Rafik ben Salah

Né en 1948 à Moknine, petite ville du Sahel tunisien, Rafik ben Salah obtient son baccalauréat à Tunis en 1967. Il poursuit ses études à Paris, où il passe en 1971 une licence en lettres à la Sorbonne et un diplôme de journalisme. Il s'installe alors en Suisse; il enseigne aujourd'hui le français et l'histoire à Moudon.

Son œuvre explore le thème des racines et de l'exil, qui est pour lui une manière de se trouver en porte-à-faux avec le réel. Rafik Ben Salah ressuscite et invente une Afrique du Nord pleine de bruits et de rumeurs, dans des textes au style épique et rythmé qui mêlent humour et tragique de façon souvent truculente.

Il a choisi d'écrire en français. Sa langue est à la fois très écrite et proche de l'oralité, truffée de savoureux néologismes – un travail sur la langue au cœur notamment de La Véritable histoire de Gayoum ben Tell , où il réécrit le mythe de Guillaume Tell à la sauce berbère.

«Je viens d'un pays où la langue est en chantier, un peu à l'instar du pays lui-même», dit-il dans la revue Viceversa , répondant aux questions de l'écrivain Jean-Michel Olivier. «Une conversation peut commencer en arabe tunisien, mais elle vire en permanence vers une autre langue (…). Chacun est donc toujours en position d'inventer sa langue.» Ses inventions à lui sont «une nécessité»: «Il s'agit de répondre à un ordre sémantique ou rythmique ou musical surgissant en moi et qu'il faut donner au lecteur francophone.»

Cet entretien, ainsi que l'inédit que nous publions ici, paraîtront dans le troisième numéro de la revue Viceversa littérature , disponible dès le 15 mai en librairie ou dès à présent auprès des Editions d'en bas (tel. 021 323 39 18, enbas@bluewin.ch).

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Panique ta mère

La mère du roi Bénabou souffrait de bercioune ou dépression, une mélalcoolie virulente, en vérité, sans que les remèdes barbaresques aient pu en venir à bout. Tous les aliénistes du royaume, les marabouts et les sorciers, convoqués et sommés de guérir, en étaient restés abasourdis et cherchaient encore leur voix, au moment où survenait l'événement à suivre.
Il y eut donc cet audacieux savant de l'âme, grand spécialiste en cycoulougia qui offrit avec prudence son diagnostic, après sept nuits sans sommeil.
«Il faut la marier, Majesté! Il lui faut ine dé ces brites avec ineinestrima dé céquante sântimitrou , Sid el Bey, a dit en français, par pudeur, l'homme originellement hippiatre, mais mandé comme aliéniste faute de mieux.
Voilà bien de l'embarras pour le monarque, qui dit cependant en feignant l'impudicité, mais en rougissant copieusement:
– Mais où trouver une telle prospérité caudale avérée, chambellan?
– Il n'y a que parmi le peuple des prisons, la masse carcérale, que la chose est possible, Sidi; les gardiens et les prisonniers entre eux ne peuvent manquer de nous être une précieuse source de renseignements.

L'on organisa donc la battue dans le sein des geôles, jusqu'à ce que la bête fût trouvée. On sortit l'homme de prison, sous couvert d'amnistie, la veille de l'Aïd, on lui fabriqua un curriculum vitae de combattant suprême sous l'infâme Roumi, on lui accrocha une Oussama ou médaille, pour ceux qui l'ignoraient, et on le déguisa en nouveau marié.
Le bon temps passant cependant sans repasser, hélas, Bénabou en éprouva vite l'âcre fumée, car la caduque mariée souffrait de nouveaux malheurs en bouffées et sa mine restait revêche et renfrognée; la rumeur trouvait que le mariage l'avait arrêchée ; touchez donc sa peau et vous verrez, disaient les verruqueuses langues du royaume!
L'on rapporta donc ces faits à Sa Houlette qui lança l'ordre d'amener le coupable, dans le Salon vert du palais, là où Hannibal en personne présidait au Divan.
Mais avant que d'arriver à cette solennité, Bénabou avait pris soin de sonder sa sombre mère sur les claires raisons de sa persistante obscurité et appris avec stupéfaction que l'homme, en dépit des hauteurs où il avait été mis, n'avait jamais condescendu à honorer son illustre épouse. C'était ainsi à cette époque bénie, avant l'arrivée des Arbis au pays de Didon, et la mère ne craignait pas de s'ouvrir à son fils de ses peines et de ses maléfices.
Bénabou en voulut connaître les arcanes.
Le roi des béni-oui-oui était enfin désobéi, et le monarque trahi assignait à comparaître le revêche mari.
C'est pour cette bonne raison qu'à Quart Hadesht, ce jour-là, le Palais Bleu ouvrait son Salon Vert au seul prisonnier jamais élevé au rang de conseiller, disait la docte voix des rues.
C'est naturellement le roi lui-même qui accueillit son hôte sur le seuil doré du palais. Un seuil en or massif, cent lingots posés en pavés, sur quoi chaque invité de haut rang était prié de s'essuyer les pieds, en signe de mépris des salissures de ce bas monde, selon l'expression en cours parmi les enfants de Didon.
Et ce mépris des biens de la terre devait être une vertu de nantis, selon le roi Bénabou qui s'était employé à s'enrichir abondamment, et à inciter son entourage à l'imiter sans scrupules de moralité.
Un seuil en or massif, brillant comme le soleil de Tanit, sur quoi le roi vit soudain un coulis verdâtre cataractant de la jambe gauche de son hôte dont le visage avait tourné au safran. Un joli contraste de couleurs avait d'abord dit le roi, avant de réaliser.
Reconnaissant néanmoins la fécaleuse émanation de son invité, le bon roi Bénabou agita un hochet en or tintinnabulant, auquel obéirent une horde de serviteurs en livrée qui s'emparèrent de l'excrémenteux, afin de le frotter au savon de Carthage.
Ce n'est que plusieurs heures plus tard, repas et sieste consommés, que l'homme répandu tantôt au sol du palais fut sommé énergiquement de s'expliquer sur sa scandaleuse défection maritale.
Voici ce qu'il répondit à Sa Houlette, selon les archives manuscrites du Palais, consultables quand tombera la nuit des temps, par le dieu des orages!
– Sid el Bey, le Seigneur de l'autel des parfums fasse durer ton règne sur les méprisables créatures que nous sommes! Par Baal Shamoun, j'ai écopé de trente ans de réclusion criminelle, pour la seule glissade que ma langue ait jamais commise, en écorchant un brin ton auguste nom dans un moment de satanique égarement! Alors, Sidi, j'ai tourné ma queue, euh, je veux dire, j'ai tourné ma langue sept fois, en me demandant ce que me vaudrait de devenir, même sous tes ordres, un NeTeMe, un Nique-ta-mère, et quelle mère, Sidi, pardonne-moi de désobéir, mon Bey, mais il ne me reste pas trente ans à vivre, par Anat! Fais donc sans moi, ô magnanime Augustesse!
Le lendemain, on harissait la bête sur l'esplanade du palais, pour lui ôter à jamais le goût de la bonne chair.
De nos jours encore, les jeunes chantent un curieux hymne aux NTM, dans les banlieues de Paris surtout, au risque de se faire hongroyer par l'affreux Nano Karchézy.

Rafik ben Salah
Au Grand café du Casino à Lausanne, le 28 octobre 2008.