Patrick Amstutz : Pourquoi la poésie ? Comment s'inscrit-elle dans votre vie ? Pierre-Alain Tâche : On peut effectivement
s'interroger sur l'origine du poème. Je crois qu'il s'agit, à
chaque fois, d'approcher quelque chose qui nous échapperait à
défaut d'utiliser toutes les ressources, tous les artifices de
la langue - et qu'il faut, pour cela, échapper à l'usage
ordinaire. Car, il est de fait que la réalité est saisie,
le plus souvent, en formules brutales ; l'activité économique
ou l'activité politique fournissent des exemples de discours où
les nuances n'ont pas tellement cours. Mais il y a aussi l'expérience
qu'à partir d'un seul élément du monde, aussi humble
soit-il, un caillou, une fleur, une feuille, je puis avoir le sentiment,
au prix d'une juste appréhension, d'être relié à
l'univers entier. Comment avez-vous concilié poésie et magistrature ? Le droit repose sur la parole écrite. Exercer le droit, c'est travailler avec des notions
abstraites, mais dont on sait très bien qu'elles recouvrent une
multitude de réalités qui ne sont que "résumées"
dans un mot. Si vous prenez l'exemple de la "propriété"
et que vous vous référez à l'histoire de cette institution,
de la Loi des Douze Tables jusqu'à notre Code civil actuel, vous
devrez bien constater que le contenu du concept a énormément
évolué, à défaut de l'institution elle-même.
Ainsi, même dans une science où l'on pourrait croire utiliser
des abstractions comparables à des nombres ( pour faire simple
), le vocabulaire, les notions qu'il recouvre, fondent un raisonnement
qui n'est précis et fiable qu'en apparence, parce que dans ce domaine
aussi le mot - mais de manière sans doute plus insidieuse - renvoie
à un contenu qui, malgré tout, par définition, reste
toujours à déterminer. La codification n'est-elle pas un nécessaire ciment social ? Oui, mais cette fonction ne lui suffit pas. Il
faut aussi qu'elle réalise un compromis sans lequel la loi n'est
qu'une forme de violence. Ce que je déplorerais, expérience
faite, c'est la rigidité que le justiciable impute à la
loi qu'il voit gravée dans le marbre, une fois pour toutes. Or
- et vous l'aurez déjà compris - les textes légaux
ont une vie propre. La compréhension que l'on en a évolue.
Et, lorsqu'on finit par en changer, c'est que l'écart entre le
cadre juridique, son interprétation, et la réalité
est tel que l'on est bien obligé de repenser l'institution. Parce
que le "ciment social", comme vous dites, est fissuré.
Le législateur est alors obligé de reconstruire. Et c'est
bien ainsi. La récente évolution du droit du divorce en
serait une illustration ( et même si la nouvelle loi fait, déjà,
l'objet de critiques ). Les juristes ne redistribueraient donc pas cette vision plus nuancée des choses sur leur propre application de la loi ou en tout cas sur leur interprétation du système ? Le mouvement qui va d'un usage de la langue à
un autre met en évidence ce qui oppose le collectif et le conceptuel
à l'individuel et à l'indéterminé. Nul n'échappe
à cette dualité. Un exemple ? Eh bien, qu'est-ce qu'une "escroquerie"
? Qu'est-ce que "faire preuve d'astuce" ? Mais cette difficulté dont vous parlez pour vous-même, n'est-ce pas aussi une force ? On peut le voir ainsi. A l'inverse, par rapport à cette articulation, est-ce qu'il ne peut pas y avoir une déperdition, un manque, dans le fait de "n'être que poète" ? Oui, c'est effectivement l'hypothèse qui, très tôt, m'a guidé. Je n'ai jamais eu le sentiment, même adolescent, que l'expérience d'un Gustave Roud, par exemple, que j'admirais pourtant, était, de ce point de vue-là, enviable ou susceptible d'orienter ma propre vie. Je ne suis jamais parvenu à considérer qu'entrer en poésie en choisissant de s'y consacrer entièrement ( mais était-ce vraiment un choix, en ce qui le concerne ? ) puisse constituer la meilleure solution. Je ne néglige pas ce que l'on peut en attendre : un accord plus profond, une plus grande densité, peut-être. Mais à quel prix ? On court alors le risque de se couper de la société, de fuir les problèmes du temps. Et j'étais, je suis encore quelqu'un qui tient à vivre pleinement son époque. Je ne voulais pas être "différent" ou "séparé". On s'étonnera peut-être de voir qu'il vous arrive de publier plusieurs livres en l'espace de quelques mois. Mais il me semble que cela relève d'abord d'un hasard éditorial, tant il s'agit d'exercices complètement différents, dans leur écriture même, et qui paraissent indépendants et probablement menés pendant longtemps plus ou moins parallèlement. Absolument ! Et il me paraît important de
le relever ; car il est impossible, si l'on n'en tient pas compte, d'avoir
une vision claire de mon projet d'écriture. Pour en venir à l'un de vos derniers recueils, Reliques est un titre qui m'a beaucoup surpris. En raison de la connotation qui pourrait aujourd'hui être dépréciative. Oui, je comprends. Précisons d'abord que le titre doit être pris dans son sens étymologique: "ce qui reste". Mais, s'agissant de l'Italie, c'est plus que ce qui reste dans le souvenir, c'est aussi ce qui reste au travers de l'Histoire : comme un parfum du temps. Ce titre me semble, en réalité, permettre d'instaurer comme une légère distance vis-à-vis de ce qui a été vu, vécu. C'est dans cet espace, dans cette marge, qu'a pu naître le poème. La dernière partie de Reliques se réfère explicitement à un livre paru il y a treize ans, Le Dit d'Orta . Est-ce que le fait de reparler d'un lieu sur lequel vous vous êtes déjà exprimé n'est pas aussi une manière de souligner que l'on écrit finalement sur les mêmes choses ? Mais que l'on écrit différemment parce que l'équilibre entre le temps de la parole et le temps qui passe sur le poète est différent ? Le Dit d'Orta,
voyez-vous, était une expérience particulière, puisqu'elle
a été dictée par des circonstances liées à
la disparition des éditions Bertil Galland. Ce dernier avait invité
tous ses auteurs à Orta, où il nous a appris qu'il allait
cesser son activité dans ce domaine. Probablement que ce jour-là
nous sommes plusieurs à avoir pris conscience de ce que nous garderions
avec ce très beau lieu, une relation d'autant plus forte que l'amitié
s'y était exprimée dans un contexte émotionnel particulièrement
fort. Le travail poétique lié à cette circonstance
est à l'origine du Dit d'Orta
- sans d'ailleurs qu'il ait fallu de nombreux autres séjours sur
place pour lui permettre d'aboutir. Bien qu'il ne s'agisse pas de redites ou de répétitions, vous appelez ces propos des "repentirs". Ne doit-on donc pas comprendre ce terme dans le sens du "repentir" du peintre ? Oui, tout à fait. Cela n'a rien à voir, bien sûr, avec je ne sais quelle attitude morale. C'est une reprise, si ce n'est que je ne retouche pas le même texte ( le même tableau ), mais que je retravaille la même image ou que je lui substitue une autre. A propos des différentes formes d'écriture dont on parlait tout à l'heure, ne craignez-vous pas que l'on vous soupçonne, même si vous restez fidèle au genre poétique, de "polygraphie" ? C'est-à-dire, pour beaucoup, disons-le, d'une certaine légèreté ? Je pense qu'aujourd'hui la "polygraphie" dont vous parlez est quasiment inévitable. A mon sens, ce n'est pas une faiblesse ; c'est, tout au plus, un risque pris, mais qui constitue également une formidable ouverture. Cela dit, je ne voudrais surtout pas que l'on me soupçonne de privilégier les jeux un peu vains, de créer artificiellement des concordances. Bien sûr, d'autant plus que cette "polygraphie" dont je parle relève plus simplement d'une très naturelle polysémie : en nous parlent des discours différents. Exactement, et vous les portez en vous, sans que
cela procède d'un choix délibéré. Il s'agira
de faire avec. Bien entendu, il ne faut pas exacerber cette naturelle
polysémie au risque de l'affectation. Une pratique polygraphique
doit absolument tenir compte de cela. On risque toujours de répéter des formules qui n'ont plus rien à voir avec l'être que l'on est au moment de l'écriture; de produire des tics de langage qui ne correspondent plus à une nécessité. Est-ce que ces différents moyens d'écriture, ces différents angles d'attaque, ne constituent pas aussi pour vous un moyen de conjurer ce danger ? Oui, ce que vous dites est très important.
Il est nécessaire, pour cette raison, d'entretenir un outil souple
et performant, qui soit adapté à la diversité des
situations, de varier les mètres, le vocabulaire, les images mêmes,
pour ne pas retomber dans certaines ornières. Il en va d'une hygiène
de l'écriture. Cela dit, une telle pratique peut conduire à
des expériences tout à fait curieuses. Dans L'Etat
des lieux, par exemple, deux poèmes "marseillais"
sont explicitement indiqués comme constituant des variantes. En
fait, il s'agit de quelque chose de plus troublant : à propos d'un
même instant, d'un même événement, j'avais écrit
le premier poème ; un an après, ayant manifestement oublié
son existence, j'ai rédigé le second. En toute innocence.
Et vous constaterez, dans le jeu des images, que c'est pourtant bien du
même tonneau ! Même s'il n'y a pas d'écart significatif
entre ces deux états, on ne saurait les confondre. Et le simple
fait qu'ils existent confirme ce que vous supposiez : si l'on veut éviter
la répétition ou ( pire ) les tics de langage, il faut travailler
à garder l'instrument capable de variations comme instinctives. Le titre de votre dernier recueil intitulé L'Etat des lieux résonne aussi comme un bilan, et ce recueil précède justement deux volumes en poche, qui regroupent chacun un ensemble de trois recueils réédités pour la circonstance, mais préfacés, corrigés et augmentés. Le temps d'un bilan est-il venu ? Vous semble-t-il nécessaire ? Comment envisagez-vous cette étape de votre marche créatrice ? Un état des lieux relève plus d'un
inventaire que d'un bilan. J'écris ce que j'ai vu, ce que j'ai
vécu. Tant mieux s'il se dégage d'un ensemble de textes
ce que l'on eut appelé - ailleurs et autrefois - une "vision
du monde" ; mais j'estime n'avoir pas à la formuler en tant
que telle. Le poème n'est pas fait pour penser le monde. La saisie,
une fois encore, lui suffit - mais j'admets volontiers qu'il puisse fournir
les éléments d'une réflexion qui resterait à
formuler ( et que je n'exclus nullement ). "La poésie est partout où l'on veut bien qu'elle soit", dites-vous. La sensualité de certains de vos textes laisse à penser que vous n'avez pas tout dit, pour ce qui concerne votre oeuvre, sur le plan d'Eros : y a-t-il de ce côté des poèmes que vous gardez en votre secret jardin ? Peut-être faut-il d'abord préciser
ce que recouvre la formule que vous citez. J'entends exprimer l'idée
que nous n'avons pas à trier la réalité, dont une
part serait, par hypothèse, susceptible d'être prise en charge
par la poésie, alors que l'autre ne le serait pas. Il y a partout
et en tout, selon les circonstances et les humeurs, de la poésie
possible ! Que souhaitez-vous qu'il advienne de la part critique et réflexive de votre travail ? Je songe à rassembler en un volume les textes
que j'ai consacré à la poésie au gré de sollicitations
diverses. Il faudra sans doute boucher des trous, compléter - et
peut-être même infléchir certains propos ou, du moins,
les situer dans le contexte de leur époque. C'est un gros travail
- et j'entends, dans l'immédiat, privilégier le poème
! A dessein, dans mes textes vous concernant, c'est-à-dire pour vous insérer plus largement et pleinement dans la poésie française en général, je n'ai pas parlé de Roud. Aujourd'hui, puisque les Français le (re)lisent, dites-nous la part de son influence sur votre travail... Je voudrais dire, tout d'abord, que je me réjouis
pleinement de l'adhésion que l'oeuvre de Gustave Roud paraît
enfin rencontrer outre-Jura. Elle y débarque à son heure
et sans n'avoir rien perdu de son étrange pouvoir de fascination
- et plus forte, sans doute, d'être comme hors d'atteinte. Vous sentez-vous plus sensible à la musique ou à la peinture ? Quelle différence de rapport, s'il y en a, entretenez-vous avec ces deux arts ? "Sans musique, la vie est une erreur".
On connaît ce mot de Nietzsche. Il me convient, tant est vitale,
essentielle, cette part de chant, universelle, parce que délivrée
du verbe. Je ne conçois pas en conséquence que le poème
puisse renoncer à chanter, tout en sachant pertinemment que ce
chant-là n'est, au mieux, qu'un ersatz du chant. Il ne m'appartient
pas d'établir une hiérarchie. D'ailleurs, d'autres s'en
sont chargés avant moi. Mais, depuis que Jean-Marie Auberson m'a
appris à aimer la musique non plus intellectuellement, mais comme
une expérience vitale immédiate, qui nous modifie, comme
une nourriture aussi indispensable au corps que l'eau ou le pain ( et
j'ai entendu dire que Janácek enseignait la même chose ),
la musique occupe, pour moi, une place à part en raison de l'importance
qu'elle a pris dans ma vie. Au point, effectivement, que je ne saurais
concevoir cette dernière sans elle. Elle m'agite ; elle me comble
; elle m'émeut. D'une manière imprévisible - et qui,
s'agissant d'une même oeuvre, peut varier fortement d'une interprétation
à l'autre. Je crois que je lui suis, en particulier, reconnaissant
de m'offrir des évidences qui ne se paient pas de mots. Et d'ailleurs,
en trouverait-on pour retraduire ce qu'exprime le premier andante venu
d'un concerto pour piano de Mozart ou la danse sacrale qui clôt
Le sacre du printemps ? Avec la pratique de la poésie depuis de nombreuses années, pourriez-vous préciser les changements qui se sont faits en vous dans ce moment crucial du passage entre la perception d'un lieu et l'écriture ? Je serais bien en peine de dire s'il y a eu, au
fil des années, un changement d'attitude face au lieu. L'attention
que je lui porte est restée la même. Tout au plus, la multiplication
des rencontres aura-t-elle densifié le réseau des signes
lisibles et, par voie de conséquence, accru ou, du moins, facilité
la perception. Mais je n'en suis même pas certain. Je voudrais,
en tous les cas, que subsiste, dans l'instant où je le rejoins,
la même disponibilité qu'autrefois ; et que l'accès
ne se trouve pas obstrué par ce qu'il faudrait assimiler à
un savoir. Car, je me refuse à penser le lieu, et même à
le vivre autrement que comme expérience d'un réel fragmenté.
Je ne le recherche pas : c'est lui qui vient à ma rencontre et
qui me trouve. Et c'est à partir de là que le travail commence,
qui peut prendre des années et relever d'une lente macération
inconsciente ; et que l'écriture intervient. Elle est l'instrument
d'une recherche - même si la poésie ne prétend pas
trouver, ni même dire la vérité du lieu. Le poème,
dans la meilleure hypothèse, traduira l'incandescence de la rencontre
; et ses imprévisibles retombées dans la nuit de l'esprit
! Aujourd'hui, quels sont les auteurs qui vous nourrissent le plus ? Que lisez-vous ? Je n'ai guère de goût pour le roman.
Je m'y ennuie souvent ( sans doute parce que je n'ai pas su choisir, car
je ne doute pas qu'il y ait d'excellents romanciers ). Ma préférence
va toujours et encore à la poésie. Je viens de terminer
Le noir de l'été - qui
est peut-être l'un des meilleurs recueils de Pierre Chappuis - et
je vais me plonger dans l'anthologie des poètes d'expression française
du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet ( Une
constellation, tout près ). Je compte bien retourner à
la poésie de Jouve et de Follain !
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