Jean-Marie Adatte
Né à Porrentruy en 1931, Jean-Marie Adatte obtient une licence en lettres à la Sorbonne puis enseigne dans le secondaire à Neuchâtel et à l'Ecole Normale de Bienne. Il réside aujourd'hui à Marin-Epagnier, dans le canton de Neuchâtel, et se consacre essentiellement à l'écriture.
Sa prose aborde des sujets graves où pointe souvent l'humour, derrière l'élégance du style: précise et délicate, elliptique, sa plume exprime à merveille les sentiments les plus troubles. En amoureux de la marche, Adatte investit également une certaine «géographie littéraire», à la fois existentielle et bien réelle. Ses auteurs fétiches sont Marcel Proust, Franz Kafka, Louis-Ferdinand Céline, William Faulkner et Thomas Bernhard. Au sommet en poésie, il cite Les Chimères de Nerval. Et quelques incontournables: Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire et Jaccottet. CO
Un homme simple
Ce matin on a incinéré Laure.
J'ai demandé que pendant une semaine au moins on me laisse absolument seul, hors de toute atteinte meurtrière par visite, téléphone, e-mail ou SMS. Ma fille et mon fils avaient l'air contrariés : ils pensent probablement que je leur dois des comptes, que ma dérobade est une fuite déguisée.
C'est possible. Je peux être lâche comme tout le monde. Mais qu'est-ce que ça change puisque je n'ai rien à leur dire ?
Tu n'avais pas vu ton médecin depuis près d'une année. La dernière visite s'était conclue sur un sourire du praticien : contrôles excellents, hygiène de vie apparemment irréprochable. Continuez, chère madame, la santé n'a pas de prix.
Tu n'a pas continué.
Avais-tu consulté ailleurs ? Affronté un diagnostic sans espoir, dont tu ne m'aurais rien dit? Difficile de l'admettre quand l'autopsie ne révèle rien d'autre que la dose mortelle des barbituriques absorbés.
Tu n'as pas laissé le moindre mot d'explication. C'est si cruel, cela te ressemble si peu que j'exclus une préméditation totale. Certes tu t'étais procuré ce qu'il fallait, depuis quand je l'ignore, mais c'est un coup de tête imprévisible qui aura décidé du moment.
Ma solitude brutale n'échappe pas à la règle : je te découvre partout parce que tu n'es plus là. A ton lever, à ton coucher, à la cuisine, à notre table, à ton fauteuil, à la lecture de tes livres, à l'écoute de ta musique. Plus jeune, plus belle, plus souriante. Illusion sans doute, mensonge inlassable du deuil à peine entamé.
A moins que seule l'absence dise le vrai, à moins que sans le savoir je t'aie quand tu vivais réduite à un fantôme ou à un corps utile mais inhabité. A cette pensée je crève la bulle de ton image. Tu te retires, la maison devient immense, un désert dont la seule, la dérisoire porte de sortie consiste à questionner le vide, à lui faire rendre raison de ta disparition.
Je n'ai pas trouvé le sommeil, sauf à l'aube, grâce aux somnifères qui avant de m'engourdir ont hélas évoqué d'autres pilules. Je me suis demandé si moi aussi… J'ai dû m'avouer que je n'étais pas prêt, sans savoir si l'emportait la peur ou un absurde résidu de vitalité. Quand je suis sorti de ma somnolence, le féroce questionnement de la veille a repris.
Je m'accroche d'abord à une idée simple. Reconstituer ce que j'ai partagé de ta dernière journée, ce sera peut-être un moyen d'approcher du vrai.
As-tu souri ce jour-là ? As-tu parlé plus ou moins que d'habitude ? As-tu mangé quelque chose? T'es-tu fâchée contre moi ? Où es-tu allée l'après-midi ? Et le soir, après ton Mahler et ma télé, avant la chose, avant l'entrée dans ta chambre mortuaire, tes dernières paroles, redis-les-moi je t'en supplie. Bonne nuit ? Ou Bonne nuit mon chéri ? Tu ajoutais mon chéri une fois sur deux, pour économiser le sens, m'expliquais-tu en plaisantant. Oui, Laure, en plaisantant. Mais ce soir-là, le dernier, était-ce un soir de mon chéri ?
Je ne sais pas si tu as souri, je ne sais pas si tu as parlé, je sais que tu as mangé parce que le contraire en face de moi je l'aurais remarqué, je ne sais pas si tu t'es fâchée, j'ai beau multiplier les téléphones je ne sais pas où tu es allée l'après-midi. Et je ne sais pas si ton dernier mot est nuit ou chéri . Je ne sais rien que Mahler et ta dernière escalope de veau.
Je suis anéanti. Est-ce que toi tu me connaissais mieux ?
En désespoir de cause, l'après-midi j'ai mis à sac toutes nos bibliothèques, découvert ton agenda où ne figuraient que des rendez-vous utilitaires, ta coiffeuse, un théâtre, tes amies. Mais je suis aussi tombé sur un cahier bleu à spirale que j'ai ouvert la trouille au ventre. Serait-ce ton journal ? Je ne le saurai jamais car tu en avais arraché les premières pages, une dizaine apparemment. Un mystère de plus. La suite du document m'a renversé. Tu avais griffonné au stylo bille des dessins recto-verso sur cinq feuillets. Des fleurs au cœur couronné de gros pétales, des soleils énormes tels qu'en dessinent les enfants, des couples de personnages violemment contrastés, les uns riant, les autres pleurant, et enfin, non je rêve, une image grossièrement érotique, un graffiti de pissotière. Au bas de la page tu avais écrit : Ça suffira comme ça. Et en effet le reste du cahier n'avait pas servi.
J'ai peur de comprendre, me force à détourner mon attention sur autre chose, d'abord un double scotch, puis un triple si je suis capable d'en juger, et une séance de pleurnicherie le nez dans nos albums de photos. Cette jeune femme au bord de la mer, je l'ai serrée entre mes bras, elle avait ce sourire, ce corps triomphant d'avant les grossesses, qu'elle n'a jamais vraiment reconquis. J'ai trop bu, je sens monter pour une morte un désir de papier, j'ai honte et cours ailleurs, aux derniers clichés où le visage de Laure apparaît tantôt grave, tantôt nimbé d'absence. Ah ! Ici elle semble gaie. Imbécile ! Tu ne vois pas qu'elle se force ?
Je n'en peux plus. Il me faut sortir de cette prison, interroger mes enfants, non, pas eux, ils se méfient déjà bien assez comme ça, non, plutôt Marianne, ta plus fidèle compagne. Demain si possible. Demain je serai présentable.
Elle a commencé par protester de son ignorance, mais s'est bientôt trahie. Elle aussi se questionnait durement, s'accusant de n'avoir pas pris davantage au sérieux les confidences de son amie. Des confidences ? Je suis tombé à genoux, j'ai montré le cahier à spirale, elle a compris mon désarroi, elle a parlé.
Je sais maintenant qu'aux yeux de Laure j'étais un homme simple, parfois bon, parfois non, parfois tendre, parfois non, mais simple à un degré difficilement concevable. Aux premiers temps qui avaient suivi notre rencontre, je voulais savoir qui elle était, je m'appliquais beaucoup parce qu'elle prenait visiblement plaisir à se livrer. J'aimais une fille originale, romanesque, un brin snobinarde. J'en étais tantôt flatté, tantôt inquiet. Et puis…
Et puis un jour est venu où j'ai dû croire qu'elle avait tout dit. Le temps, les enfants, le métier : le trio inflexible avait accumulé les sédiments, couvert les origines, tari les sources. On s'est mal défendus, pense Marianne, moi baignant dans la candeur, elle exilée de ses rêves. On a goûté aux petites joies, célébré les fêtes obligatoires, convié les copains, tourbillonné de la neige à la mer… Une vie de plus en plus lisse pour moi, de moins en moins rugueuse pour elle.
Mais les enfants sont partis, la retraite est arrivée. Vide sur vide et face à face, dit Marianne. Il paraît que ça me pose peu de problèmes, je vaque aux occupations que j'ai programmées, j'accède à un bonheur raisonnable. Laure, elle, s'effondre. Elle retrouve son ombre, ses doubles, des voix oubliées qui parlent d'un ailleurs, d'un autrement. J'avais compris quelques bribes de ces fantaisies trente ans avant. Maintenant j'ai le cuir intraitable, je bétonne mes acquis. Laure n'attaquera pas la forteresse.
«Mais on ne meurt pas pour ça, je me récrie. Et elle te disait tout. Ce n'est pas rien.»
Marianne hésite, avertit qu'elle va faire mal. Je réponds que ça ne peut pas être pire. «Bon, dit-elle, il y avait quelqu'un d'autre, un ancien collègue de travail que sa femme avait quitté, ou le contraire. Laure et lui se sont revus pour un pot de réconfort, sans arrière-pensée, a juré mon amie. Ils débordaient tous deux de choses à dire et se sont épanchés. Ça leur a plu. Alors ils se sont retrouvés une fois par semaine. Ça durait depuis trois mois. Tu n'as pas remarqué qu'elle allait mieux ? Non, évidemment. Moi si. Malheureusement il y a eu un dérapage.
Un jour, en fait il y a deux semaines, il a fini par l'emmener chez lui. Elle a dit oui sans remords parce que toi, quand ça vous arrive, c'est à peine si tu la regardes. Elle a voulu retrouver le désir dans les yeux d'un homme. Ils ont fait ce que tu penses, ou essayé.
Deux jours plus tard, elle recevait une lettre où il s'excusait d'avoir gâché leur belle histoire dans un moment de faiblesse. Ça lui semblait difficilement réparable : mieux valait se quitter.
Entre rage et chagrin, elle m'a dit crûment qu'il avait sans doute eu besoin de l' essayer au lit avant de refaire sa vie avec elle. Au plan des affects et de l'intellect il y avait de quoi tenir un siècle, mais il voulait s'assurer du reste. Simple contrôle, et le verdict : il en cherchera une autre, plus conne si ça se trouve, mais plus jeune.»
«Voilà, finit Marianne. Tu ne l'as pas tuée. Ce n'est pas ta faute si tu n'avais pas de quoi la sauver. Et puis, si elle avait réussi le test, je crois qu'elle t'aurait quitté.»
J'ai pris congé. Dans la rue où il fait sombre, j'hésite : bistro, boîte, cinéma ? Non, la maison, même s'il n'y a plus de Laure. Je m'y habituerai peut-être, moi l'aveugle, le sourd et le muet. Elle était, pour le dire simplement, un peu compliquée pour moi.
Marin, novembre 2007
Jean-Marie Adatte
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