire et jintériorisais alors mes poèmes. Vous avez beaucoup voyagé en Europe, notamment en Grèce et en Crète. Certains de ces lieux ont-ils marqué votre écriture (même de manière souterraine) ? Oui, certainement. La Grèce, et particulièrement la Crète, leur histoire, leur végétation ont marqué mon écriture. Et aussi lAfrique du Nord et les abords du désert. Et je crois que le côté souterrain a joué un rôle important : le désir très fort, très essentiel et constant dune lumière, dune certaine qualité de lumière surtout, que je nai rencontrée que dans ces pays du sud, un éblouissement, une transparence. Une sorte de spiritualisation de la lumière. Entre les recueils Feu les oiseaux et Le Livre dOphélie, sept ans se sont écoulés, durant lesquels vous navez rien publié. Avez-vous tout de même écrit pendant cette période ? Comment vivez-vous les moments où lécriture vous résiste ? Non, je nai rien écrit, ou pas grand-chose, pendant cette période. Mais je nai jamais limpression que lécriture me résiste. Je me sens simplement comme un arbre qui donne ses fruits quand le temps nécessaire à leur maturité est écoulé. Certains ont mûri rapidement, dautres beaucoup plus lentement, et lon ny peut rien. Je me laisse faire. Il ny a ni peur, ni combat. Cest peut-être la part la plus singulière de mon expérience poétique. Le poème est-il, pour vous, une réponse possible à la révolte (à légard de la souffrance, de linjustice ou de la mort) ? Je ne pense pas que le poème soit une réponse. Peut-être, dans le meilleur des cas (et si cela ne paraît pas un peu prétentieux) : une rose qui aurait perdu ses épines. Votre poésie met souvent en contraste des images de plénitude, de paix, et de douleur, de solitude ou de révolte. Est-ce que le poème, qui peut réunir les contraires avec harmonie, permet une réconciliation entre des contrastes qui, dans la vie, semblent inacceptables ? Peut-être quen poésie, le temps est mort, comme dit le titre dun de mes livres. Ou peut-être que tout est transporté dans un temps autre, qui serait comme une anticipation de léternité, où lheureux et le douloureux ont perdu leur caractère antinomique. Lécriture du poème, notamment à travers la recherche dune pureté et dun dépouillement toujours plus grands, permet-elle daccéder à un certain détachement à légard de la réalité, à une plus grande acceptation du monde tel quil est ? Non, je crois quaucun poème ne peut avoir pour effet sur son auteur (sinon très passager, juste une halte) de guérir une blessure, de mener à un détachement ou une acceptation dune réalité qui fait mal. Je me souviens de ces vers écrits il y a longtemps déjà, et qui restent si vrais :
Or le monde daujourdhui, dont nous connaissons bien mieux qualors les multiples souffrances, ne peut que nous rendre plus proches et plus solidaires encore. Mais le fait de pouvoir extérioriser et partager cette souffrance est en effet quelque chose que la poésie peut apporter. Est-ce que lévolution de votre travail poétique (et de votre perception de la poésie en général) sest faite en lien direct avec un cheminement spirituel ? Cette double quête se trace-t-elle comme un unique chemin initiatique ? Il est certain que le cheminement spirituel a joué un rôle majeur dans lévolution de ma poésie, même si jai le sentiment que cest dans lombre et sans une participation ou une volonté consciente de ma part. Mais je ne parlerais pas de chemin initiatique (un terme qui peut être mal compris). Je dirais que la poésie, comme une éponge, a été imbibée de ce que je vivais intérieurement. Est-ce que votre conversion au catholicisme a été une ouverture permettant une liberté plus grande dans le travail poétique également ? Oui, certainement. Jai eu limpression de rejoindre un monde où la poésie, telle que je laimais, telle que je la portais en moi, était enfin chez elle. Dans la sensibilité catholique, je crois quil y a quelque chose de beaucoup plus dilaté, de plus ouvert que dans la sensibilité de Calvin. Peut-être que cela est également lié au fait que ma mère était alsacienne, dune ascendance catholique. De quelle manière votre lecture des mystiques (je pense notamment à Jean de La Croix, Thérèse dAvila, St-François dAssise) a-t-elle nourri votre travail poétique ? Je ne saurais le dire. Elle ma nourrie dune manière très obscure sans doute, qui mest restée cachée à moi-même, et que je ne pourrais définir. Est-ce la foi qui aide lécriture ou lécriture qui nourrit la foi (ou les deux à la fois) ? On peut penser que ce sont là les deux béquilles de lâme. Moi, je dirais plutôt : les deux flambeaux. Certains poètes, de langue française ou dautres langues, ont-ils eu une importance particulière pour votre propre travail poétique ? Pour mon travail poétique proprement dit, je ne pense pas. Mais les poètes que jai lus ont certainement agrandi mon champ de vision, mont ouvert le monde et mont permis, à certains moments en tout cas, de me sentir moins seule et proche, à travers le temps et lespace, de civilisations et de cultures qui ont été pour moi source de richesse. Racine a joué un grand rôle au moment de ma scolarité, de même que Hugo, dont javais lu toute la Légende des siècles. Jai lu beaucoup de poésie à cette période de ma formation, cela a été un apport de toutes sortes de façons. Puis jai découvert les poètes contemporains, les Portugais, les Anglais, et les Espagnols, comme Lorca. Pour la Revue de Belles-Lettres, vous venez de traduire des poèmes de Cristovam Pavia, un poète portugais que vous avez connu. Quest-ce qui vous a poussée à choisir cet auteur ? Jétais entrée en contact avec Cristovam Pavia en 1966, grâce à un ami avec lequel il correspondait, et qui mavait demandé denvoyer à Cristovam Pavia lun de mes livres. Ce fut Le Petit Pré, et le début dune amitié dune qualité rare, avec un être souffrant dune terrible maladie psychique, qui a fini par le détruire, à bout de résistance, en octobre 1968. Nous ne nous sommes jamais vus. Il était poète et se nourrissait de poésie, de musique aussi. Il ma fait découvrir la poésie portugaise et brésilienne, en menvoyant des dizaines de livres remarquables. Pour pouvoir les lire (en partie du moins !), jai appris le portugais. Vous avez également traduit les poètes portugais José Regio et Manuel Alegre. Avez-vous traduit dautres auteurs? Le travail de traduction poétique vous semble-t-il proche de celui de la création ? Pour moi, le travail de traduction na été quoccasionnel, correspondant à quelques coups de coeur. Le grand poète José Regio était un ami proche de Cristovam Pavia. Mais peut-être aussi que ma vie bien remplie de mère de famille ne maurait pas laissé le temps den faire beaucoup plus ou alors aux dépens de ma propre création, que jai toujours pris soin de protéger. Je ne suis pas partie au Portugal pour apprendre la langue, je lai apprise par les livres que cet ami menvoyait. Jai découvert le Portugal il y a deux ans, lorsque jai été invitée à travailler à des traductions de mes textes pendant six jours avec six traducteurs, dans le superbe palais de Mateus près de Porto. Une traduction collective vient de paraître à Lisbonne sous le titre de O proximo voo das aves (Le prochain vol des oiseaux), aux éditions Quetzal.
Propos recueillis par Mathilde Vischer
Bibliographie Derniers ouvrages parus -Poésie (1960-1986), LAge dHomme,
Poche Suisse, Lausanne, 1982.
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