retour à la rubrique
retour page d'accueil

Céline Cerny

Télécharger la page en PDF

 

Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Céline Cerny

Céline Cerny Née en 1975, Céline Cerny vit à Lausanne. Durant ses études de lettres, elle travaille dans une organisation non-gouvernementale et se rend fréquemment au Burkina-Faso. Après avoir été veilleuse dans un centre d'accueil pour personnes sans-abri, elle participe à différents projets scientifiques. Spécialisée en littérature romande, elle a notamment travaillé pour l'édition des œuvres complètes de Ramuz (Ed. Slatkine) et occupe actuellement un poste aux Archives littéraires suisses à Berne.

Elle fait partie de l'équipe de rédaction de la revue littéraire en ligne Coaltar (coaltar.net), où elle a publié plusieurs courtes nouvelles, et milite dans un groupe féministe lausannois.

Les deux récits que nous publions ici font partie d'un ensemble de textes en travaux qui ont été repérés dans le cadre du prix FEMS. Tous cherchent à transmettre, par l'écriture, la perception que l'enfant se fait du monde.

CO

 

  Les Pieds blessés

On jouait sur les escaliers du jardin près de l'école. Chacun notre tour, on sautait les marches; deux à la fois, puis trois, puis sur une jambe, les yeux fermés, à reculons. Trois marches sur une jambe à reculons les yeux fermés: au dernier saut, ma cheville s'est complètement tordue, évidemment. J'avais sept ans et j'étais fière, alors je n'ai pas pleuré. Après tout, j'avais réussi à passer les trois marches. Mais j'ai arrêté de jouer et j'ai pris le chemin du retour en boitant.
Arrivée chez moi, ma mère regarde mon pied qui a triplé de volume. J'ai peur de me faire punir et je ne pleure toujours pas. Comme il est hors de question de me remettre debout, toutes les deux nous attendons le retour de mon père. Il arrive, il se change et s'avance vers moi. Au bout de mes orteils, une chaussette un peu sale pendouille. Je suis un chiot penaud qui attend son verdict et mon cœur s'éclaire de joie quand je vois les yeux de mon père qui sourient. Il s'est accroupi devant moi pour tâter l'enflure avec douceur, il n'est pas fâché: je le vois bien aux petits plis de chaque côté de sa bouche. C'est un docteur magicien, qui souffle sur une plaie pour la faire disparaître. C'est lui qui nous donne des bonbons pour la gorge, nous frotte le dos avec du baume du tigre et frictionne nos oreilles quand le froid est trop piquant.
Il fronce un peu les sourcils, passe sa main dans mes cheveux en regardant ma mère et tous les deux décident qu'il faut aller à l'hôpital. J'aime leur air sérieux.
Je suis une enfant chérie qu'on emmène au service des urgences. Ma mère m'a emballée dans une couverture parce qu'elle me trouve un peu pâle. Il fait nuit, mais on sort quand même parce que je suis une personne importante et que mon père m'aime. Je le sens en train de m'aimer avec son sourire de papa utile, ses bras qui me tiennent contre lui, qui me portent avec force comme si j'étais une plume d'oiseau fragile. Il m'a soulevée sans effort du siège de la voiture et se dirige résolument vers l'entrée.
Je ne pense même plus à avoir mal et j'attends sagement dans la salle d'attente blanchie de néons. Le médecin me parle avec douceur et appuie sur mon pied jusqu'à faire venir les larmes dans mes yeux. Il faut mettre un plâtre que je garderai trois semaines, car les ligaments de ma cheville sont déchirés. Il me dit que je suis bien courageuse et qu'il faudra marcher quelques jours avec des cannes, ensuite je pourrais mettre sous mon pied une sorte de sabot. Dans les moments d'explication, les adultes ont parfois des sourires étranges.
Les béquilles sous un bras, mon père me porte à nouveau avec mon plâtre tout neuf qui pèse drôlement sur mon mollet. Je plonge mon nez dans son cou, juste sous l'oreille, là où la chaleur ne s'en va jamais, et je sens venir en moi la déception. L'aventure de mon sauvetage touche déjà à sa fin.
Le lendemain je reste à la maison car la douleur s'est réveillée. Ma mère m'a offert un livre: Belle et Sébastien. Je suis la petite fille la plus heureuse de la terre. Allongée dans mon lit avec le petit volume que je tiens fermement, que je plie, que je respire, je suis plus sage qu'une image. Une vraie statue d'enfant couchée, silencieuse et juste assez immobile pour ne rien remuer. Je suis ce qu'il faudrait que je sois: une fillette souriante qu'on peut montrer aux amis quand ils viennent nous rendre visite. «Regardez, on a installé notre statue d'enfant couchée dans la chambre. Elle est parfaite avec les rideaux, et puis elle prend très peu la poussière.»
Comment savoir? Comment savoir si au plus profond de moi, quelque part entre le cœur et l'estomac, quelque part entre les poumons, je sais que je dois être la plus calme, la plus silencieuse possible, jusqu'à la transparence, jusqu'à plus rien, pour plaire à mes parents? Comment savoir?
– Non, non ne vous occupez pas de moi, je vais lire seule dans ma chambre jusqu'à la nuit, jusqu'à la mort s'il le faut.

Chez nous les témoignages d'amour n'avaient leur place qu'en situation d'urgence. Blessure, coupure, grippe et varicelle; voilà mon père sur le pied de guerre, pommade et pansements à portée de main. C'est le moment idéal pour donner sans retenue. A la maison, personne n'était jamais bien malade. Qu'auraient fait nos parents alors? Avions-nous au fond de nos têtes d'enfants le désir secret d'avoir un grave accident? Juste pour voir allez, juste pour savoir enfin si mon père aurait alors passé sa vie à s'occuper de nous, à nous chérir, à nous câliner.
Lorsque nous allions faire une balade dans la montagne, ma sœur gambadait, sautillait et attendait comme moi le moment du pique-nique. Après le pain de seigle, les petits morceaux de fromage et de lard qui glissaient dans ma bouche entre plaisir et dégoût, il y avait l'incontournable moment des cloques. Ma sœur ne ratait jamais une occasion de tendre son petit pied blessé par la chaussure, où des ampoules gonflées d'eau la faisaient souffrir depuis des heures. Toujours vers le talon, là où le frottement est constant.
De son sac à dos en toile rouge, mon père sortait une pharmacie de secours en plastique brillant, fermée par un bouton pression. A l'intérieur: fil, aiguille, désinfectant, sparadraps, ciseaux, bande de gaz. On y trouvait aussi une pince à épiler (mon père est le spécialiste mondial de l'élimination des échardes), des aspirines et des sucres de raisin. Je me tenais assise à proximité, pour suivre l'opération, et mon regard ne quittait pas les mains de mon père. Après avoir cassé un morceau de fil à coudre entre ses dents, il le passait dans une aiguille qu'il chauffait avec un briquet pour qu'elle soit désinfectée. Puis il perçait l'ampoule, la traversait de part en part et laissait le petit fil à l'intérieur, afin que l'eau de la plaie s'écoule et que la peau commence à sécher. Formule magique qui marche à tous les coups. On verse ensuite sur le pied un peu de mercurochrome orangé, symbole coloré de l'épreuve surmontée. On recouvre le tout d'un sparadrap qui va lentement se glisser au fond de la chaussure durant le reste de la balade.
Ma sœur avait les yeux brillants de reconnaissance et de fierté. En récompense de notre bravoure, nous avions droit à une barre d'Ovomaltine qui nous collait aux dents et qu'on laissait fondre contre le palais tandis que reprenait la marche.
Nous étions alors deux petites chèvres aux pieds cloqués, nous dévalions la pente sur nos jambes neuves, les bras à l'horizontale.

***

Histoire vraie

Je suis une fillette de quatre ans couchée dans son lit. Je tiens serré dans mes bras une couverture de bébé, blanche à papillons bleus, que je ne quitte jamais. J'ai une chambre pour moi toute seule car mes frères ne sont pas encore nés.
Le soir ma mère laisse la porte entrouverte et un filet de lumière me rassure. Je m'endors en écoutant les adultes qui veillent. L'eau de la douche, les pieds nus qui font grincer le parquet, la vaisselle qu'on range, la télévision.
Je suis une fillette de quatre ans, tirée d'un profond sommeil par un éclat de rire, de verre brisé. J'aperçois une lumière rougeoyante qui vient lécher la couverture de mon lit. Le rire vient de la cuisine, sorti hirsute d'un fond de gorge. J'imagine une bouche aux dents fines et pointues. Combien sont-ils? Où sont mes parents? Mes pieds refroidis sont humides contre le drap. Et le rire continue, si puissant qu'il fait onduler la lumière jusqu'à moi. Il rebondit contre le carrelage, c'est la cuisine tout entière qui rit.
J'ai besoin de savoir. Alors, tout doucement, je descends du lit et je traverse la chambre à quatre pattes. Le couloir est flamboyant, je glisse à genoux sur le linoléum glacé. Mon cœur est descendu dans mon ventre, le rire fait s'agiter la terre. Il faut pourtant que je voie. Sans me lever, je passe la tête de l'autre côté de la porte. Je suis un animal traqué dans un pré blanc de neige.
Tout est à sa place, les pieds métalliques des chaises, le formica jaune du buffet avec son épais tiroir en bois. Assis à la table, le propriétaire du rire, immobile, une bouche ouverte sur un visage luisant. On dirait un masque de cuir teint et vernis. Un nez plat sous des yeux de chien qui regardent le plafond et ne me voient pas. Combien de temps encore? Au sommet de la tête sont plantées deux cornes noires et recourbées. Sa grosse main rouge tient un verre de vin. Et s'il tourne son visage vers moi, et s'il m'aperçoit? Ses yeux s'agrandissent, il pousse son cou dans ma direction, lentement.
Mais j'ai filé. Immobile sous la couverture, j'attends le jour.
Le lendemain, assise sur le seuil de la cuisine, je raconte à mon père ce que j'ai vu. J'ai les fesses collées contre la plinthe en bois, les yeux baissés d'angoisse rentrée. J'explique tout, plusieurs fois. Mon père dit que j'ai rêvé, il ne me croit pas. Au bout de quelques jours, je cesse d'en parler mais je n'oublie pas. On ne croit pas les enfants qui se réveillent la nuit. La chambre des parents est au bout du couloir, ils dorment la porte fermée.

Céline Cerny

 

Page créée le 29.10.10
Dernière mise à jour le 29.10.10

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"